Très tentant, pour un chef d’établissement, de gonfler un peu – voire beaucoup – les notes des élèves qui se destinent au lycée professionnel, au moment d’entrer les moyennes dans le logiciel prévu à cet effet.
Le tout-puissant Affelnet, aussi surprenant que cela puisse paraître, est en effet le seul à décider de l’avenir professionnel de ces élèves. Une fois que leurs quatre choix de spécialités sont faits, c’est lui qui affecte automatiquement les aspirants au lycée professionnel dans telle ou telle filière, en fonction des notes, avec une pondération des coefficients selon la matière qui semble la plus importante. Seules quelques filières, assez rares, demandent un entretien préalable à l’issue duquel un avis est émis. C’est notamment le cas de l’hôtellerie/restauration.
Dans la très grande majorité des cas, le logiciel mouline les notes de tous les élèves du bassin [de Gennevilliers, ndlr], afin de départager les uns et les autres.
Pour les secteurs les plus prisés (bac pro Maintenance des véhicules automobiles, et bac pro Accompagnement, soins et services à la personne pour n’en citer que deux), très nombreux sont les recalés à leur premier vœu. Automatiquement, Affelnet va donc rediriger les dossiers de ces élèves sur leur deuxième, puis leur troisième, voire leur quatrième choix, en fonction des places disponibles, et de la moyenne.
Au préalable, il a été conseillé à ces élèves de faire un quatrième choix très modeste, qui ne correspond absolument pas à leur désir professionnel, puisqu’Affelnet peut très bien ne pas affecter l’élève du tout, si ses notes sont trop mauvaises. C’est donc la machine qui détermine quels seront les heureux entrants dans les meilleures filières, sans tenir compte des appréciations.
Dès lors, la petite cuisine interne à chaque établissement peut se mettre en route, et le chef d’établissement, ou son adjoint, seul face au logiciel, est libre de décider d’augmenter telle ou telle moyenne d’élève, qu’il juge « méritant » ou « gentil ». Augmenter les notes de ses poulains, c’est bien compréhensible, cela pourrait même sembler louable, à ceci près que favoriser ses élèves, c’est défavoriser tous les autres élèves du bassin [de Gennevilliers, ndlr]. Pour le chef, c’est tout bénef’ :
- c’est bon pour la réputation de l’établissement – souvent des collèges où l’on envoie plus de 50% des effectifs en lycée professionnel, autant que les filières soient reconnues, donc ;
- c’est bon pour l’ambiance générale : les élèves sont satisfaits et ont le sentiment d’avoir été bien pris en main.
Dans quelques établissements du bassin de Gennevilliers, la pratique est courante, on encourage même, parfois, les enseignants à pratiquer la « double notation » : si un élève est décidé à aller en lycée professionnel, on augmente systématiquement sa note de plusieurs points. Au moment de rentrer toutes les notes, seuls les élèves des établissements où se pratique la bonne cuisine – celle où les notes obtenues au cours de l’année n’ont plus de valeur – ont donc une chance élevée d’obtenir leur premier vœu. Injuste, mais que ne ferait-on pas pour préserver la paix sociale ?
On sait bien que le contrôle continu, peu coûteux, tend à s’étendre de plus en plus, sous le fallacieux prétexte que les examens seraient « trop stressants ». Mais le contrôle continu ouvre la porte à bien des dérives. Et pour cause, pas facile de rendre un 3/20 à un gaillard de troisième qui se destine au lycée professionnel, dans une matière importante pour son vœu. D’une façon ou d’une autre, le contrôle continu n’est pas une solution : on ne peut pas être juge et partie.
Des solutions existent pourtant : pourquoi ne pas étendre les entretiens à toutes les filières professionnelles ? Pourquoi pas, même, pratiquer un examen, qui porterait sur les matières générales vues au collège, en rapport avec la spécialité demandée ? Si le lycée professionnel a si mauvaise presse, c’est peut-être aussi parce que le recrutement se fait n’importe comment. On peut toujours rêver d’un lycée professionnel d’élite, avec des élèves motivés, qui auraient vraiment gagné leur place, parce qu’ils la voulaient, profondément.
Témoignage d’une professeure de lettres, enseignant dans les Hauts-de-Seine. Elle a tenu à préserver son anonymat, mais vous pouvez la suivre sur Twitter : @Prof_de _cefran. L’orientation des élèves de troisième se décide actuellement. Un quart des 650 000 élèves qui passaient leur bac en 2012 sont en filière pro.
Source Rue 89 12/06/13
Voir aussi : Rubrique Education, Politique de l’éducation,