Nicolas
La France, qui est intervenue militairement, sous mandat de l’Onu, pour obliger le président sortant Laurent Gbagbo à quitter le pouvoir, bénéficie d’un retour en grâce dans son ancienne colonie après y avoir été vilipendée durant des années.
Alain Juppé a été ovationné par les invités lorsqu’il est apparu dans la grande salle de la Fondation Houphouët-Boigny. Quelques minutes plus tard, des «Sarko! Sarko! Sarko!» ont retenti dans les travées.
Les entreprises tricolores pourraient rapidement toucher les dividendes de cette nouvelle lune de miel. Ce samedi, deux industriels français très présents en Côte d’Ivoire depuis des années avaient fait le déplacement de Yamoussoukro: Vincent Bolloré, très proche de l’ancien régime mais désireux visiblement de tourner la page rapidement, et Martin Bouygues. L’ancien ministre de Jacques Chirac, Michel Roussin, qui travaille pour le groupe Veolia, était également là.
Devant la communauté française, à Abidjan, Nicolas Sarkozy s’est engagé à maintenir une présence militaire française pour protéger les ressortissants de l’Hexagone. Et du même coup, leurs intérêts en Côte d’Ivoire.
A Yamoussoukro, le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon a lui aussi eu droit à sa salve d’applaudissements nourris, quand bien même les Casques bleus ont souvent été critiqués durant la crise post-électorale pour leur passivité face aux violations des droits de l’Homme. Mais les invités ont semblé ne vouloir retenir que la certification de la victoire du rival de Gbagbo, début décembre, la protection de l’hôtel du Golfe par 800 Casques bleus où a trouvé asile Ouattara durant des semaines et l’engagement militaire de l’Onu à la toute fin de la crise.
Parmi la vingtaine de dirigeants africains présents, le président du Burkina Faso a été chaleurement acclamé. Ces dernières années, Blaise Compaoré a joué un rôle aussi ambigu que central en Côte d’Ivoire. Il est soupçonné d’avoir été fortement impliqué dans la tentative de coup d’Etat contre Gbagbo en septembre 2002, qui a déclenché la crise. Mais, en 2007, il n’en a pas moins été nommé «facilitateur» pour le dialogue entre les frères ennemis ivoiriens.
Les présidents du Burkina, du Sénégal, du Nigeria? Tous des amis
Un dialogue qui s’est fracassé lors de l’élection de novembre dernier. Compaoré a-t-il fourni des armes aux forces pro-Ouattara, comme beaucoup le murmurent à Abidjan? On ne prête qu’aux riches…
Pour les partisans du nouveau président ivoirien, Blaise Compaoré est incontestablement un ami. Tout comme le sont le président du Sénégal Abdoulaye Wade, celui du Nigeria, Goodluck Jonathan ou encore le Premier ministre kenyan, Raile Odinga. Ces derniers mois, tous trois ont multiplié les déclarations de soutien à Ouattara au nom du respect du verdict des urnes. A Dakar, où des élections auront lieu l’année prochaine, le premier sera attendu au tournant.
Les observateurs auront aussi noté la présence à Yamoussoukro des dirigeants de trois pays de la «sous-région» qui, selon des sources concordantes, abritent d’anciens responsables du camp Gbagbo: le Togo, le Bénin et le Ghana. Ces personnalités ont été moins chaleureusement accueillies par la foule. Le nouveau président ivoirien, qui a promis la réconciliation mais aussi la justice, leur a-t-il demandé leur coopération?
Enfin, petite curiosité pour les Français: les présidents des trois pays impliqués dans l’enquête sur les biens mal acquis ouverte à Paris -le gabonais Ali Bongo, l’équato-guinéen Teodoro Obiang et le congolais Denis Sassou Nguesso – assistaient à la cérémonie de Yamoussoukro. Leur présence est passée largement inaperçue, tout comme celle du Premier ministre ivoirien, Guillaume Soro, très en retrait.
Les défis pour sortir du kaos
Depuis près de deux mois, Franck vit reclus dans sa maison du quartier de Yopougon, à Abidjan. Début avril, ce trentenaire timide a cru voir sa dernière heure arriver quand des hommes des Forces républicaines de Côte-d’Ivoire (FRCI), fidèles à Alassane Ouattara, ont pris d’assaut ce bastion de l’ex-président Laurent Gbagbo, à la tombée de la nuit. «Ils étaient accompagnés, raconte-t-il à mi-voix. J’ai entendu quelqu’un leur dire :« C’est là que les Bétés [l’ethnie de Laurent Gbagbo, ndlr]vivent. »» Des militaires escaladent le mur d’enceinte de sa cour et pénètrent dans la maison. Quand il décline sa profession – «musicien» -, l’un d’entre eux croit entendre «milicien».«Tu es un homme mort !» hurle un soldat, en le poussant dehors. Franck doit s’agenouiller, il commence à prier, mais sera miraculeusement épargné, les soudards pillant sa maison avant de déguerpir.
