La démocratie a-t-elle vraiment besoin du journalisme?

Dans son livre désespérant sur l’avenir du journalisme, Losing the News: The Future of the News That Feeds Democracy (Perdre les news: l’avenir des infos qui nourrissent la démocratie), Alex S.Jones s’inquiète de la lente décadence des supports traditionnels d’information – journaux télé ou radio, hebdomadaires et quotidiens (principalement les quotidiens) – et du fait qu’elle puisse aboutir à un affaiblissement radical de la démocratie.

Selon Jones, ces démodés capteurs et distributeurs d’ «informations vérifiées» constituent le «noyau dur de l’information» et maintiennent notre démocratie en vie en alimentant tous les autres médias qui en dérivent. Sans ce noyau, aucun éditorialiste, chroniqueur, champion des tribunes libres, blogueur, présentateur de talk-show, ou même aucun agrégateur ne saurait quoi dire. Sans ce noyau, redoute Jones, le public ne saurait pas grand chose des intentions des gouvernements, des entreprises, des politiques ou des nantis.

Les nouvelles formes de journalisme peuvent éviter que le noyau ne se désagrége, écrit Jones, mais il ne croit pas vraiment aux «journalistes-citoyens» ou à la réinvention des médias traditionnels pour stopper l’arrivée prochaine de l’apocalypse médiatique. En général, il faut de l’argent pour faire du bon journalisme, et Jones d’exposer le modèle économique qui a fait naître ce noyau – un modèle aujourd’hui en miettes – et qui a généré pendant des décennies d’immenses profits assurant le maintien de correspondances régionales, étrangères ou à Washington, de bureaux d’investigation et tout ce que nous associons avec le journalisme de qualité.

Ce n’est pas parce que Jones dirige le Shorenstein Center on the Press, Politics, and Public Policy, à l’Université d’Harvard qu’il est pour autant une grosse tête qui se languirait d’un quelconque Eden journalistique perdu. Il vient d’un clan de propriétaires de presse de Greeneville, Tennessee, a été, dans le même État, gérant du Daily Post-Athenian d’Athens, et a couvert des sujets sur la presse – entre autres sujets – pour le New York Times. Autres points clé de son CV: il a décroché un Prix Pulitzer, a présenté des émissions sur la presse sur NPR et PBS, a été professeur de journalisme à l’Université de Duke et, avec Susan E. Tifft, a publié deux éminentes histoires de journaux: The Patriarch: The Rise and Fall of the Bingham Dynasty (1991) et The Trust: The Private and Powerful Family Behind the New York Times (1999). L’encre n’est pas seulement le sang qui coule dans les veines de Jones, c’est aussi l’air qui entre dans ses poumons.

Le journalisme de qualité, semble dire Jones dans Losing the News, permet de soutenir la démocratie en donnant aux lecteurs les informations vitales dont ils ont besoin pour voter intelligemment et s’engager en tant que citoyens. J’écris à dessein «semble», parce qu’après avoir lu le livre deux fois et pris toute une caisse de notes, je ne peux pas dire avec certitude si Jones croit vraiment que la presse telle que nous la connaissons est vraiment essentielle pour la démocratie. Si cette presse «nourrit» réellement la démocratie, comme le sous-entend son titre, les arguments qui soutiennent sa thèse ne sont qu’indirects.

Bien sûr, Jones remarque que la majorité des journalistes pense que la démocratie serait affaiblie si ce que nous appelons le journalisme de qualité disparaissait. Ce n’est pas étonnant. Les journalistes, vôtre dévoué serviteur y compris, ont une très haute estime de leur travail. Il montre, assez efficacement, comment des moments illustres de l’histoire de la presse (comme lors du Watergate, du mouvement des droits civiques, du Vietnam, des écoutes téléphoniques de la NSA) ont été bénéfiques pour la société. Mais pour des raisons que je ne peux que deviner, il évite de dire clairement comment ce journalisme de qualité nourrit la démocratie en faisant que les gouvernements restent honnêtes, en aidant les électeurs à prendre des décisions éclairées dans l’isoloir, ou en encourageant l’engagement politique.

La «nature exacte» de ce que perdrait la société si le journalisme de qualité venait à manquer, écrit Jones, demeure «floue» – une bien jolie esquive. Si Jones n’astique pas plus son argumentation et s’en tient à la classique tirade presse-de-qualité-égale-démocratie-vivace, c’est peut-être qu’il est impossible d’en dire plus. Aux États-Unis, la démocratie a prospéré au XIXème siècle, bien avant que ce que nous appelons «journalisme de qualité» soit inventé. Entre 1856 et 1888, alors que la plupart des journaux étaient des daubes contrôlées par, ou à la botte de partis politiques, la participation électorale lors de scrutins présidentiels avoisinait les 80%. Comparez avec les 55,3% et 56,8% des élections présidentielles de 2004 et de 2008.

