« Dans un roman, tout se joue sur le temps. »

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Le prix Goncourt des lycéens 2010 pour Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Mathias Enard, était l’invité de la librairie Sauramps pour évoquer son dernier livre. Court roman par sa taille, grand par son contenu, L’alcool et la nostalgie, nous embarque avec Mathias à bord du Transsibérien pour accompagner le cercueil de son ami décédé à l’autre bout de la Russie.

Ce roman s’inscrit-il dans un contexte particulier ?

« Oui, au départ c’était une commande de France Culture dans le cadre de l’année de la France en Russie qui a donné naissance à une fiction radiophonique diffusée en juillet 2010. Je me suis embarqué dans le Transsibérien à Moscou pour rejoindre Novossibirsk. J’étais avec des comédiens et j’écrivais le texte au jour le jour. L’expérience a duré trois semaines. J’étais censé produire un récit de voyage mais je ne sais pas écrire des livres de voyages.

On découvre un faux livre de voyage où la traversée de la Russie vient nourrir le récit…

Je me suis naturellement réfugié dans la fiction. C’était mon premier voyage en Russie. Mais j’ai eu l’occasion d’apprendre la langue russe et je connaissais le pays à travers la littérature, et la musique. J’avais l’étrange sentiment d’avoir lu et entendu l’espace que je découvrais en fait pour la première fois. J’ai mis mes impressions au service d’un dispositif fictionnel.

Mathias, Jeanne et Vladimir, les trois personnages du livre, ont une psychologie plutôt complexe…

Ils me sont venus alors que je me promenais à Moscou. Je suis tombé sur un jeune couple de très jeunes drogués dans un tunnel pour piétons. Par la suite, la trame s’est élaborée pendant le voyage. Elle est liée à l’isolement du voyageur dans son wagon. C’est un très long voyage. On s’endort et l’on se réveille et l’on s’endort encore, et ainsi de suite durant des jours avec le paysage qui défile. Les conditions sont propices aux drogues et aux rêveries.

Vos trois héros métaphysiques et fragiles entretiennent une relation passionnée et dangereuse. Ils n’ont connu ni la révolution ni la guerre et semblent rêver de courage. Un aspect que l’on retrouve dans votre œuvre…

J’appartiens à cette génération qui n’a connu ni la guerre, ni les révoltes sociales comme celle de 68, une génération où la passion idéologique est moins forte. Dans mes romans, il y a  quelque part une volonté de réenchanter le monde, de remettre certaines choses en lumière. C’est peut-être lié à cette volonté d’engagement. En ce moment, je suis avec intérêt ce qui se passe  sur l’autre rive de la Méditerranée.

Vous qui avez vécu en Syrie, en Tunisie et en Egypte, comment décryptez-vous ce mouvement citoyen, révolte ou révolution ?

En Egypte, je pense que c’est plutôt une révolution. Les choses ne seront jamais plus comme avant. On ne reviendra pas en arrière. C’est la fin du régime des héritiers de Nasser. La fin d’une époque, les révolutions des années 50 ont échoué.

L’alcool et la nostalgie, évoque des films comme Jules et Jim, Ceux qui m’aiment prendront le train ou encore Dead Man. Le voyage en lui même s’apparente à un  grand travelling. Quel est votre rapport au cinéma ?

De nos jours l’image est omniprésente mais l’écriture est très différente du cinéma. Le roman est un espace où tout se joue sur le temps. Il offre des possibilités multiples, on peut faire des descriptions brèves ou rapides, choisir le rythme, jouer sur plusieurs espaces temporels. Le rapport au temps d’un narrateur est plus complexe qu’au cinéma où l’on est dans l’instant. En littérature il faut tout construire ».

Recueilli par Jean-Marie Dinh

L’alcool et la nostalgie, éditions inculte, 13 euros.

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