Au mois d’octobre 2018 se déroulent des élections générales au Brésil, permettant d’élire le président, les gouverneurs des États, les députés fédéraux, deux tiers du Sénat et les députés des Etats fédérés. Le premier tour des élections a lieu le 7 octobre 2018, et le second tour trois semaines après, le 28 octobre 2018. L’OPALC, en partenariat avec les centres de recherche CEVIPOL et AmericaS de l’Université Libre de Bruxelles, réalise une enqête électorale pour évaluer les logiques du virage conservateur dans des quartiers populaires de Rio de Janeiro et São Paulo.
Par Frédéric Louault
Professeur de science politique à l’Université Libre de Bruxelles (CEVIPOL & AmericaS)
A la veille d’une élection cruciale, et dans un contexte de crise économique et politique, la société brésilienne apparaît profondément clivée. Il faut remonter aux années 1950 – 1960
pour retrouver un tel climat de tension. Cette période avait été marquée par un attentat contre le dirigeant d’extrême droite, Carlos Lacerda, puis par le suicide du président de gauche, Getúlio Vargas, en 1954. Elle s’était clôturée par le coup d’Etat de 1964, qui avait plongé le pays pour deux décennies dans un régime militaire.Le Brésil est aujourd’hui rattrapé par le polarisation et la violence politique. Un climat essentiellement entretenu par le candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle, Jair Bolsonaro. Connu pour ses provocations outrancières et son discours haineux , il fait peu de cas des principes démocratiques et des droits humains. Le 4 septembre, en pleine campagne électorale; il appelle publiquement à fusiller « lesmilitant du Partis des travailleurs ( PT, au pouvoir entre 2003 et 2016). Deux jours plus tard , il est lui-même victime d’une attaque au couteau qui lui vaut trois semaines d’hospitalisation .
A quelques heures du scrutin, Bolsonaro caracole en tête des intentions de vote. Plus du tiers des électeurs s’apprêtent à lui donner leur vote. Certains observateurs évoquent même sa possible élection dès le premier tour , même si ce scénario apparaît très peu probable.
Comment comprendre un tel phénomène , alors que l’extrême droite était absente du paysage électoral depuis le retour à la démocratie en 1985 ? Assommés par la crise économique, abasourdis par les scandales de corruption, dégoûtés parleurs élites politiques et aveuglés par une campagne de désinformation, les Brésiliens sont déboussolés. Au point de perdre leur capacité de discernement ? Au point de confondre vote de rejet, vote utile et vote de déraison ?
Deux facteurs principaux se conjuguent pour expliquer la percée de Bolsonaro : le rejet
duPT par une partie de la population et la faiblesse de l’offre politique de droite. Ainsi, nombre d’électeurs s’apprêtent à voter pour Bolsonaro dès le premier tour sans autre motif qu’empêcher le retour du PT au pouvoir. Un front antirépublicain se structure, rassemblant un électorat qui se reconnaît dans les valeurs portées par Bolsonaro et les tenants d’un surprenant « vote utile » pour l’extrême droite. Qu’il soit stratégique et/ou idéologique, cetattrait pour Bolsonaro imprègne tous les secteurs de la société et toutes les régions du Brésil.
Trois types d’électeurs incarnent cela . D’abord les anti – PT de la première heure et leur progéniture, que l’on retrouve essentiellement dans les catégories sociales les plus aisées
. Ceux-ci font de Bolsonaro le nouveau héraut de la lutte contre une gauche qu’ils qualifient de « communiste ». Déçus par une droite traditionnelle qu’ils jugent trop molle et incapable de s’incarner dans un candidat compétitif , ils comptent maintenant sur Bolsonaro pour finaliser le travail de destruction du PT, engagé en 2016 avec la destitution de Dilma Rousseff puis prolongé en 2018 par l’emprisonnement de Lula.
Le second groupe agglutine des déçus du PT, issus des classes moyennes urbaines et présentant un niveau d’éducation élevé . Beaucoup avaient voté pour Lula en 2002 – ou ont vu leurs parents le faire – mais se sont sentis trahis par la politique menée par l’ancien président. Ils reprochent au PT d’avoir embrassé un système politique qu’il prétendait réformer et d’avoir institutionnalisé la corruption. Ils lui reprochent aussi d’avoir gouverné pour les élites économiques et de n’avoir redistribué les fruits de la croissance qu’ aux populations les plus pauvres, à travers des politiques d’assistance.
Ces classes moyennes considèrent enfin le PT responsable de la crise actuelle, qui les affecte durement. Leur rancœur est si forte qu’ils sont maintenant prêts à voter pour Bolsonaro par simple pragmatisme , même s’ils rejettent certaines de ses positions politiques ( intolérance, misogynie, homophobie, privatisations, etc.).
Bolsonaro puise enfin une partie de ses soutiens dans les secteurs populaires, qui ont paradoxalement bénéficié des politiques publiques mises en œuvre par le PT entre 2002 et 2016. Face aux incertitudes actuelles, nombre de ces électeurs se laissent séduire par son discours sécuritaire, son style direct – pour ne pas dire caricatural – et sa manière simpliste de présenter les enjeux . Mais beaucoup partagent aussi certaines de ses valeurs, relayées par des églises évangéliques elles – mêmes très présentes et influentes dans les quartiers pauvres.
Finalement, la montée en puissance décomplexée de l’extrême droite est aussi liée à l’impotence de la droite dite républicaine, principalement incarnée par le Parti de la social –
démocratie brésilienne (PSDB). Une droite incapable de provoquer une alternance électorale ( battue en2002, 2006, 2010 et 2014). Une droite qui a ensuite adopté un comportement très peu républicain, refusant le verdict des urnes en 2014, puis n’hésitant pas à bafouer les principes constitutionnels pour destituer Dilma Rousseff en 2016.
Après avoir brutalement accaparé le pouvoir et contribué à cliver la société, cette droite s’est avérée incapable de sortir le Brésil de la crise entre 2016 et 2018. Décrédibilisée par son piètre bilan, elle est maintenant inaudible et impuissante face à la poussée extrémiste. Nombre d’électeurs de droite, et même du centre droit, se tournent maintenant vers Bolsonaro. En fermant les yeux sur les éléments les plus nauséabonds de son projet politique. En espérant que sa capacité d’action serait limitée s’il venait à gouverner le pays. Et en essayant de se convaincre que son élection ne mettrait pas en péril les derniers piliers de la démocratie brésilienne.
C’est là une stratégie risquée, déraisonnable même, tant le mépris de Bolsonaro pour la démocratie est prononcé et tant son projet politique est autoritaire, rétrograde et déstructurant.
Frédéric Louault
Source SciencesPo Observatoire Politique de l’Amérique latine 06/10/2018