Cynthia Fleury : “Aimer, c’est politique”

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Elle est philosophe et psychanalyste, elle exerce comme professeur, chercheur et praticien dans un univers contrasté, composé de prestigieux établissements d’enseignement supérieur (Ecole Polytechnique, Sciences Po Paris, HEC, American University of Paris), du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, de la cellule d’urgence médico-psychologique du Samu, et de l’Hôtel Dieu – où elle vient de créer la première chaire de philosophie en secteur hospitalier. Des métiers, un terrain d’expérimentations et d’actions qui mettent ses convictions à l’épreuve – et se nourrissent – d’un public et d’une matière protéiformes, et qui la confrontent au « Réel ». Un réel dont elle appelle à combattre le « poison » marchand, matérialiste, spéculatif afin d’épanouir « l’être individué », c’est-à-dire l’être sujet, affranchi, désaliéné, singulier, créateur, altruiste et libre qui conditionne son « irremplaçabilité » aujourd’hui menacée. Sa multidisciplinarité confère à Cynthia Fleury d’être particulièrement légitime pour examiner l’humanité de l’Homme dans le prisme des systèmes, des technologies, des performances, du pouvoir et des vassalités qu’il déploie. Son auscultation est radicale, mais aussi espérance si « l’amour » qui construit l’être intrinsèque et l’être social parvient à s’imposer.

Acteurs de l’économie – La Tribune. Permettre à tout individu d’être ou de redevenir sujet selon le processus d’« individuation », reconnaître le caractère inaliénable et singulier de la personne humaine, et ainsi établir le principe d’« irremplaçabilité » de l’Homme grâce auquel prennent forme le sens et l’utilité de l’existence. Votre essai Les irremplaçables (Gallimard) traite de cette nécessité, qui conditionne une multitude d’enjeux : l’éducation, la considération de l’essentiel, le rapport au pouvoir, la relation au temps, la salubrité de la démocratie, le modèle capitaliste… Irremplaçable : l’individu l’est-il aujourd’hui moins qu’hier ?

Cynthia Fleury. Le phénomène de « chosification » de l’individu n’est pas nouveau mais depuis une vingtaine d’années, nous assistons à son retour, et à son accroissement, via des dynamiques et des procédures d’interchangeabilité, qui donnent à l’individu un sentiment de désingularisation, et donc de déshumanisation. Ce mouvement a pour socle principal la révolution managériale et le renouveau de la rationalisation scientifique.

Des travaux de Jeremy Bentham (1748-1832) à ceux de Winslow Taylor (1856-1915), l’organisation scientifique du travail a toujours fait l’objet de doctrines convergeant vers cette rationalisation déshumanisante, mais le tournant des années 1960 et le besoin de s’extraire de cette chape font apparaître un souci inédit sinon d’irremplaçabilité au moins de resingularisation. Cette « respiration » ne se révèlera toutefois que temporaire ; le cadre ultraconcurrentiel et ultramarchand symptomatique du monde libéral au XXIe siècle asservit la civilisation à un diktat hégémonique : la raison économique s’impose à tout, comme l’alpha et l’omega de la vie et du sens. Tout est monétarisé.

La règle marchande et consumériste impose aux biens matériels celle du renouvellement effréné, de la substitution presque instantanée ; le principe de remplaçabilité contamine-t-il donc l’Homme ?

Absolument. « Je ne vaux rien, je me sens ou me sais totalement remplaçable et interchangeable », me confient des patients. Mais cette réalité n’est pas nouvelle, elle est seulement exacerbée. En quelle année le penseur autrichien Günther Anders rédigea-t-il L’obsolescence de l’homme ? En 1956.

Le modèle architectural « panoptique » inventé par Jeremy Bentham et son frère – édifier une tour centrale permettant aux surveillants de contrôler sans être vus les prisonniers incarcérés dans des bâtiments disposés en arc de cercle – fut déployé à d’autres fins que les geôles, notamment dans les écoles, les hôpitaux et les manufactures industrielles. Partout où se concentraient la hiérarchie des individus, la présence de fortes vulnérabilités et l’exercice des dominations. Michel Foucault, dans Surveiller et punir (Gallimard, 1975), décela d’ailleurs dans cette « visibilité organisée entièrement autour d’un regard dominateur et surveillant » l’essence même du modèle disciplinaire moderne.

Le cercle de la rationalisation scientifique s’est donc extraordinairement ouvert à un nombre inédit de strates de la société. Des territoires qui en étaient autrefois davantage préservés sont désormais assujettis à la logique marchande – éducation, santé, relations affectives – et succombent à l’ultime avatar de la rationalisation : celle de la financiarisation spéculative, qui semble fasciner comme jamais. Or c’est un leurre, car la rationalisation du profit charrie son propre lot de perversion, d’échecs, d’inégalités criantes, de désillusions.

Famille, école, enseignement supérieur, association, entreprise : les espaces d’accomplissement de la dynamique d’« individuation » – processus de création et de distinction de l’individu – s’étagent tout au long de l’existence. Quelles sont les entraves communes et singulières à ces différentes étapes ?

