Par Florence Weber
Le lecteur français de Marcel Mauss peut être à juste titre désorienté. Il est face à une œuvre émiettée, foisonnante, coupée en morceaux, restée l’otage de rapports de force anachroniques. Il ne peut consulter qu’en bibliothèque, ou en ligne (http://classiques.uqac.ca/), le seul ouvrage édité du vivant de Mauss, Mélanges d’histoire des religions, paru en 1909 en collaboration avec Henri Hubert et jamais réédité depuis 1929. Il peut croire que Mauss a rédigé un Manuel d’ethnographie, réédité en 2002 dans la « Petite bibliothèque Payot », alors même qu’il s’agit des notes de cours prises par Denise Paulme, dans un contexte scientifique obsolète, Mauss ayant conçu ce cours dans le cadre d’une stricte division du travail entre un savant compilateur et « une petite armée de travailleurs auxiliaires » (expression indigène que je dois au travail de Benoît de l’Estoile). Il ne sait rien du combat entre les deux éditeurs du célèbre recueil Sociologie et anthropologie, maintes fois réédité en poche : avec son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », Claude Lévi-Strauss y a imposé une lecture anthropologique et structuraliste, contre le sociologue Georges Gurvitch réduit à rédiger un bref « Avertissement » pour signaler la place éminente de Mauss dans l’école durkheimienne. Il ne sait rien non plus des raisons pour lesquelles les trois tomes des Œuvres de Mauss, parus chez Minuit en 1968 et 1969, et dont seul le tome 2 est encore disponible en librairie, sont incomplets : Victor Karady n’avait pas pu intégrer les articles publiés dans Sociologie et anthropologie, non plus que les textes politiques, qui sont aujourd’hui disponibles chez Fayard (Ecrits politiques). Enfin, il peut se procurer en poche Essais de Sociologie, recueil édité en 1971 sans introduction, regroupant quelques articles fondamentaux publiés par Mauss entre 1901 et 1934. Espérons que la publication séparée de l’Essai sur le don par les PUF (2007, coll. « Quadrige ») inaugure une meilleure politique de publication.
La situation est paradoxale. Pour le spécialiste comme pour l’étudiant, les textes en français sont disponibles en ligne, grâce au travail réalisé par l’Université du Québec à Chicoutimi. Mais comment s’y retrouver ? Entre 1899 et 1925, Mauss est passé de la sociologie des religions à l’ethnographie économique. Pourquoi ? Comment ? Il faut d’abord reconstituer la chronologie et, avec elle, le mouvement même de la pensée. Le célèbre texte sur le sacrifice, avec Henri Hubert, est paru en 1899 (Œuvres tome 1, chapitre 3). Peu après, en 1903, les mêmes Hubert et Mauss publiaient leur non moins célèbre travail sur la magie. Qui peut comprendre aujourd’hui les liens entre ces deux articles ? L’éditeur de Sociologie et anthropologie, en 1950, a cette phrase magnifique : « Quelques pages préliminaires ont été rapportées en appendice, joint à la fin de cette étude ». Ces trois pages en petits caractères justifient pourtant les raisons pour lesquelles l’école durkheimienne passe de l’étude du sacrifice, institution par excellence, à l’étude de la magie : comprendre la nature des rites en général, montrer « comment, dans la magie, l’individu isolé travaille sur des phénomènes sociaux » (S.A. 1950, p. 140). Mais c’est un autre article de Mauss sur la magie, et un article d’Hubert sur le temps, qui sont discutés en 1906 dans l’Introduction aux Mélanges (Œuvres tome 1, chapitre 1). En 1909, Mauss poursuit l’étude des rites dans sa thèse inachevée : La prière, manuscrit donné à l’éditeur Félix Alcan en 1909 et immédiatement retiré par l’auteur. Pour qui lit en détail ce manuscrit (Œuvres tome 1, chapitre 4), c’est alors que Mauss prend le tournant qui le conduira jusqu’à l’Essai sur le don : Mauss en arrive à une conception du rite qui laisse de côté les considérations religieuses, qui fait du « don aux dieux » un cas particulier du don en général, et du don entre les humains un condensé de rite social.
Le lecteur anglophone est mieux armé pour comprendre ce fil essentiel de l’œuvre de Mauss. Parce qu’il fallait traduire, et parce que les plus grands anthropologues anglais se sont engagés dans l’entreprise, il dispose de plusieurs ouvrages longuement commentés : plusieurs éditions de The Gift (préfacé par Evans-Pritchard puis par Mary Douglas), Sacrifice (préfacé par Evans-Pritchard), A General Theory of Magic, mais aussi plus récemment On Prayer (2004, Berghahn). Plus largement, le travail de Mauss n’a pas été séparé, outre-Manche et outre-Atlantique, de la réception faite à l’école durkheimienne. Les noms de ses premiers compagnons, Henri Hubert, Robert Hertz, y sont à juste titre presque aussi célèbres que celui de Mauss ; les liens entre la sociologie des religions et l’ethnographie y sont mieux compris ; sa pleine appartenance à l’école durkheimienne, aussi. L’œuvre de Mauss est un trésor inépuisable pour le dialogue entre disciplines, témoin dans le domaine de l’archéologie et de l’histoire des techniques le travail de Nathan Schlanger dans Techniques, Technology and Civilization (Berghahn 2006). On espère l’équivalent dans le domaine de la psychologie avec une réédition des principaux textes où Mauss dialogue avec les psychologues en montrant l’efficacité physiologique et psychologique des rituels.
Tout se passe comme si les incidents qui ont émaillé la publication et la réception posthumes de l’œuvre de Mauss en France avaient, dès 1950, contribué à opposer Mauss à Durkheim, l’anthropologie à la sociologie, l’anthropologie des sociétés primitives à celle des sociétés contemporaines qui, pour Mauss, s’appelle encore le folklore. Qui prête attention au titre que Mauss a lui-même donné au recueil d’articles de Robert Hertz, mort en 1915, publié chez Alcan en 1928 : Mélanges de sociologie religieuse et folklore ? L’image de Mauss en France est aujourd’hui brouillée par un double anachronisme. On a mis récemment en avant le militant socialiste, l’ami de Jaurès, l’observateur critique du bolchevisme, et les liens entre sociologie durkheimienne et socialisme, alors même qu’il nous est difficile de comprendre aujourd’hui le contexte politique, une partie des socialistes de l’entre-deux-guerres, y compris des proches de Mauss, ayant rejoint dès 1934 les mouvements d’extrême droite puis le gouvernement Pétain. On lui prête la paternité d’un paradigme du don opposé au marché, on l’associe à l’acronyme du Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences sociales (Mauss) – certes respectable, mais dont le lien avec l’œuvre de Mauss est bien lâche.
Source Edition PUF