Pillards. Dans ce secteur baptisé «Toits rouges», de nombreuses maisons ont les volets clos… et les portes enfoncées par les pillards. Elles appartiennent pour la plupart à des Bétés, mais pas seulement. «Je connais des Dioulas [ethnies du Nord, acquises à Alassane Ouattara, ndlr] qui sont partis, susurre Franck. Ils ont peur que les miliciens pro-Gbagbo ou les mercenaires libériens reviennent.»
Réconcilier des communautés profondément divisées par plus d’une décennie de crise sera l’un des principaux défis d’Alassane Ouattara, le nouveau président de Côte-d’Ivoire. Ce dernier ne manquera pas d’évoquer cette priorité durant la cérémonie d’investiture, ce samedi, à Yamoussoukro, en présence de nombreux dirigeants étrangers : une vingtaine de chefs d’Etat africains, le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, et Nicolas Sarkozy. La visite – rapide – de ce dernier sera la première d’un président français en terre ivoirienne depuis les funérailles de Félix Houphouët-Boigny, le «père de la nation», auxquelles avait assisté François Mitterrand en février 1994.
Le nouveau président a promis de nommer rapidement un gouvernement d’union nationale, faisant la part belle aux proches de l’ancien président Henri Konan Bédié, qui a assuré la victoire de Ouattara en appelant ses partisans à voter pour lui, et en intégrant – si possible – d’anciens proches de Gbagbo. Par ailleurs, Ouattara a annoncé la mise en place d’une commission Dialogue, vérité et réconciliation, présidée par l’ex-Premier ministre, Charles Konan Banny. Mais Ouattara parviendra-t-il à briser le cycle de l’impunité dans son pays, qui dure depuis plus de dix ans, en évitant le piège d’une justice des vainqueurs ? Pour l’heure, seuls des responsables de l’ancien régime sont arrêtés ou assignés à résidence, tel Laurent Gbagbo, dans des conditions juridiques floues.
«Signal». Or l’ONU s’apprête à publier, dans les jours à venir, un rapport accablant sur les massacres commis à Duékoué, fin mars par les FRCI, dirigées par le Premier ministre, Guillaume Soro, et placées théoriquement sous l’autorité de Ouattara : plusieurs centaines de victimes, dont des femmes, assassinées en raison de leur simple appartenance à l’ethnie guéré, majoritairement acquise à Gbagbo. «Ouattara, qui a promis de juger les auteurs des crimes les plus graves commis lors de la crise postélectorale, est très embarrassé : il a besoin des FRCI le temps de consolider son pouvoir», dit un diplomate. Pour ne pas donner l’impression de trahir ceux qui se sont battus pour lui, il vient de demander à la Cour pénale internationale d’entrer en action. «C’est un signal très positif, la preuve que Ouattara veut tenir ses engagements», ajoute le diplomate.
A Yopougon, Franck, lui, ne partage pas cet avis : «Si on va en justice, on va tous finir en prison. Tous les camps ont tué.» Dans son quartier, comme partout à Abidjan, ce sont les FRCI qui sont censées assurer la sécurité. Leurs commandants, les nouveaux maîtres d’Abidjan, ont mis la ville en coupe réglée. Leurs hommes – souvent des jeunes en tenue dépenaillée – rackettent les automobilistes et n’hésitent pas à passer dans les maisons des quartiers résidentiels pour obtenir de l’argent en échange de leur protection. «Les FRCI sont la plus grande société de gardiennage d’Abidjan, lâche un Français. Les gens commencent à s’agacer, il faut que Ouattara réagisse.» Or, cette situation a toutes les chances de perdurer : très méfiants, malgré le ralliement de leurs chefs au camp Ouattara, les policiers et les gendarmes sont quasiment invisibles en ville.
S’il est un domaine où le nouveau président peut, en revanche, obtenir des résultats tangibles, c’est sur le plan économique. Ancien directeur adjoint du FMI, Alassane Ouattara a promis aux jeunes de créer rapidement des emplois et de remettre le pays au travail. La France et l’Union européenne ont déjà débloqué des fonds, et une délégation du FMI séjournait cette semaine à Abidjan. De son côté, Ouattara ne devrait pas se montrer ingrat avec les entreprises de l’ancienne puissance coloniale, qui a joué un rôle crucial dans la chute de son prédécesseur, le 11 avril.
Thomas Hofnung ( Libération)