La dynamique d’individuation fait s’exprimer « une intelligence dans un certain contexte » ; cela signifie que ce qui est entrave à un moment particulier peut, à un autre, susciter un dépassement ou révéler une vertu. Bref, toute contrainte n’est pas entrave. Les obstacles à l’individuation peuvent toutefois être réunis sous un même vocable : la maltraitance. Une maltraitance dont les manifestations couvrent un spectre immense : manque d’attention, indifférence, refus de considérer l’interlocuteur comme un « sujet » avec lequel on établit une relation qualitative intersubjective, etc… jusqu’à l’expression la plus ultime, lorsqu’elle attente à l’intégrité morale, psychique et bien sûr physique. La maltraitance est un mode d’instrumentalisation de l’autre, qu’elle relève du cercle familial, institutionnel ou professionnel.

L’école également est un lieu de maltraitance, et notamment de récidives. Récidives des mécanismes d’inhibitions, dans le meilleur des cas sociales, et, au pire, cognitives ; à l’école en effet, on apprend trop souvent à ne penser que selon un cadre comprimant, réducteur, uniformisé. La méthode, la discipline sont totalement nécessaires au processus d’individuation, mais elles ne se confondent pas avec la désingularisation.

Quant à l’entreprise, elle a cultivé sans retenue l’instrumentalisation de l’individu. Sous couvert d’encourager l’autonomisation, l’émancipation, l’authenticité, le talent, la réalité de chaque salarié, les systèmes d’organisation du travail et de management ont exacerbé son individualisme et son isolement, ils l’ont mis délibérément en danger notamment en faisant voler en éclats les stratégies collectives de défense et en enfermant ce « sujet » dans une perspective exclusivement utilitariste et subordonnée. En d’autres termes, « comment vais-je m’employer à faire de cette singularité un client ou un travailleur encore plus assujettis ? », s’interrogent la plupart des directions d’entreprise.

Benoît Hamon veut en finir avec les notes qui briment à l'école

« L’école est un lieu de maltraitance, mais aussi de récidives des mécanismes d’inhibitions, au mieux sociales au pire cognitives. »

L’éducation constitue la condition peut-être la plus déterminante à la réussite d’un parcours d’individuation. Quels sont les principaux fondements d’une éducation à l’individuation ? Et dans un monde inédit voire totalitariste d’ultra-compétition, est-il possible d’éduquer à ne pas être réduit à un simple agent de compétition, à un agent en survie plutôt qu’à un agent bâtisseur ?

Chaque parent est en prise à des conflits de loyauté et de légitimité forts. En effet, nous sommes pleinement conscients des insuffisances (morales, culturelles…) et des dangers (compétition mortifère, inégalités aggravées, technologisation tentaculaire, déshumanisation économique) dont nous voulons préserver nos enfants. Mais pour cela, il faudrait quasiment les extraire dudit milieu, compétitif et parfois sclérosant, de la société. Or c’est délicat, et lourd de conséquences quasi irréversibles.

En fait, le système éducatif marie les antagonismes et les oxymores comme nul autre : il fournit des armes à la fois pour être acteur assumé et conquérant de cette compétition (ou sa victime), et pour imaginer la déconstruction de cette compétition et la naissance de nouveaux territoires d’épanouissement. Démultiplier les modèles d’apprentissage scolaire, les diversifier, aiderait à déscléroser nos mécanismes éducationnels. La famille a aussi un enjeu-clé : offrir la capacité à l’enfant de résister aux injonctions de ce contexte ultracompétitif hégémonique, ne pas être l’objet de sa disqualification, et surtout l’éveiller à remettre en cause et à dépasser cedit contexte que l’on sait intrinsèquement destructeur.

Entrer dans un processus d’individuation exige de voyager très loin au fond de soi. Et ainsi d’accepter de se mettre en risque voire en danger en allant creuser là où sont nichées les vulnérabilités qui « font » trésor. Connaître et se connaître impliquent, le démontrez-vous d’ailleurs, « d’être en risque », ce risque qui fonde la valeur et la densité du souci de soi. La hâte, la superficialité, la technologie numérique, le matérialisme mais aussi l’obligation de performance et de solidité qui caractérisent la civilisation occidentale en constituent-ils un obstacle « dépassable » ou rédhibitoire ?

Rien n’est jamais rédhibitoire, mais tout a un prix. Et celui de l’affranchissement est considérable. En effet, contester le réquisit de la performance et de la compétition et s’en extraire a pour conséquence d’être aussitôt placé en accusation. Refuser de se soumettre à une telle évaluation, c’est prendre la décision d’être non pas soupçonné d’avoir une valeur autre, mais catégorisé sans valeur. C’est prendre le risque d’une mort sociale. La marge de manœuvre est donc en réalité extrêmement étroite, et même quasiment inexploitable.

Que font, in fine, l’immense majorité des individus ? Soit par aveuglément soit par résignation consciente, ils se mettent au service de cet ordre suprême de la performance, seul à même de leur permettre d’être « reconnus ». Et la reconnaissance est ici bien plus que sociale : elle est ontologique, elle conditionne le regard que vous portez sur votre propre être, et le lien que vous fondez avec tout autre et donc avec l’ensemble de la société. Qui est prêt à payer ce prix de l’affranchissement, qui a pour noms isolement, non reconnaissance, solitude ? Les ermites ou certains marginaux ? Ceux qui ont renoncé à ce que nous faisons tous : négocier, c’est-à-dire faire les arbitrages et trouver les compromis grâce auxquels on conserve un peu d’intégrité dans un système qui s’emploie à la nier.

