Japon, une légende à réinventer ?

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Dans mon appartement, à la télévision, j’ai vu et revu ces images en boucle des marées boueuses emportant tout, des raffineries en feu au bord de la mer, puis du nuage de fumée au-dessus de la centrale nucléaire. Tels les raz-de-marée qui ont avalé nos barrages du Pacifique, ces images me martelaient les yeux, les oreilles, l’esprit et le cœur. Elles pénétraient jusque dans mon système nerveux, faisant naître en moi le sentiment aigu de perdre le pays et de gagner une fascination pour la mort qui détournait ma conscience.

Je me citais inlassablement des exemples de notre technologie de survie et d’adaptation aux changements de milieu, art majeur au Japon, grâce à la recherche de la souplesse et de la légèreté dans les artefacts et les mouvements de l’esprit et du corps. Je me récitais les légendes entourant la tragédie et la reconstruction d’Hiroshima, pour le moins miraculeuses ; je me représentais même ce qu’a saisi l’œil des aviateurs de la Seconde Guerre mondiale, en position de départ sans retour, dans leur dernier baiser du regard à l’adresse de la longue bande de terre qu’ils appelaient empire du Soleil-Levant. Enfin, de tous ces débris de la mémoire collective, je tentais de me reconstruire, à l’encontre des images de la télévision, ma patrie, qui devait, me semblait-il, passer elle-même bientôt pour une légende.

Mais il n’était pas possible de masquer la cruelle évidence de la fragilité de mon pays, isolé au bord d’un océan vraiment «trop grand pour lui». Malgré la légende d’un Japon expert en résurrection et en renaissance, la colonne vertébrale du territoire a failli cette fois-ci. Ses racines ont été remuées dans leur assise, et ont subi des modifications de l’axe de l’écliptique. La précaire existence de l’île au gré des flots se révélait soudain, devant le monde entier, n’être pas une affaire d’esthétique ni de poésie, encore moins de psychologie collective, mais d’évolution de la Terre.

Il y a quelques années, un de nos grands voisins a déclaré ceci, à la manière d’un fanfaron : «Une île aussi petite que le Japon aura disparu dans trente ans.» Il a dit cela dans une perspective économique mais, après le 11 mars, rarement un défi s’est révélé capable de nous toucher aussi douloureusement le cœur que celui-là. La patrie, pour nous, c’est ce que chantait Du Fu (712 -770), poète originaire de ce pays voisin, que nous, petits écoliers japonais avions appris par cœur à l’école : «Après la défaite, devant la patrie en ruine, je retrouve les montagnes et fleuves toujours aussi tranquilles.» C’est le refrain qui montait aux lèvres des survivants d’Hiroshima au sortir de l’été 1945. En mars 2011, il nous faut de tous nos moyens réinventer la notion de patrie.

Loin de Paris, loin de Montréal, l’archipel japonais semble cependant continuer d’accomplir les devoirs quotidiens inscrits dans son carnet de bord, tranquillement comme avant. Le Japon ne change rien à ses habitudes. Les gens de Tokyo n’ont même pas pris un jour de congé depuis le 11 mars. La terre frémit encore, les réacteurs incandescents toussent dangereusement et on craint le réveil imminent de quelque volcan endormi. Les opérations de secours continuent avec ordre. On a déjà secouru 10 000 personnes. Mais on sait qu’il y aura vraisemblablement une vingtaine de milliers de morts. A côté des nouvelles alarmantes et décourageantes, chacun continue de poursuivre sa tâche sans sourciller, en diminuant la consommation d’électricité, de gaz et de téléphone de moitié, pour en laisser aux zones en souffrance. Une telle constance du peuple japonais contraste avec l’appel à l’exode immédiat lancé par les ambassades étrangères à Tokyo en direction de leurs ressortissants. Les étrangers installés depuis longtemps au Japon, mais trop conscients de ce que veut dire «l’échec de refroidissement d’un réacteur nucléaire», se sont éloignés, avant le 13 mars, du périmètre de 300 kilomètres des centrales. Certains d’entre eux restaient mystifiés, d’autres en colère, devant l’immobilisme japonais. Mais cet immobilisme n’a rien à voir avec une éventuelle insuffisance d’informations, comme l’a soupçonné un journaliste britannique, et encore moins avec une cécité volontaire sur la situation. Pour penser la patrie, j’en viens à l’héritage spirituel et à son essence immatérielle, qui dictent sans doute un tel comportement concerté chez les Japonais, au-delà de leur fameux esprit de groupe. C’est peut-être là que je peux trouver un fil pour remonter à la raison de notre continuité, à un certain héritage d’esprit qui s’associe au territoire et qui s’en dissocie librement aussi. Peut-être, à l’image même d’un archipel, l’hermétisme moral est-il l’envers de l’ouverture à l’incertitude de la vie comme à la force inconnue de la terre ?

Je vais terminer en vous transmettant quelques mots de mes compatriotes. D’abord un épisode : dans la nuit du 11 au 12 mars, les trois cents rescapés de la noyade après le raz-de-marée sur la préfecture de Miyagi s’étaient réfugiés au dernier étage d’un hôpital. Ce soir-là, il faisait particulièrement froid, mais le ciel était dégagé. Tout comme après les orages, les étoiles brillaient tout près de la terre. Ces rescapés, dont personne ne savait encore s’ils étaient vivants ou pas, se sont tour à tour allongés sur le dos, sur le toit du bâtiment, pour écouter le chant du ciel nocturne. Après avoir été secourus, ils ont dit de concert : «Qu’elles étaient belles, les étoiles…» Insouciante et candide, cette sensibilité héritée est également pragmatique, comme le montre le propos d’une amie écrivain, en référence à la fois à sa maladie incurable et aux accidents nucléaires de Fukushima : «Je ne préfère pas l’optimisme ni le pessimisme, seulement je ne désespère pas. Marchons.» Jubilatoire, un collègue a laissé ce mot sur son blogue : «Tout est revenu à zéro ! Alors il n’y a plus qu’à travailler ensemble ! Nous allons tout refaire, à zéro, ç’a toujours été comme ça !»

Yukito Kano*

Texte publié dans le Devoir au Québec.

*Yukiko Kano Professeure de lettres françaises à l’université Kobé-Jyogakuin et membre fondatrice de l’Association japonaise des études québécoises (Ajeq)

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