«A Clichy-sous-Bois, les policiers ont trompé les pouvoirs publics»

Manifestation à la mémoire de Zyed Benna et de Bouna Traoré le 27 octobre 2007 à Clichy-sous-Bois. photo AFPS de Sakutin

Mes Mignard et Tordjman, avocats des familles, réagissent au renvoi de policiers en correctionnelle :

L’enquête aura duré cinq ans. Le 27 octobre 2005, trois jeunes poursuivis par la police se cachaient dans un transformateur EDF. Bouna Traoré, 15 ans, Zyed Benna, 17 ans, y décédaient électrocutés à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Le troisième, Muhittin Altun, 17 ans, s’en sortait grièvement blessé. Les juges d’instruction de Bobigny Claire d’Urso et Marc Sommerer ont ordonné, vendredi, le renvoi de deux policiers devant le tribunal correctionnel pour «non-assistance à personne en danger».

En septembre, le parquet avait requis un non-lieu en leur faveur. Mes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, avocats des familles et du jeune Muhittin Altun, décryptent l’affaire.

Pourquoi l’enquête a-t-elle duré cinq ans, pour des faits apparemment assez simples ?

Les faits auraient été simples s’ils n’avaient pas été toujours contestés par une majorité de fonctionnaires de police concernés par l’intervention sur le site ce jour-là. Ayant menti, les policiers ont contribué à tromper les pouvoirs publics sur le sens de ce qui s’était passé. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, entérine les premiers rapports de police, qui sont par la suite complètement contredits par l’enquête de l’Inspection générale des services. Sur deux aspects majeurs : d’abord, il y a bel et bien eu course-poursuite jusqu’à un lieu très dangereux, à savoir le site électrique, et ensuite il n’y avait pas d’infraction à l’origine de cette course. Pendant trois ou quatre jours, toutes les autorités judiciaires et politiques continuaient à maintenir contre toute évidence qu’il n’y avait pas eu de course-poursuite. Or quatorze fonctionnaires de police avaient poursuivi les adolescents.

Est-ce qu’en s’emparant du dossier les politiques n’ont pas faussé le jeu et dessaisi le monde judiciaire ?

Dans ce dossier, comme dans celui de Villiers-le-Bel [où deux jeunes sont morts après avoir été renversés par une voiture de police en 2007, ndlr], le pouvoir politique avalise, en étant désinformé, les dires des fonctionnaires. Puis l’émeute est là. La question n’est plus du tout de connaître la vérité. Mais d’échapper à un discrédit public. Tout en sauvant la face des policiers. Dès le premier moment, seul le procureur de la République aurait dû s’exprimer, or le ministre de l’Intérieur lui confisque la parole. Nicolas Sarkozy a parlé avec légèreté, sans vérifier. Nous ne croyons pas qu’il ait voulu cautionner ce qu’il croyait être un mensonge. Le procureur n’ouvre pas d’information, et il est dessaisi au profit de sa hiérarchie, et du ministre de l’Intérieur et son directeur de cabinet, Claude Guéant. Désigner un juge, c’était déjà reconnaître que la thèse policière n’était pas si certaine que cela.

Mais, quand il a été informé, le ministre de l’Intérieur n’a pas rectifié…

Huit jours après, nous le rencontrons avec les familles, il est en possession de l’enquête menée par l’Inspection générale des services. Il attire notre attention sur le fait que les policiers ont pris position à l’entrée du cimetière de Clichy.

Il reconnaît l’encerclement…

La course-poursuite… c’est-à-dire la BAC [brigade anticriminalité] qui poursuit les adolescents, et l’unité de police qui prend position au cimetière et leur barre la route. Pour échapper à la police, les jeunes n’avaient donc plus d’autre solution que de pénétrer sur le site EDF qui est à côté du cimetière. Ce jour-là, Nicolas Sarkozy nous annonce, mais l’émeute s’est étendue sur tout le territoire, qu’une information judiciaire va être ouverte. Le basculement intervient avec la retranscription partielle du trafic radio. On y découvre cette phrase d’un policier : «S’ils sont entrés sur le site, je ne donne pas cher de leur peau.» Cet élément contraint le pouvoir politique à ouvrir une instruction. Le soir de la nomination du juge, les émeutes s’arrêtent à Clichy. Un statut de victime est reconnu aux familles.

Ce statut de victime est toujours contesté par le parquet lorsqu’il requiert un non-lieu…

Aux familles ainsi qu’au survivant, Muhittin Altun. L’avocat d’un des policiers a même demandé sa mise en examen. C’était une vraie entreprise de destruction psychologique. Les juges, heureusement, ont balayé la demande. Muhittin Altun est dans un processus morbide, sans suivi psychiatrique, se demandant pourquoi il n’est pas mort. Lors d’une reconstitution, il découvrira aussi que les policiers de la BAC qui le contrôlent constamment dans la ville sont ceux qui l’avaient poursuivi en octobre 2005. Il ne le savait pas, mais les policiers si. La lenteur du parquet est elle aussi problématique dans ce dossier. Qu’est-ce qu’on attend ? Que les gens oublient ? Que Muhittin Altun disparaisse ? Que plus personne ne demande de compte ? C’est le choix de l’oubli qui a été fait par l’autorité de poursuite. Heureusement, les juges ont tenu bon.

Lundi, un policier a été mis en examen dans l’affaire Villiers-le-Bel…

On peut espérer que c’est l’amorce d’une prise de conscience de ce que la restauration de la loi dans les quartiers passe aussi par la prise en considération de la souffrance des jeunes et de leurs familles, et que l’on ne doit pas systématiquement mépriser leur parole lorsqu’elle est mise en balance avec celle des fonctionnaires de police.

Libération

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