Quelle est votre estimation du « bon risque », mais aussi de la « bonne instabilité », de la « bonne précarité » qui déterminent notamment la faculté d’entreprendre ? Principe de précaution qui a outrepassé ses prérogatives initiales, sécurité de l’emploi dans un secteur public ultracorporatiste et dont certains privilèges sont devenus indicibles, garanties excessives exigées par les systèmes bancaire ou assurantiel, pressions morales de toutes sortes : est-on encore encouragé à « être en risque » ?

Jamais le monde occidental n’a dénombré autant de millionnaires, comptabilisé autant de richesses, accumulé autant de PIB – le fameux indice censé faire la démonstration de la bonne santé des nations -, fait naître et aggloméré autant d’intelligences et de qualifications… et pourtant la plupart des disparités demeurent considérables, et certaines mêmes s’aggravent. La « crise » a bon dos, c’est-à-dire que le vocable est opportun pour qui veut dissimuler ses réalités et ses manifestations dans leurs détails.

Or justement, l’examen de ces détails révèle qu’une partie du monde est performante dans la précarité – grâce à ses revenus, son niveau de qualification, son origine sociale, etc. -, et fait supporter aux autres, globalement démunis, les répercussions néfastes de cette précarité. Tout le monde n’est pas armé de la même manière pour tirer profit du risque. Et surtout le « risque » n’est pas reconnu dans sa pluralité. Ceux qui supportent le risque aujourd’hui, ce sont principalement les travailleurs précarisés.

Est-il acceptable que du bondissement du nombre de working poors résulte l’enrichissement supplémentaire de dirigeants et actionnaires d’entreprises ? Doit-on tolérer cette précarité structurelle qui développe des logiques et des outils « incapacitaires », enfermant ses « détenus » dans une course pour honorer les injonctions du court-termisme, telle une pyramide de Ponzi ?

La mondialisation n’est pas pour autant « que » dégâts, et parmi ses bienfaits il faut retenir la mobilité, c’est-à-dire l’opportunité et la faculté d’investiguer bien au-delà de son territoire, de sa culture, de son pays, de son économie d’origine. Mais là encore, attention : croire que nous sommes égaux face à cette belle perspective est un leurre. La mobilité ne repose pas sur un accès totalement démocratisé et équitable aux outils qui permettent de la vivre. Quiconque n’est pas bilingue, ne maîtrise pas le numérique, n’a pas accès aux bons circuits d’information, est disqualifié. Travailler à juguler ces écarts est un devoir pour l’Etat et tous les rouages – y compris bien sûr l’entreprise – de la nation.

S’individuer, c’est s’extirper de sa « minorité » – l’incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui -, c’est être en dynamique d’autonomisation pour s’accomplir. Et être libre. Cette minorité fut contestée avec bonheur au Siècle des Lumières ; trois cents ans plus tard et au-delà des apparences, ne s’est-elle pas réimposée, sous d’autres formes ?

Dans le sillage des villes, des métiers, des structures du travail, des classes sociales, la société contemporaine est frappée de « déshomogénéisation ». Il ne s’agit pas là d’une régression, mais simplement d’un fait, aussi massif qu’incontestable, lié à la mondialisation. Ses effets sont accentués par l’exacerbation des identités culturelles, des communautés et des blessures narcissiques de toutes sortes, par l’égalitarisation des conditions d’existence, la crise des autorités, le sentiment croissant de défiance à l’égard de la science, le retour des idéologies et des religions, etc. Tout cela compose un volcan.

Justement, si l’on considère que le processus d’individuation et donc de singularisation permet de juguler la loi du déterminisme social et culturel, faut-il juger, à l’aune des inégalités sociales à la naissance toujours aussi élevées, que ce processus s’exprime très faiblement ou que certains obstacles à son accomplissement sont insurmontables ?

Nous continuons à assimiler l‘individualisme et l’individuation. Or le premier sert très vite les idéaux pervertis des mécanismes néolibéraux, alors que la seconde les décrypte et les déconstruit. L’individuation est une « capacité critique » qui ne conteste nullement le sentiment d’affiliation, sauf qu’elle privilégie l’appartenance symbolique, celle qu’elle réinvente plutôt que celle dont elle « s’origine. » Ce qu’il faut comprendre, c’est ce lien intrinsèque entre les sujets et l’Etat de droit ; ce dernier se nourrit de leur individuation, sans elle, il ne peut se revitaliser. Les obstacles à l’individuation ne sont pas insurmontables, ils sont simplement culturellement, sociologiquement, très ancrés. La valeur de l’individuation est à légitimer, dans sa dimension psychique et politique.

Le travail forme un terreau fertile, mais l’organisation du travail et les injonctions qui l’encadrent – productivité, performance, compétitivité, rentabilité, mobilité, docilité, etc. – souvent assèchent le potentiel de réalisation et d’émancipation. Le sens d’un métier peut être effacé par le déficit de sens de l’organisation qui sert de support à l’exercice dudit métier. De nouvelles formes d’organisation du travail voient le jour, qui tentent de conférer à la singularité toute sa richesse. Font-elles espérer la réconciliation de l’Homme et de l’entreprise ?

Absolument, même s’il faut raison garder ; ce qu’elles représentent est encore trop faible et ne pèse guère face aux entreprises ligotées aux règles déshumanisantes. Toutefois, par conviction véritable, pour répondre aux pressions des consommateurs ou aux injonctions de la RSE (responsabilité sociale et sociétale), les collectifs de travail sensibles à des organisations managériales reconnaissant les vertus de l’individu singulier semblent de plus en plus nombreux. Même des multinationales commencent à admettre que cette reconnaissance sert l’efficacité d’ensemble de l’entreprise.

