Les progrès vers l’égalité femmes-hommes sont beaucoup trop lents

Dans un nouveau rapport, l’OCDE indique que les pays doivent faire beaucoup plus pour combler les inégalités entre les femmes et les hommes dans le monde.

Le rapport Égalité femmes-hommes : un combat difficile  appelle résolument à passer à l’action, soulignant que très peu de progrès ont été réalisés depuis le rapport de 2012 Inégalités hommes-femmes : Il est temps d’agir.

« L’égalité entre les femmes et les hommes doit être une priorité si l’on veut parvenir à une croissance inclusive durable, dans l’intérêt de chaque citoyen », a déclaré la Directrice du Cabinet de l’OCDE et Sherpa au G20, Gabriela Ramos, à l’occasion du lancement du rapport en amont du Women’s Forum se tenant à Paris. « Il n’y a aucune raison pour que les résultats des femmes sur les plans social, économique et politique restent inférieurs à ceux des hommes. Les pays doivent faire beaucoup plus pour atteindre les objectifs de parité ».

Il ressort d’une enquête conduite pour ce nouveau rapport que la violence à l’égard des femmes, l’écart persistant de rémunération entre hommes et femmes et le partage inégal du travail non rémunéré sont les trois problématiques liées à l’égalité des sexes les plus importantes pour les pays. Nombre d’entre eux accordent désormais une attention prioritaire à ces questions dans leur politique générale, et beaucoup déploient également des efforts pour renforcer la présence des femmes aux fonctions de direction dans les secteurs public et privé.

Le rapport précise toutefois que des progrès ont été réalisés. La plupart des pays de l’OCDE luttent contre le harcèlement au travail en durcissant leur législation et la réglementation en vigueur. Plusieurs pays, notamment l’Allemagne, l’Australie, l’Italie, le Japon, la Turquie et le Royaume-Uni, ont pris des mesures pour encourager davantage les filles à choisir les sciences, les technologies, l’ingénierie et la production industrielle et les garçons à opter pour les filières de la santé et de l’enseignement.

Pourtant les inégalités persistent dans tous les domaines de la vie sociale et économique et dans tous les pays, et la situation a souvent peu évolué ces dernières années. Si aujourd’hui les jeunes femmes des pays de l’OCDE finissent leurs études avec de meilleures qualifications que les jeunes hommes, elles sont moins susceptibles d’étudier dans les domaines plus rémunérateurs que sont les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques.

Les taux d’activité féminine se sont rapprochés des taux d’activité masculine ces dernières décennies mais, dans tous les pays de l’OCDE, les femmes restent moins susceptibles que les hommes d’occuper un emploi rémunéré. Lorsqu’elles travaillent, elles sont plus susceptibles d’occuper un emploi  à temps partiel et d’être victimes de discrimination, leurs chances d’accéder à des postes de direction sont moindres, et elles gagnent moins que les hommes. La salariée médiane gagne près de 15 % de moins que son homologue masculin, en moyenne, dans l’OCDE – un taux qui a à peine évolué depuis 2010.

Les femmes sont moins susceptibles de créer leur propre entreprise et lorsqu’elles le font, elles gagnent généralement moins que les hommes. Les inégalités entre les sexes ont tendance à se creuser avec l’âge, ce qui témoigne du rôle crucial joué par la parentalité en matière de parité. Bien plus que la paternité, la maternité a généralement d’importants effets négatifs sur l’activité, la rémunération et la progression de carrière. La vie publique n’est pas épargnée par les inégalités entre hommes et femmes : ces dernières sont en effet sous-représentées en politique, puisqu’elles occupent moins d’un tiers des sièges dans les chambres basses parlementaires en moyenne dans l’OCDE.

Il reste encore beaucoup à faire pour réduire et à terme éliminer les écarts entre les sexes dans tous les pays. Le rapport souligne l’intérêt non seulement social mais aussi et surtout économique de la lutte contre les inégalités entre les sexes : en effet, la réduction de 25 % d’ici 2025 de l’écart entre le taux d’activité des femmes et celui des hommes, comme convenu par les dirigeants du G20, pourrait ajouter 1 point de pourcentage à la croissance prévue du PIB de référence dans les pays de l’OCDE sur la période 2013-25, et près de 2.5 points de pourcentage si cet écart était réduit de moitié sur la même période.

