L’Algérie va-t-elle rater le coche ?

 

Boualem Sansal

Le monde arabe de papa est mort, on se félicite chaudement. Soyons modestes, disons qu’il se meurt. Il sera fini lorsque tombera le dernier dictateur et que sera brisé ce machin absurde, l’Arabie Saoudite, club de faux princes arrogants et cruels, qui se pose en gardien de la mythique race arabe et du véritable islam, et que disparaîtra la Ligue arabe, club fantoche mais combien pernicieux avec sa vision raciale et raciste du monde. A ce stade l’affaire sera réglée, on aura arraché la racine, on tournera la page et on tentera de rattraper le temps perdu et d’échapper définitivement aux travers de ce monde : le passéisme, la folie des certitudes et l’imprécation. Et on aidera pour que meure cet autre monde, celui des ayatollahs et des talibans, là-bas en Asie. On balaie partout, ou ce n’est pas la peine.

Mais en vrai rien ne sera réglé tant que la question arabe, mélange d’islam, d’islamisme, de nationalisme, de panarabisme, de terrorisme, d’émigration, et autres ombres au tableau, hante les arrière-pensées des Occidentaux. Il faudrait aussi qu’ils cessent de penser que la démocratie et le droit leur appartiennent et qu’il leur revient de les dicter, agissant ainsi comme les princes et dictateurs arabes qui se sont convaincus que tout, la langue arabe, l’islam, son prophète, les peuples et les terres arabes, le pétrole et l’avenir du monde leur appartiennent et qu’il leur revient de convertir les mécréants ou de les tuer.

La question se pose : si le monde arabe de papa tombe, le monde arabe que les Occidentaux portent dans la tête va-t-il tomber aussi ou vont-ils le garder pour les besoins de leur vision du monde ? Le monde arabe peut-il se transformer de lui-même et échapper au scénario écrit par l’Occident ? Lui-même verra-t-il l’Occident autrement que comme un monde de mécréance et de manipulation ? Moi, je ne sais pas répondre à ces questions, sauf à dire qu’il faut en finir avec tous ces mondes qui se regardent en chiens de faïence, qui finalement n’existent que dans et par le regard méprisant de l’autre et l’échange de mauvais procédés. Ce sont des questions pour les philosophes, ils pourraient se démener et nous dire si les choses existent par elles-mêmes ou si elles ne sont que des arguments de vente qui naissent de la confrontation d’idées fausses. Il faut des philosophes courageux qui ne craignent ni les tyrans ni les fous qui mènent le monde au crash. S’il faut par exemple parler de la place de l’islam dans l’Etat et la société, ils devront le faire en toute clarté et simplicité. Y en a-t-il dans l’avion ? Il y a urgence car le diable ne dort jamais longtemps et les révolutions se dévoient comme rien. La fin des dictatures soulève des montagnes de questions existentielles.

Parlons un peu de l’Algérie. Je sais qu’on se demande ce qui se passe. L’Algérie est un pays révolutionnaire prompt à bondir, or voilà qu’il ne bouge pas. Les Algériens sont-ils déjà morts, tués préventivement ? Pourquoi ce silence, alors que de Nouakchott à Manama la bataille fait rage et que les tyrans capitulent l’un après l’autre. Même la police n’en revient pas : les 12, 19 et 26 février, jours de marches organisées par l’opposition, elle avait sorti 35 000 hommes, les meilleurs, suréquipés, gonflés à bloc, car s’attendant à un tsunami de hooligans. Et qu’a-t-elle vu ? Rien d’effrayant, un petit groupe de personnes d’âge mûr, bien mis, polis, les matraques leur en sont tombées des mains. Il faut dire que le vieux Bouteflika avait pris les devants. Cela faisait des semaines, depuis la fuite de Ben Ali, qu’il arrosait à tout-va. Ce sont des millions de dollars qui coulent du robinet jour après jour. Si on ne s’enrichit pas en ce moment avec papa Bouteflika, on ne s’enrichira jamais, c’est l’astuce du jour, elle brille au fronton des administrations, ouvertes en priorité aux jeunes, aux diplômés chômeurs, aux sans-logis, à tous les mécontents. Il a écrasé son orgueil de chef d’Etat et s’est pris d’amour fou pour ces fainéants, comme il les appelait hier. Il ne travaille que pour eux, les annonces budgétaires se succèdent à feu roulant. Le bonheur revient, la révolution recule. Le prix du pétrole grimpe, ça va, le pays ne sera pas ruiné tout de suite même si l’inflation accourt.

Est-ce tout ? Qu’en pense Toufik (1), le grand patron de l’Algérie ? Va-t-il laisser faire ? Est-il derrière les marches d’avertissement à Bouteflika ? Va-t-il le garder comme bouclier, chiffon rouge, attendre que son cancer l’emporte, qu’il démissionne ? Qu’en pense la DST en France, alliée stratégique du DRS (2), a-t-elle encore besoin de M. Bouteflika et sa concorde foireuse ? Si oui, pourquoi le terrorisme, s’étant déplacé au Sahel, ne sévit-il plus en Algérie que sur commande, comme piqûre de rappel ? Et M. Sarkozy, pourquoi le soutient-il encore (3), puisqu’il vient de dire que l’hypothèse islamiste a vécu et la Françafrique aussi ? Ne voit-il pas que l’homme est une potiche qu’on laisse jouer au dictateur pour cacher les vrais pouvoirs, les vrais enjeux ? On sait qu’Obama déteste Bouteflika et Sarkozy, mais ira-t-il jusqu’à actionner l’ANP (4), l’autre grand patron de l’Algérie, pour les sortir du jeu ?

Qui va gagner ? C’est opaque, le jeune Algérien veut savoir avant d’aller mourir dans les rues d’Alger. D’un autre côté, Tunis, Le Caire, Benghazi, Manama, Sanaa, le font rêver, les jeunes s’y battent comme des lions, il fait corps avec eux, via Al-Jezira. La révolution c’est beau, les peuples n’ont qu’elle pour exister, mais la révolution, comme les trains, n’attend pas. De ceux qui ratent la chance de leur vie, on dit ici : «Bobby les a mangés.» Bobby, c’est le chien de garde.

 

Boualem Sansal (écrivain algérien)

 

(1) et (2) Le général major Toufik est le patron du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), les services secrets, cœur battant du système politique algérien.

(3) Sarkozy avait déclaré durant la présidentielle algérienne de 2008 : «Je préfère Bouteflika aux talibans à Alger.» Il s’adressait évidemment aux généraux algériens, les faiseurs de rois, lesquels s’exécutèrent, après accord de confirmation de la CIA. Bouteflika eut son 3e mandat, avec un score de 94%.

(4) L’Armée nationale populaire, autre cœur battant du système politique algérien.

 

Voir aussi : Rubrique Algérie,