« Devenir un collaborateur, c’est devenir remplaçable, c’est entrer dans la chaîne et vivre sans avenir, c’est vivre comme si l’avenir disparaissait. » Ce propos de Günther Anders dans L’obsolescence de l’Homme doit-il signifier que le principe de collaboration, axe cardinal de l’organisation, du management, de la culture même des entreprises est un non sens, ou plutôt n’a pas de sens éthique – cette éthique que vous qualifiez être « le Réel auquel l’Homme n’a pas accès lorsqu’il renonce à son irremplaçabilité » ?

Günther Anders comme Hannah Arendt ont exploré les ressorts de la banalité du mal et mis en lumière le processus de désubjectivation : dans quelles circonstances et pour quelles raisons décide-t-on de ne pas ou de ne plus être sujet, c’est-à-dire de se soustraire à l’exercice et à l’« assumation » de ses responsabilités ? Les « cas » d’Eichmann et d’Eatherly sont emblématiques : le premier, fonctionnaire zélé, a dirigé la logistique et l’administration de la « Solution finale » et le second pilota l’un des avions d’assistance de celui qui largua la bombe atomique sur Hiroshima. Leurs arguments face à leurs responsabilités de l’indicible ? Totalement opposés : Eichmann, c’est le déni, le fait d’avoir exécuté les ordres, d’avoir été un « rouage » – sous-entendu : un autre aurait fait la même chose. Earthely, c’est l’impossibilité à accepter l’horreur de son geste, et sa folie grandissante devant une société qui ne veut pas reconnaître sa propre horreur.

Tous deux, face à des injonctions étatiques humainement inconcevables, justifièrent l’abdication de leur sujet en employant des trajectoires très différentes. L’Américain voulut faire acter la défaillance profonde de l’Etat de droit – il en deviendra fou -, l’Allemand quant à lui tergiversa sans cesse lors de son procès (à Jérusalem en 1961) et en réponse aux appels des magistrats à resubjectiver les actes de son passé nazi : incapable d’assumer son « sujet » dans certaines circonstances – celles qui l’interrogent sur l’Histoire avec un H majuscule -, totalement « sujet » dans d’autres – celles qui sollicitent sa petite histoire personnelle. Cette capacité à cliver, à être sujet et non sujet au gré des contextes et de son intérêt, est la preuve qu’il n’était pas fou et était en pleine conscience.

Cet exemple incarne la problématique de la responsabilité. « S’individuer, c’est prendre conscience que l’on doit au monde », rappelez-vous d’ailleurs. Le monde, c’est la planète et c’est aussi sa famille, c’est le paysan d’Afrique et c’est aussi son voisin, c’est une ethnie entière et c’est aussi son collègue de travail… S’individuer modifie notre conception des droits et des devoirs dans le sens d’une plus grande responsabilité…

Indéniablement. Et c’est pourquoi l’évocation du double cas d’Eichmann et d’Eatherly n’est pas une digression ; elle illustre la question, fondamentale, de l’engagement dans le récit collectif. Et il ne faut pas croire qu’elle n’est pas riche d’enseignement, même appliquée à un contexte en apparence plus anodin, comme l’entreprise. Chaque jour, dans le monde du travail, il est proposé au sujet soit d’assumer sa responsabilité, soit de s’en défausser. Certes nous ne sommes que les maillons d’une chaîne – sur la planète, dans sa ville ou sa communauté, sur son lieu de travail, etc. -, mais utiliser cette réalité pour se décréter ou être considéré interchangeable et ainsi fuir ses responsabilités, est fallacieux.

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« Dans quelles circonstances décide-t-on de ne pas ou de ne plus être sujet, de se soustraire à l' »assumation » de ses responsabilités? Eichmann, maître d’oeuvre de la Solution finale, est un cas d’école. » Ici, lors de son procès. (Crédits : Flick’r / The Huntington Theatre Company)

« Etre irremplaçable, ce n’est pas refuser d’être remplacé, c’est simplement avoir conscience de son caractère irremplaçable », rappelez-vous. Personne n’est irremplaçable, chacun est indispensable. Notamment dans la tête des créateurs d’entreprises, le principe d’irremplaçabilité se confond parfois avec la notion de toute-puissance, et surtout devient un obstacle au cheminement des salariés vers leur propre individuation. Dans un environnement dominé par l’image, le marketing, les médias, et qui sacralise performance, narcissisme, vanité, cette confusion des genres prend-elle une dimension inédite ?

Ce monde contemporain est en effet frappé de folie narcissique immense, nourrie par un mythe de la personnalisation extrême. Il est celui du spectacle – ce n’est bien sûr pas nouveau, comme pouvait l’illustrer toute cour des rois qui était un théâtre permanent -, mais sous le joug d’un système panoptique qui superpose les écrans dans le prisme desquels chacun est sous l’œil de chacun, le phénomène s’est amplifié de manière inédite.

Tout désormais est « accélération », notamment des existences, tout est « marchandisation » de la célébrité ou de la notoriété par la faute desquelles chacun devient son propre outil de « chimérisation » et donc cherche lui-même à devenir marque, à être repéré comme produit à forte valeur ajoutée. Les réseaux sociaux et les followers – qui non seulement établissent notre notoriété mais conditionnent la reconnaissance de ce que nous faisons – forme une impressionnante mise en scène de l’ego, et cela même malgré soi : difficile de s’extraire, là encore, du diktat de la visibilité et de la traçabilité pour faire connaître et valider auprès du plus grand nombre ce que l’on entreprend ou expérimente, sans en payer le prix fort.