Depuis 2013, les deux tiers environ des pays de l’OCDE ont mis en place de nouvelles mesures axées sur l’égalité de rémunération, lesquelles exigent une plus grande transparence salariale, les entreprises étant de plus en plus tenues d’analyser et de divulguer l’écart salarial au sein de leurs effectifs. De nombreux pays ont également pris des mesures pour améliorer l’accès à des services d’éducation et d’accueil des jeunes enfants de qualité, et ont aussi encouragé les pères à prendre un congé parental : plusieurs pays, notamment le Canada, la Corée, le Japon et la Pologne, ont augmenté les subventions ou prestations versées au titre de la garde d’enfants, et d’autres, comme la Norvège et le Royaume-Uni, ont mis en place un programme d’accueil gratuit ou étendu le dispositif existant.

 

Source OCDE 04/10/2017

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L’égalité n’a pas à être « performante »

84552-parite-dans-les-ca-publicis-et-bnp-paribas-montrent-lexemple-600x315-1Par Réjane Sénac *

Plus de femmes dans les instances dirigeantes des entreprises, c’est une valeur ajoutée » ; « La diversité, c’est bon pour le business » ; « Plus d’immigrés, ça améliore la croissance ». Ces arguments sont de plus en plus fréquents, à gauche comme à droite. Peut-on encore, en France, défendre l’égalité sans conditions, comme un principe fondamental, sans avoir besoin de prouver son « utilité » ? Que se passera-t-il si le coût de l’égalité est prouvé ? Cela justifierait-il les discriminations sexistes, racistes et/ou la fermeture des frontières ?

De nombreux rapports légitiment les politiques d’égalité comme un investissement coûtant moins qu’il ne rapporte

La survie de l’Etat-providence et des politiques d’égalité semble reposer sur la démonstration que l’égalité est « meilleure pour tous », pour reprendre le titre de l’ouvrage des Britanniques Kate Pickett et Richard Wilkinson1, qui a connu un franc succès dans notre pays. Dans un récent rapport2, l’OCDE montre par exemple que les politiques de redistribution et d’égalité femmes-hommes sont nécessaires pour augmenter la croissance économique, en particulier parce qu’elles permettent que l’éducation soit un investissement rentable pour tou.te.s et pas seulement pour les plus aisés. De nombreux rapports3 légitiment ainsi les politiques d’égalité comme des investissements coûtant moins qu’ils ne rapportent, si l’on tient compte de leur « performance » économique et sociale sur le moyen-long terme.

Double risque

Il est naïf et/ou cynique de croire que des arguments de justice et d’utilité peuvent cohabiter sans que les premiers ne soient conditionnés par les seconds. Dépassons l’attrait de formules telles que le « gagnant-gagnant » ou « la fin justifie les moyens » : il faut assumer qu’une victoire pour certain.e.s est une perte pour d’autres. Il est urgent de dépasser une lecture enchantée où la lutte contre le néolibéralisme justifierait d’avoir recours à la marchandisation de l’égalité. Promouvoir l’égalité entre femmes et hommes4, la diversité ou l’immigration comme une démarche économiquement rationnelle et rentable, c’est les mettre sous conditions de la démonstration de leur performance. En demeure de prouver leur « utilité ».

S’il est démontré que la sortie des femmes de l’emploi et la préférence nationale pourraient contribuer à résorber le chômage, que ferons-nous ?

Le risque est alors double. Si la performance de l’égalité est prouvée, le premier risque est d’enfermer les inégaux dans une mise en scène de leur « plus-value ». Loin de remettre en cause leur assignation à une singularité sexuée ou/et racialisée, il les « modernise ». Concrètement : justifier l’inclusion des femmes ou des « non-Blancs » au nom de la rentabilité de la mixité, c’est attendre d’elles/d’eux qu’ils soient et demeurent des compléments rentables (le trop fameux « management au féminin » ou « capital féminin ») et non des égaux. Le second risque est que l’égalité de principe devienne une option sous conditions de performance. Les recherches sur les rapports entre mixité et performance5 montrent que leur lien de causalité est discuté et discutable. Dans cette logique, s’il est prouvé que les inégalités sont performantes, les politiques discriminatoires et d’exclusion sont légitimées. S’il est démontré que la sortie des femmes de l’emploi et la préférence nationale pourraient contribuer à résorber le chômage, que ferons-nous ?