Je ne vais pas accuser le journalisme de qualité de pourrir l’impulsion démocratique mais tant que Jones esquivera la question, je le ferai aussi. Est-il possible que ces articles de fond qui dévoilent les fautes et les gâchis gouvernementaux – le type d’informations que Jones et moi préférons aux pages people, sports, jeux et B.D. – n’encouragent ni l’activisme ni la participation? Est-il possible que de tels exposés* finissent par altérer l’image que le public se fait de la démocratie et des autres institutions?

Sans faire le fourbe, on peut néanmoins se demander si le journalisme de qualité est l’outil le plus pertinent pour stimuler la démocratie. Les défenseurs de la démocratie participative et de la responsabilité gouvernementale devraient utiliser plus intelligemment leur temps à réformer les instances officielles. Par exemple, est-ce que le vote de lois permettant une liberté d’accès aux documents administratifs et la publication sur le Web d’informations et de procédures gouvernementales non-classées ne seraient pas plus utiles à cette fameuse responsabilité que le sauvetage du Minneapolis Star Tribune ou du Detroit News?

Comme Jones le concède, seule quelques pages des journaux de qualité – environ 15% – comportent le type d’informations essentielles qu’il considère si précieuses pour la démocratie. Le reste est fait de publicité et d’ «informations mollasses qui plaisent à la masse: les chroniques, la B.D., les gadgets, les éditos, les pages loisirs, people, etc.» Tel est ce goût «limité» de la masse, selon les termes de Jones, pour l’information essentielle semblant diminuer – sans les détruire – les avertissements de Jones concernant la rupture de la presse et de la démocratie, et ses résultats tragiques.

Les journaux impriment des informations de qualité de la même manière que les restaurants servent des légumes: l’information de qualité est bonne pour vous, et il est du devoir des journaux de vous proposer ce qui est bon pour vous. Mais aucun restaurant ou journal ne punit les clients qui se moquent de ces plats sains. A la façon dont il se tourmente, je suspecte Jones d’être réellement embêté, non pas la mort des journaux, ou même par la diminution de la démocratie, mais par la disparition éventuelle de ce petit pourcentage de contenu que lui et d’autres élitistes (comme moi!) surestiment par-dessus tout.

On ne perd pas complètement de vue, dans Losing the News, l’idée selon laquelle quelque chose de terrible, de merveilleux et, oui, d’extrêmement démocratique, germe actuellement dans le terreau des médias mourants. Il garde toujours cette peur conservatrice d’Internet, et se fait du souci sur son nouveau public, à l’attention fragmentée, exigeant plus de vitesse, d’impertinence, de subjectivité et de grossièreté. Mais, pour Jones, il n’est pas impossible de voir les normes journalistiques qu’il respecte y prendre racine.

Même si Jones reconnaît que les amateurs qui ont conçu la vidéo de 60 Minutes II sur les états de service militaire de George Bush ont humilié les professionnels de la toute puissante CBS News, il pourrait accorder plus de crédit à Internet. Josh Marshall de Taking Points Memo n’a-t-il pas décroché un Polk Award pour son reportage sur les révocations de procureurs fédéraux? Et cette semaine, le New York Times a cité en exemple VAwatchdog.org pour son article sur les primes excessives distribuées par le Département des Anciens combattants.

Grâce au Web, les légumes servis par le New York Times, le Washington Post, et d’autres vénérables ou plus jeunes institutions sont consommés par des millions de consommateurs d’informations supplémentaires, comme jamais auparavant. Qui sait? Peut-être que le public du journalisme-salade est bien plus important que ce que Jones ose imaginer, et que la démocratie est saine et sauve.

Avertissement: Le Shorenstein Center dirigé par Jones m’a invité par deux fois à Cambridge, Massachusetts, et m’a offert une nuit d’hôtel en échange de ma participation à des colloques sur le journalisme. J’ai aussi participé à deux déjeuners du centre à Washington. Je n’ai pas été acheté par le centre, juste loué.

* en français dans le texte

Jack Schafer

Source Slate.fr : 06/09/2009

Voir aussi : Rubrique Médias, rubrique Société,