Se retirer du jeu de l’hypervisibilité est compliqué, subir l’hypervisibilité est invivable. C’est cette double contrainte qui produit une hybridation psychique, nullement nouvelle, mais exacerbée entre les complexes de toute-puissance et ceux d’infériorité.

Il n’y a pas de possibilité d’individuation si le temps que l’on donne à cheminer vers soi est furtif ou trop rare. Le rapport au temps est pluriel et contrasté, l’impression est que nous dominons un temps qui en réalité ne nous a sans doute jamais autant asservis, et le temps semble avoir pour vocation première justement celle de nous écarter de cette rencontre avec nous-mêmes. Hannah Arendt n’avait de cesse de dénoncer la quasi disparition de la scholè, le « temps pour soi ». S’il existe un domaine qui semble avoir irrémédiablement échappé à notre souveraineté, c’est bien celui-là…

Le temps est capturé, et d’ailleurs cette confiscation est particulièrement préoccupante et pénalisante, puisque le temps forme le premier espace vital de l’homme, il est sa véritable « maison ». Dépossédé d’un toit ou d’un lieu physique, l’individu peut en trouver un ailleurs ; c’est loin d’être aisé, mais je crois que la création d’un « temps propre » est encore plus menacée et porteuse de conséquences fâcheuses. Le premier responsable de cette confiscation est l’obligation de productivité, et la principale conséquence est l’abandon du souci de soi et de la capacité critique à contester cet outil de production. La lutte pour récupérer ou reconquérir du temps pour soi est un acte politique majeur.

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« Google, Apple, Facebook, Starbucks, n’auraient pas pu élaborer leurs montages d‘optimisation fiscale sans la complicité du ministère du Budget. »

Dans quelles proportions le processus d’individuation conditionne-t-il la faculté créatrice ? Comment, notamment dans l’entreprise, peut-on donner une concrétisation collective et tirer la quintessence commune aux processus personnels d’individuation ?

Etre individué ne signifie pas forcément être davantage « équipé » pour créer. Le processus créatif résulte de racines, de ressorts, de moteurs extrêmement variés. Ensuite, il y a plusieurs façons de « créer », de faire œuvre : la fraternité, comme l’art, est une œuvre fondamentale. Certains seront des « accoucheurs » de la créativité d’autrui, des Pygmalions, d’autres encore seront des muses, etc.

Quel est l’enjeu de la création si ce n’est de s’extraire de la rivalité mimétique et de faire émerger un désir propre ? Cet inattendu, cette insubordination, cette culture de l’expérimentation – économique, managériale, mais surtout existentielle – qui bouscule la stratégie planifiée, l’entreprise doit avoir pour dessein de les favoriser plutôt que continuer à les décourager. Pour cela, elle doit accepter que le profit ne soit pas la finalité de sa stratégie mais simplement un moyen au service d’une invention sociale plus déterminante.

Le débat sur la nécessité ou l’utilité du travail dominical a basculé. Il y a encore une dizaine d’années, les vertus du repos dominical – du temps commun à tous (ou presque) pour penser à soi et avec l’autre, et pour prendre ses distances, un jour par semaine, avec le rouleau-compresseur consumériste et productiviste – l’emportaient ; au nom d’injonctions économiques mais aussi de la liberté pour l’individu de faire le choix de travailler le dimanche, elles se sont effacées. Est-ce symptomatique d’un bouleversement profond de la société en faveur du plaisir strictement personnel, strictement immédiat, strictement matérialiste ?

Ne nous leurrons pas : personne ou presque n’aspire à vouloir coûte que coûte travailler le dimanche, et ce volontariat a pour seule motivation, compréhensible, la gratification pécuniaire – pour beaucoup, soumis à des salaires ou à des temps partiels peu rémunérateurs. Ceci étant, la généralisation et donc la banalisation du travail dominical ne sont pas sans conséquence sur la manière dont nous partageons notre temps libre.

Le dimanche n’était pas trop « monétarisé », pas trop « marchand » ; aujourd’hui, il devient un jour où l’on consomme encore plus. Le repos, ce n’est pas seulement l’absence d’activité, c’est aussi un certain type de partage avec autrui. Il faut veiller à maintenir une société dans laquelle partager, hors d’un système marchand, socialement et humainement des respirations hebdomadaires, en famille ou entre amis, n’est pas aléatoire.

L’atomisation des règles infecte nécessairement l’affectio societatis, et est donc propice à enflammer certains maux dans la société : abandon, solitude, violences, dépressions, etc. Assurer à chacun sa liberté de travailler est essentiel, mais il faut aussi admettre qu’il n’existe aucune vie sans limites, sans construction d’espaces et préservation de temps communs. Ces espaces et ces temps évoluent bien sûr au gré de l’histoire, ils doivent être pensés indépendamment des institutions, et notre époque propice aux « co », et notamment à la co-élaboration, peut d’ailleurs se révéler créative en la matière. Mais la sanctuarisation de cet affectio societatis (même s’il est profondément plastique) est capitale et incontournable.