Soumission du politique à l’économique

En procédant à ce type d’argumentation, nous acceptons implicitement d’indexer les choix politiques à des variables économiques. La brèche est ouverte au questionnement sur la « rentabilité » des dépenses publiques de solidarité et de redistribution, en particulier dans le domaine de la santé et de l’éducation. Est-on sûr que les bourses sur critère social « rapportent » plus qu’elles ne coûtent ? Que la gratuité de l’école soit un « plus » pour la croissance ? Qu’il soit économiquement fondé d’héberger des SDF l’hiver ?

Les débats sur les coûts ou les bénéfices liés à l’immigration6 constituent une bonne illustration de cette évolution idéologique. Le lien entre performance et mixité et celui entre performance et immigration participent d’une même logique de soumission du politique à l’économique. Quand arrêtera-t-on de justifier les entrées de migrants par leur « apport » à l’économie ou inversement de les refuser du fait de leur coût pour le pays, pour l’Europe ?

Il faut politiser le principe d’égalité en le libérant de son conditionnement à la performance

La tentation est forte de défendre l’égalité comme une valeur dans laquelle on investit, sans prendre conscience qu’elle est ainsi sacrifiée, en tant que principe de justice, à la valorisation et à la performance de la différence. Finalement, tout se passe aujourd’hui comme si les tenant.e.s de l’égalité abandonnaient la bataille idéologique pour s’en remettre aux thèses néolibérales qu’ils contestent. Pour que l’égalité retrouve un sens et une épaisseur politiques, il faut dénoncer cette ruse de la raison néolibérale qui consiste à la paralyser, voire à l’empoisonner, en l’exaltant à son profit.

Egalité

Afin de ne pas être contraint.e de participer à un arbitrage cynique entre les inégalités coûteuses et les inégalités rentables, les politiques d’égalité « performantes » et celles qui ne le sont pas, il faut politiser le principe d’égalité en le libérant de son conditionnement à la performance. C’est accepter de passer par la porte étroite d’un principe de justice d’égalité qui n’a jamais été appliqué pour celles et ceux qui ne font pas partie de la « fraternité républicaine » : les femmes et les « non-Blancs ». C’est remettre en cause un mouvement historique et théorique qui les a exclu.e.s au nom de leur prétendue « moins-value » naturelle et qui les inclut aujourd’hui au nom de leur prétendue « plus-value » culturelle, sociale et économique et non en tant que pairs.

Pour cela, proclamons « L’égalité est morte, vive l’égalité ! » pour dire la nécessité de faire le diagnostic de l’incompatibilité entre l’application du principe républicain d’égalité et sa justification par son efficacité, qu’elle soit politique, sociale et/ou économique. Loin d’être accessoire, cette justification participe d’un processus de soumission du principe d’égalité aux « valeurs du marché »7 à travers une sorte de modernisation du mythe de la complémentarité sexuée et raciale.

 

* Réjane Sénac, chargée de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences-Po/Cevipof. Auteure de L’égalité sous conditions. Genre, parité, diversité, Presses de Sciences-Po, 2015.

Tribune initialement publiée sur le site de l’Observatoire des inégalités. Article original à lire ici.