Le verbe et le substantif pouvoir ne portent pas le même sens. Pouvoir utilement pour soi et les autres exige d’être en rapport à un pouvoir adéquat. De quel substrat éthique et moral, politique et législatif, faut-il encadrer le triple exercice du pouvoir, de l’autorité, de la discipline pour qu’ils soient utilité personnelle et collective, pour qu’ils fassent éclore ou grandir l’être sujet plutôt qu’ils ne le vassalisent et l’instrumentalisent, pour qu’ils fassent lien social plutôt que domination ?

Désubstantialiser « le pouvoir » est une condition essentielle pour s’affranchir d’un rapport idolâtre, fallacieux, duplice audit pouvoir. Le pouvoir est une réalité complexe et ambivalente. Il est circulaire, il n’est pas l’apanage d’un seul, mais d’un réseau dans lequel les membres s’adoubent réciproquement. Il est renforcé par nos croyances dans son inéluctabilité alors qu’il est un artefact, fabriqué de toutes parts par les dominations symboliques et socio-économiques. Ses mécanismes relèvent d’une religion continuée, soit d’un même type de croyances, de fascinations, et de soumissions volontaires.

Á l’inverse, le verbe « pouvoir » signifie la dynamique de transformation, à laquelle il est essentiel que le plus grand nombre souscrive et participe. Essentiel, afin qu’une action concrète en résulte, et cela nécessite au préalable que ces producteurs du verbe pouvoir soient organisés. L’autodiscipline est le meilleur allié du faire, au sens où c’est une vertu opératoire, qui permet de rendre possible et efficace ce faire.

Quant à l’autorité, elle forme un pilier de la démocratie. Elle est ce surcroît conféré à des individus ou des institutions que l’on juge « légitimes » pour nous représenter, ou nous accompagner dans notre propre cheminement d’apprentissage, ou encore auxquels on se réfère pour organiser la cité, et plus généralement nos vies. L’autorité nous permet de devenir « auteurs », à notre tour. C’est le contraire de l’autoritarisme.

Le processus d’individuation interroge d’ailleurs en profondeur les manifestations de la domination, il met en lumière le rapport dominant-dominé. Ce rapport, quels en sont les fondements, les ressorts, les langages, les manifestations en 2016 ? Sont-ils fortement distincts de ceux du XXe siècle ? Et à partir de quels outils les dominants contemporains agissent-ils pour inféoder, réussir « l’entreprise de démolition » qui consiste à « cesser de croire en sa propre irremplaçabilité pour devenir un irremplaçable chaînon », bref pour imposer une nouvelle forme de totalitarisme ?

Les outils et les méthodes de la domination ont bien sûr fortement changé. Ils sont plus diffus et pernicieux, moins visibles ou « saisissables », et prennent essentiellement la forme de vexations symboliques, d’humiliations répétitives et ordinaires, de dévalorisation de soi, de paupérisation orchestrée. C’est ce mélange incessant qui produit une grande usure, voire une érosion de soi.

Prenons le cas, en apparence anodin, des avantages ou privilèges suivants : taille du bureau, place de parking, invitation à déjeuner ou « qualité » de la considération publique par un supérieur, manière de saluer, usage arbitraire du « tu » ou du « vous », possibilité d’accéder à l’enceinte dans laquelle on travaille facilement, bref quantité de signaux inutiles qui concomitamment bonifient ceux qui en bénéficient et relèguent ou discréditent les autres. Ces vexations narcissiques passent par l’attitude, le langage ou le geste, elles constituent des humiliations impalpables, bien sûr impossibles à dénoncer ou à poursuivre juridiquement. Or elles peuvent être d’une grande douleur pour ceux qui les éprouvent, surtout injustement et depuis longtemps – elles peuvent démarrer dès la petite école, notamment lorsqu’elles sont un reflet et donc la reproduction des inégalités sociales.

De telles stratégies insidieuses de disqualification exhortent ou convainquent la victime, à qui « on » fait prendre conscience qu’elle est niée ou dégradée, de s’enfermer dans l’acceptation de sa condition, de s’auto-censurer. Commence alors un travail, patient et long, pour déconstruire ces vexations sans produire d’amertume ou de colère, et trouver l’accès à sa propre individuation, et à un possible engagement, régénérant, dans la cité.

Parfois, ces vexations révélatrices de dominations trouvent un support, une caisse amplificatrice voire même une légitimité là où on ne les attend pas. Par exemple au sommet de l’Etat (de droit)…

Effectivement. Google, Apple, Facebook, Starbucks en sont l’illustration. Voilà des entreprises qui, par le truchement de sociétés intermédiaires basées qui en Irlande qui aux Pays-Bas, se soustraient à leur devoir d’impôts sur les bénéfices dans les autres pays d’Europe, dont bien sûr la France. Or ces montages d’optimisation fiscale ne peuvent être élaborés sans la complicité, délibérée ou subie, des ministères du Budget. Imagine-t-on les dégâts que ce tel cautionnement public d’un acte immoral voire délictueux provoque dans l’opinion ? Comment dans ces conditions l’autorité – et même la légitimité – de l’Etat de droit peut-elle se maintenir ? N’est-on pas dans une configuration extrême des vexations, humiliations et autres dominations inacceptables en démocratie ? « L’arbitraire légalisé » est l’un des pires fléaux de la démocratie.

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« La Gauche française est victime de la trahison de ses élites, qu’elles soient corrompues ou trop rentières. »

Si Dieu existe, est-il un dominant, un maître qui libèrent l’individu de sa minorité ou au contraire qui l’y enferment ? Son pouvoir est-il immaculé ou corruption ?

Dieu est un concept – polymorphe qui plus est – inventé par les hommes. Il est l’alibi des pires manquements humains, de leur volonté farouche à ne pas devenir sujets. Ensuite, s’il s’agit de faire du nom de « Dieu » la foi dans l’humanité, pourquoi pas, mais un tel viatique n’est pas obligatoire.

L’expérience de Mère Teresa, sur sa longue nuit de la foi, est exemplaire du doute qui étreint l’homme et le protège de ses certitudes d’ignorant. Si la foi s’identifie à une tutelle dogmatique – qui peut être idéologique ou religieuse -, elle devient délétère et même mortifère pour l’esprit humain, puisque qu’elle dispense (au mieux) et interdit (au pire) de penser librement et par soi-même. Si la foi équivaut à l’« Ouvert » du poète Rilke, à un sentiment mystérieux face au Réel, à l’accueil et à l’exploration de perspectives inconnues, alors à ce titre, elle est totalement conciliable avec la liberté de penser et de pratiquer la recherche scientifique.

Etre sujet constitue le ciment du fonctionnement d’une démocratie, séculairement considérée comme le levier d’émancipation, d’accomplissement des êtres libres. La régénération de cette démocratie, l’accès à une vitalité en perdition, n’exigent-ils pas désormais d’inverser les rôles, c’est-à-dire de réfléchir aux voies que l’individu doit emprunter pour en être acteur et non plus seulement bénéficiaire ?

L’Etat de droit et la démocratie composent un système vitaliste, qui, tel un organe de notre corps, « vit » de respiration, de sang, de muscles, de régénérations exogènes et endogènes. Et cela depuis 1789 – même si ses fondements sont plus anciens.

Cette démocratie ne vit qu’à la condition d’être sans cesse remise en question, mesurée à son passé éloigné ou récent, réévaluée, et donc revivifiée à partir de leviers nouveaux, adaptés aux spécificités (technologiques, spatiales, culturelles, économiques, etc.) de chaque époque. La démocratie du suffrage censitaire et celle du suffrage universel, celle de la France isolée et celle de la France combinant avec les systèmes de 27 autres états membres de l’Union européenne, connaissent de profondes différences. Et c’est justement parce que la complexité de l’Etat de droit est grandissante que la singularité des citoyens est encore plus essentielle pour y faire face et assurer un fonctionnement démocratique à la hauteur des circonstances et des enjeux.

Mais alors ne prend-on pas le risque du chaos ? En effet, s’individuer exhorte à (se) révéler toutes les poches de singularité, mais aussi les aspirations ou exigences propres à l’émancipation et à la réalisation de soi qui lui sont associées. Or « faire société » impose des renoncements, des retraits. A force de célébrer les singularités de chacun, ne rend-on pas de plus en plus improbable le être ensemble et le faire ensemble ? Si chacun est autorisé à revendiquer son irremplaçabilité et la sanctuarisation de ses singularités, comment peut-on faire société ?

De nouveau, l’individuation est la conscience d’être « manquant ». Autrement dit, plus on s’individue, plus on fait société. Cette équation est inéluctable, puisque pour construire sa subjectivité, l’individu a fondamentalement besoin d’intersubjectivité. Le fameux affectio societatis nous rappelle que créer avec les et grâce aux autres est la condition même de notre existence et donc de notre survie. Le retrait, le renoncement, ne sont pas uniquement des notions arbitraires, subies. Le renoncement fait partie intégrante de l’individuation.

En revanche, il existe des « renoncements » qui ne sont que des rémanences de domination sociale. Il ne s’agit donc pas d’évacuer la problématique du deuil ou du renoncement – grandir, s’individuer, c’est faire différents deuils -, mais de veiller à ce qu’elle ne soit pas instrumentée par la domination, socio-économique et politique. Ensuite, il y a un deuxième âge de l’Etat-Providence à fonder, illustré notamment par l’avènement d’un revenu universel affranchissant l’homme de l’obligation d’un travail pour survivre.

Le double enjeu de l’irremplaçabilité et de l’individuation inspire une lecture, une interprétation politiques, sociologiques, idéologiques et même partisanes. N’est-ce pas de l’antagonisme, insoluble, « être sujet – faire collectif » dont souffre le plus et dont est prisonnière la Gauche ?

Une partie des partisans de Gauche se sont faits rattraper par le cénacle des « dominants », ceux qui au nom de la défense des plus vulnérables en réalité ne représentaient que leurs propres intérêts. La Gauche française est victime de la trahison de ses élites, qu’elles soient corrompues ou trop rentières. Ces dernières se sont engagées dans une libéralisation effrénée de l’économie, elles souscrivent depuis plusieurs décennies à une dérégulation incontrôlée qui affecte en premier lieu ceux qui lui accordaient leur confiance. Et la gauche, plus radicale au sens premier du terme, peine à rendre lisible sa capacité de gouverner, et donc de réformer durablement.

Se mettre en chemin vers l’individuation à la fois constitue un rempart à la vacuité de la civilisation matérialiste et individualiste, et est durement malmené par cette même inanité. Parce qu’il entretient individualisme, cupidité, égoïsme et utilitarisme, le capitalisme est-il bien davantage obstacle que ressort aux principes d’individuation et d’irremplaçabilité ? Un autre modèle doit-il être inventé ?