Voir aussi : Rubrique Science, Science Politique, rubrique Société, Droit des femmes, Citoyenneté, rubrique Economie, rubrique Débat,

  • 1. Les Petits Matins, 2013. Préface de Pascal Canfin, alors ministre en charge du Développement.
  • 2. « Tous concernés. Pourquoi moins d’inégalité profite à tous », OCDE, mai 2015.
  • 3. « Féminisation et performances économiques et sociales des entreprises », par Thomas Breda, rapport de l’Institut des politiques publiques (IPP) n° 12, décembre 2015. Etude réalisée dans le cadre d’une convention entre l’IPP et le secrétariat d’Etat chargé des Droits des femmes ; « La stratégie d’investissement social », par Bruno Palier, étude du Conseil économique, social et environnemental, février 2014 ; « L’apport économique des politiques de diversité à la performance de l’entreprise : le cas des jeunes diplômés d’origine étrangère », par Sonia Hamoudi, étude du Conseil économique, social et environnemental, septembre 2014.
  • 4. http://www.oecd.org/fr/parite/ ; « L’égalité hommes-femmes peut stimuler l’économie », par Willem Adema, L’observateur de l’OCDE n° 298, 1er trimestre 2014.
  • 5. Cf. en particulier « Not-So-Strong Evidence for Gender Differences in Risk Taking », par Julie A. Nelson, Feminist Economics, juillet 2015.
  • 6. Cf. en particulier les rapports de l’OCDE, ainsi que pour le cas français « Bénéfices et coûts de l’immigration : les perspectives macroéconomiques d’une politique d’immigration active en France », par Xavier Chojnicki, e-migrinter n° 12, 2014 ; Immigration Policy and Macroeconomic Performance in France, par Hippolyte d’Albis, Ekrame Boubtane et Dramane Coulibaly, Documents de travail du Centre d’économie de la Sorbonne 2015.23.
  • 7. Les habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme, par Wendy Brown, Les prairies ordinaires, 2007, page 50.

Source : AlterecoPlus 09/02/2016

 

Les politiques de domination à l’origine des migrations

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En déstabilisant des régions entières par des interventions militaires, un soutien à des despotes locaux, ou tout simplement en coupant dans les subsides au développement, les dirigeants européens contribuent à nourrir les flux de migrants.

 

Ils étaient 700, mercredi, amassés sur un bateau de pêche en quête d’un refuge sur le continent européen. Seuls 367 d’entre eux ont finalement réchappé du naufrage. Les autres ont rejoint les 25?000 chercheurs d’asile morts en Méditerranée depuis vingt ans. Les survivants iront dans un des centres italiens d’accueil ou d’identification, à moins que ce soit un récif mentonnais ou un bidonville rebaptisé «jungle» du côté de Calais.

De janvier à juin, 2 865 de nos semblables, fuyant les guerres et la pauvreté, sont morts sur le chemin de leur exil. D’autres peuplent par millions d’autres bidonvilles et camps de réfugiés sur toute la planète. À une implacable majorité, c’est essentiellement dans les pays du Sud qu’ils trouvent asile. On voudrait nous faire croire qu’il s’agit d’un phénomène inexorable, presque naturel, dont les pays occidentaux ont à se protéger. C’est une manipulation guidée par la peur et une supposée prédominance des idées d’extrême droite dans les opinions publiques. Une manipulation qui veut surtout cacher les responsabilités. Les migrants fuient la pauvreté en Afrique, les bombardements en Afghanistan, la guerre civile en Syrie et en Libye, la dictature en Érythrée… Autant de guerres directement ou indirectement déclenchées, au nom de la lutte contre le terrorisme, par les pays membres de l’Union européenne et leurs alliés atlantistes. Autant de situations politiques, économiques et sociales désastreuses entretenues par une dette immonde et la réduction des efforts d’aide au développement auxquels ces mêmes pays s’étaient engagés.

Les gouvernants de l’Europe se sont révélés d’autant plus incapables, en juin, de se mettre d’accord sur l’ouverture de voies légales pour l’accueil des réfugiés ou encore sur une répartition de ces derniers entre pays membres. Chacun campe sur un égoïsme teinté de xénophobie. Les pays dits de première ligne, ceux qui ont des frontières extérieures à l’UE, ne cessent de demander la fin de la réglementation de Dublin qui contraint les migrants à demander l’asile dans le premier pays où ils ont été enregistrés. Les autres s’y refusent, France et Angleterre en tête. Au lieu de cela, l’Europe externalise sa gestion de l’asile, se barricade et militarise ses frontières, dans un criminel et vain déni de responsabilité.

1 Les guerres impérialistes déstabilisent des pays entiers

Octobre 2014, Lampedusa. L’ancienne porte-parole du Haut-commissariat aux réfugiés des Nations unies et présidente de la Chambre des députés italiens, Laura Boldrini, tient l’un des propos les plus consternants sur les drames de l’immigration aux portes de l’Europe, en déclarant qu’il s’agit là d’« une guerre entre les personnes et la mer ». Poséidon plus coupable que les interventions militaires, en somme. Les Vingt-Huit portent pourtant une lourde responsabilité directe dans les flux migratoires. S’il n’existe pas de diplomatie européenne en tant que telle, l’engagement des États membres dans des conflits meurtriers au Moyen-Orient ou encore en Afghanistan depuis 2001 a ébranlé des régions entières. L’existence de régimes dictatoriaux épouvantables a servi de prétexte plus que d’argument, comme en témoigne la montée en puissance de l’« État islamique » en Syrie, ou encore en Libye où un chaos sans nom s’est substitué au despotisme de Kadhafi. Les Irakiens ne sont pas non plus épargnés.

Septembre?2001, Afghanistan. Au lendemain des attaques contre le World Trade Center, les États-Unis partent en guerre contre les talibans. Flanqués de la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Pologne et la Roumanie, ils claironnent qu’ils en finiront avec ces « fous de Dieu » qui sévissent dans cette région déjà tendue de l’Asie centrale. Après quatorze ans d’occupation militaire, c’est l’impasse. Al-Qaida souffre certes de dissensions internes, mais les fondamentalistes tirent toujours les ficelles. En revanche, entre 4 et 5 millions d’Afghans ont quitté leur pays sous la menace des armes : 2,7 millions se trouvent en situation régulière au Pakistan et en Iran. Loin des 41?000 demandes à l’UE en 2014… La coalition belliciste qui s’est mise en marche, sans mandat onusien, contre Saddam Hussein en 2003, au nom d’objectifs géostratégiques et économiques autrement moins altruistes que le combat contre le despote de Bagdad, ne peut elle non plus se laver les mains. La guerre a fait près d’un demi-million de morts et les fondamentalistes sont désormais aux portes du pouvoir.

Autre exemple : la Libye. Le colonel Kadhafi, à qui l’UE avait confié l’externalisation de ses centres de rétention, est devenu l’homme à abattre. En 2011, la France s’engage aux côtés de l’Otan dans un conflit sans fond. Quatre ans plus tard, de l’avis même de Laurent Fabius, le pays est « une poudrière terroriste » qui menace toute la bande sahélo-saharienne. Deux gouvernements se déchirent le contrôle du pétrole. Impensable, mais cette zone de non-droit est l’une des principales routes de l’immigration en direction de l’Europe. Enfin, l’illustration la plus pathétique est la Syrie. Non seulement Bachar Al Assad est toujours au pouvoir, mais la coopération des démocraties européennes, à commencer par Paris, avec l’opposition syrienne, a servi les desseins des djihadistes de l’« État islamique ». Sur le plan humanitaire, c’est un désastre. Quatre ans plus tard, 4 millions de Syriens ont fui leur pays. La Jordanie en accueille un demi-million, faisant de cette présence une pression sur les ressources naturelles et énergétiques. Au Liban, le nombre d’exilés syriens représente désormais 25?% de la population.

2 Une politique de coopération en berne

Alors que les conflits, les pouvoirs autoritaires, les épidémies… contraignent les peuples de nombreux pays du continent africain et du Moyen-Orient à des conditions de vie à la limite du supportable et à l’exil, le niveau des aides financières internationales pouvant aider notamment à des redynamisations économiques est souvent en déclin. La France, en dépit du vote par le Parlement le 24 juin 2014 d’une première loi dite « d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale », est loin de ses engagements. Loin du rôle qu’elle pourrait jouer alors que d’autres nations européennes comme le Luxembourg, la Norvège, la Suède ou le Royaume-Uni se conforment aux préconisations de l’ONU pour verser l’équivalent de 0,7 % de leur revenu brut national.

La France, pointe l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), qui compte 34 pays membres et que l’on ne peut guère suspecter de s’opposer au libéralisme économique ambiant, note que le pays des droits de l’homme atteint à peine 0,36 %, en recul de 9?% d’une année sur l’autre. Ce qui n’a pas empêché la secrétaire d’État en charge du développement, Annick Girardin, d’affirmer qu’avec ce nouvel arsenal législatif « la France va se doter d’un cadre d’action moderne dans le domaine du développement, pour apporter des réponses aux enjeux du XXIe siècle et promouvoir un développement durable et solidaire… ».

Ce qui pour le moins n’a pas convaincu Christian Reboul, de l’ONG Oxfam, pour qui « depuis quelques années, le gouvernement et le président de la République ont une fâcheuse tendance à annoncer des contributions importantes pour répondre aux crises, comme par exemple la crise syrienne, sans pour autant que cela se traduise par de nouveaux financements dans les faits, dont on pourrait voir la trace dans les lois de finances : les chiffres de l’aide française deviennent ainsi virtuels et incantatoires ». Oxfam s’est indignée publiquement à l’occasion de la présentation du projet de loi de finances pour 2015, estimant que « le gouvernement trace une trajectoire déclinante de l’APD (aide publique au développement) jusqu’à la fin du mandat présidentiel en 2017 ».

Friederike Röder, directrice pour la France de l’ONG One, évoque pour sa part « une aide en baisse pour la cinquième année consécutive », et note que « l’aide aux pays les plus pauvres représente à peine un quart de l’aide totale ». Et One de pointer que dans le budget 2015 l’APD ne représente, « en dons d’argent pur et simple », que 533 millions d’euros, « un chiffre en baisse de 9 % par rapport à l’année dernière ». Le constat est hélas unanime. La France est loin d’être à la hauteur des enjeux financiers et humains…

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3 L’externalisation de l’asile légitime les dictatures

Sur les 16,7 millions de réfugiés dans le monde, seulement 15 % sont accueillis dans les pays riches, en Europe, aux États-Unis, au Canada et en Australie. Les autres sont abrités dans les pays du Sud. Pour les 28 pays membres de l’UE, ce déséquilibre ne doit pas être remis en cause, mais ils sont tous signataires de la convention de Genève, qui impose le principe de non-refoulement. Pour y pallier, ils ont opté, depuis les années 2000, pour « une approche internationale » du traitement des flux migratoires, introduisant le principe « d’externalisation des demandes d’asile » quitte, parfois, à collaborer avec des pays pour le moins douteux du point de vue du respect des droits de l’homme. Dès 2004, l’agence Frontex a commencé à collaborer tous azimuts pour l’identification et le contrôle des migrants. En septembre 2005, l’idée est officiellement avancée par la Commission européenne de créer des « zones régionales de protection » à proximité des lieux de départ des exilés, prétextant que cela « semble moins coûteux que l’accueil dans des centres de réfugiés installés dans des pays membres de l’UE ». Puis, en 2006, s’enclenche le « processus de Rabat », qui impose aux pays nord-africains, notamment le Maroc, de faire la police aux frontières de l’UE en empêchant les migrants de quitter leur territoire.

Les Vingt-Huit sont allés encore plus loin, en novembre 2014, en signant les accords de Khartoum, se souciant peu des dictateurs et des régimes collaborant aux trafics d’êtres humains. Il a été ratifié avec Djibouti, l’Égypte, l’Éthiopie, le Kenya, la Somalie, le Sud Soudan et l’Érythrée et prévoit « de mettre en place une coopération entre les pays d’origine, de transit et de destination ». Peu avant, au mois d’avril, le 11e fonds européen pour le développement décidait d’accorder, pour six ans, 312 millions d’euros à l’Érythrée pour endiguer la fuite de ses habitants. « Que nous coopérions avec des régimes dictatoriaux ne signifie pas que nous les légitimons », avait alors tenté de se justifier Dimitris Avramopoulos, commissaire européen chargé de suivre le processus de Khartoum. À la suite de la disparition de 700 personnes lors du naufrage d’avril dernier, la Commission européenne a, par ailleurs, repris, le 13 mai, une idée avancée plus tôt dans le cadre des discussions sur ces mêmes accords. On ouvrira donc, avant la fin de l’année, un « centre multifonction », au Niger, pour identifier et trier les migrants. Des personnes interceptées dans les eaux libyennes pourraient directement y être conduites. De nombreuses voix ont immédiatement dénoncé la création de centres de concentration au cœur de l’Afrique, sans garantie de respect de la dignité et des droits humains.

Cathy Ceïbe, Gérald Rossi et Émilien Urbach

Source : L’Humanité 07/08/2015

Voir aussi : Actualité Internationale, Politique de l’Immigration, UE,

Jean-Christophe Victor : « Le monde change et il pourrait aller mieux…»

« Le logiciel mental de l’occident débouche sur une lenteur de compréhension ahurissante »

 

A la différence des atlas, vous avez opté pour une présentation sous forme d’itinéraires géopolitiques quels ont été vos choix de lecture ?

 

 » Ce n’est pas facile de construire un sommaire qui puisse refléter les questions du monde en évolution sur une période longue. Ces itinéraires proposent des classements et des hiérarchies qui ont demandé d’opérer des arbitrages. Nous avons par exemple, renoncé à ouvrir une fenêtre sur le Nigeria qui aurait eu toute sa place, nous aurions pu aussi doubler l’espace que nous consacrons à l’Indonésie. Le livre offre une vision politique qui se découpe en trois parties : le basculement du monde, les violences et le passage des frontières. Les éléments évoluent dans chacune d’entre elles et ils se croisent. Ce n’est pas un livre collectif mais j’ai travaillé avec l’équipe du Lépac*, le terme itinéraire signifie que ce sont mes propres choix.

Quels sont les causes et enjeux principaux de la redistribution du pouvoir mondial ?

Parmi les éléments importants, il y a le facteur démographique avec des pays comme le Brésil, l’Inde et la Chine qui disposent d’un taux de natalité important sans être trop élevé pour leur économie nationale. Ce sont des pays qui ont proprement émergé comme en témoignent l’amélioration de leur système de santé publique et l’allongement de l’espérance de vie. Le différentiel de taux de croissance de plusieurs points en leur faveur depuis une quinzaine d’années, apparaît comme un autre facteur incontournable. On observe un troisième point qui découle du second à travers le fait que les élites chinoises, indiennes, indonésiennes, brésiliennes… construisent un discours politique. Elles souhaitent, à juste titre, que leurs voix soient prises en compte dans les orientations de la politique mondiale. Elles voudraient devenir membre du Conseil de Sécurité, elles mènent bataille contre l’OMC pour un accès aux médicaments génériques…

On a pourtant le sentiment que l’occident fonctionne avec le même logiciel. Est-ce une erreur d’appréhension ou un refus de la réalité ?

Pour reprendre votre expression, on peut considérer qu’il y a le logiciel mental et le logiciel économique. L’économie s’adapte au déplacement des espaces vers l’Asie notamment. Elle a compris que les marchés sont là. Elle entend répondre au besoin de consommation des nouvelles classes moyennes. Toutes les analyses de l’OCDE ou d’Ubifrance pour l’hexagone, le confirment. En revanche, le logiciel mental débouche sur une lenteur de compréhension ahurissante que l’on peut considérer comme une forme de refus de s’adapter à la nouvelle donne. C’est un peu comparable à la décolonisation institutionnelle. Elle s’est opérée dans les années 60, mais nous n’en avons toujours pas terminé avec la décolonisation mentale.

Malgré les 30% de sa population sous le seuil de pauvreté, vous qualifiez la situation de L’Afrique du Sud comme une source d’espérance pour le continent…

 

La société sud-africaine demeure, il est vrai, très inégalitaire. L’apartheid s’est déplacé, il est aujourd’hui socio-économique. Mais malgré ses fractures le pays est aujourd’hui une grande puissance économique avec un afflux migratoire important. C’est aussi une grande puissance diplomatique. Le pays investit en Afrique australe. Sur dix ans on relève une augmentation constante de son budget de l’éducation à l’instar de la Corée du Sud dans les années 70. Autre indicateur important, c’est un des premiers pays du monde pour les affectations privées /publiques en recherche et développement ce qui devrait encore propulser son économie.

On a vu les Brics et le FMI se porter au secours de l’Europe engluée dans la crise financière. Quelles incidences peut-on en attendre ?

Pour les Brics, c’est un signal fort. Le ministre des finances brésilien vient d’appeler son homologue portugais pour lui proposer de le soulager de certaines dettes, le ministre angolais a fait la même démarche. On imagine avec quelle satisfaction… Notons que l’offre ne valait pas que pour le plaisir mais aussi parce qu’ils en avaient la capacité. Il en va de même quand la Chine offre sa contribution pour soutenir l’Euro, elle le fait parce qu’elle a diversifié ses placements sur le marché monétaire. Depuis un certain temps, le FMI mène également une politique de diversification des aides. Sa participation financière en Europe découle de cette logique. L’UE n’a pas attendu le FMI pour s’engager dans une politique d’austérité.

Votre itinéraire se conclut sur une note optimiste…

Oui, je dis souvent aux gens de créer leur propre système d’acquisition de l’information. Ce qui est désormais possible avec Internet. Il est difficile de sortir du prisme de l’information qui confond l’urgent et l’important, ce qui ne donne pas un reflet exact de la situation. A la fin du livre, on trouve un tableau qui fait apparaître des évolutions souvent imperceptibles. On se rend compte que globalement le nombre d’enfants scolarisés et d’adultes alphabétisés est en hausse – y compris la scolarisation des filles dans les pays arabes – que les budgets de santé publique sont en augmentation en part du PIB, que le nombre de conflits est historiquement bas… Il reste que ce faisceau de bonnes nouvelles demeure très inégalement réparti, mais le monde change et il pourrait même aller mieux… « 

recueilli par Jean-Marie Dinh

* Le Lépac est un laboratoire privé, indépendant, de recherche appliquée en géopolitique et prospective.

Le Dessous des cartes Itinéraires Géopolitiques, éditions Tallandier, 29,9 euros.

Voir aussi : Rubrique International, rubrique Géopolitique, rubrique Politique internationale, Rubrique Société, Décolonisation, rubrique, Rencontre,

 

Rapport sévère de la Cour des comptes sur l’éducation nationale

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« L’éducation nationale face à l’objectif de la réussite de tous les élèves » : c’est le titre du rapport public de la Cour des comptes, résultat d’une enquête menée dans les établissements scolaires de six académies, ainsi que dans trois pays étrangers. Le rapport conclut au constat d’une forte inégalité des chances entre les élèves et à l’incapacité de l’éducation nationale à atteindre les objectifs que lui assigne la loi.

La France est un des pays où les destins scolaires sont le plus fortement corrélés aux origines sociales : 78,4 % des élèves provenant de catégories sociales favorisées obtiennent un baccalauréat général, contre seulement 18 % des élèves d’origine sociale défavorisée. L’enseignement scolaire public coûte 53 milliards d’euros par an pour 10 millions d’élèves. Avec environ 3,9 % du PIB, l’efficience du système scolaire français se situe dans la moyenne de l’OCDE. Mais les moyens restent majoritairement répartis comme si l’offre scolaire devait être uniforme sur tout le territoire.

Le système scolaire français est resté fondamentalement inchangé depuis des décennies, alors même que ses objectifs ont évolué : ainsi, la définition de l’activité des enseignants a été fixée en 1950, quand le taux de bacheliers était de 5 %, et le système reste très majoritairement géré par le haut, alors que la difficulté scolaire ne peut être connue et traitée qu’à la base.

Recommandations de la Cour : le système scolaire doit passer d’une logique de gestion par une offre scolaire uniforme – qui est inefficace, qui l’épuise financièrement et qui est contraire à l’égalité des chances -, à une logique de gestion par la demande scolaire, c’est-à-dire fondée de façon prioritaire sur la prise en compte des besoins très différents des élèves.

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Voir aussi : rubrique éducation comment achever l’éducation Nationale,