Le capitalisme contemporain, à ce point financiarisé et dérégulé, « réifie » les humains. Il est donc totalement incompatible avec le processus d’accomplissement et de singularisation de la personne. En revanche, un capitalisme « encadré » par des règles et donc assurant une concurrence relativement non faussée, ne serait pas ennemi de l’individuation. Mais est-ce possible ?

Aujourd’hui, nous avons érigé de tels principes de compétition et de rivalité qu’ils portent en eux leurs propres débordements, dans la mesure où ce qui importe plus que tout, c’est la rentabilité à outrance, le profit sans limites. Nous sommes entrés dans un monde de capitalisme entropique, sans cesse excédant les limites de la bienfaisance, toujours prompt à l’exploitation inégalitaire des ressources et des hommes. Résultat, nous avons là un système qui promeut le vice, structurellement, qui donne de la valeur aux actes les plus amoraux. N’est-il pas hallucinant et profondément symptomatique que les normes comptables européennes intègrent désormais dans la comptabilité publique les revenus de la prostitution et de la drogue ?

Un passage de votre essai décortique les ressorts psychanalytiques de l’humour. « L’humour est révolution », il échappe au pouvoir dont « il refuse la normalisation » et qu’il « décrédibilise », le rire préfigure une pensée, une échappée, une liberté, il est à la fois solitude et solidarité, autonomie et communion. Et donc participe au cheminement vers l’individuation. Ce qui est rire et fait rire permet de lire l’état de santé psychique d’une société. Cet examen est-il source d’espérance ou d’inquiétude ?

Le rire et l’humour n’échappent pas à la marchandisation. Aujourd’hui, c’est le bouche-trou cathodique ou radiophonique par excellence. Ce rire, qui relève théoriquement de l’inattendu, de la subversion, nous avons fini par le planifier. Il est devenu omniprésent, grossièrement imposé partout où il peut combler la vacuité ou, pire, obstruer délibérément le « fond », le « vrai », « l’utile ». Le rire devrait participer à faire émerger et à nourrir le débat, finalement on l’emploie pour le museler.

Il n’y a plus de plateau télévisé sans « bouffon » pour détourner l’attention, court-circuiter les discussions et y mettre fin. Or le rire n’a pas vocation à « débrancher » nos esprits, mais bien au contraire à les « brancher ». Enfin, l’instrumentation du rire célèbre le « rire majoritaire », alors que l’essence même du rire est minoritaire. Le rire est devenu un exercice du pouvoir, tout autant qu’un enjeu de pouvoir. La manière dont nous rions dit bien sûr beaucoup des civilisations et des sociétés qui sont les nôtres.

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 » Le rire et l’humour sont notamment un antidote au politiquement correct ». Ici Gad Elmaleh dans une publicité bancaire.
(Crédits : Capture d’écran / Youtube)

La difficulté des humoristes d’être autorisés ou de s’autoriser à faire rire de tout, et notamment de ce qui caractérise l’identité ethnique ou religieuse, indique-t-elle une moralisation aigüe et une dégradation des libertés ?

L’espace qu’occupent le rire et l’humour participe à étendre celui des libertés. Le rire et l’humour sont notamment un antidote au politiquement correct, ils proposent une distanciation et une déconstruction face aux spectres moralisateurs et uniformisateurs, ils sont un rempart à l’aliénation. Mais tout cela, c’est essentiellement théorique. Car en pratique, ce dont la télévision et la radio nous abreuvent, c’est d’un usage politiquement correct de la polémique : chaque « contributeur d’humour » fait très attention à faire rire de certains sujets et à ignorer les plus sensibles, chaque sketch ou intervention répond à un calibrage millimétré. Même ce qui peut sembler outrancier est en vérité soumis à un conformisme extrême. Le spectacle de l’outrancier est très cadré.

La télévision est devenue la « table familiale », elle est une « caverne reconstituée » qui montre non pas le monde mais les images du monde, elle fait de l’individu un « tout-puissant servile ». Que manque-t-il pour que le progrès – technologique, médical, social, etc. – soit systématiquement amélioration de l’humanité – individuelle et collective ?

« Tout-puissant servile » : c’est incontestable. La « table familiale » ainsi décrite par Anders, dans les années cinquante, n’est plus, avec l’éclatement de la famille, des temporalités communes, et des modes de vie traditionnels. Les écrans se sont démultipliés, mettant en place des jeux d’acteurs nouveaux. Grâce aux chaînes d’information en continu, il y a comme un sentiment d’ubiquité, mais le flux continu des images, et des événements, nous « évince » de la réalité tant celle-ci, écrivait Anders, devient fantomatique, car toujours derrière un écran, prise par le flux des images, des commentaires, des nouveaux événements chassant les anciens, etc. Le sentiment d’impuissance et de servilité n’est pas antinomique de ce flot d’informations.

Heureusement, les nouveaux outils de régulation, notamment l’usage des réseaux sociaux, réinscrivent le « spectateur » dans un agir. Le digital n’est pas un « sous-monde », ou un « hors-monde ». Il sert souvent les objectifs du divertissement massifié, mais pas seulement. Il est également un nouvel outil au service de notre immersion dans le monde.

Finalement, à quelles conditions peut-on espérer être sujet empathique et altruiste, être individu non individualiste, c’est-à-dire échapper à cet individualisme contemporain « qui se vit comme le seul génie des lieux, convaincu d’être l’alpha et l’omega d’un monde qui n’a ni mystique (le sens de Dieu) ni République (le sens des autres) », cet individualisme contemporain qui donc non seulement « empêche l’individuation » mais « est une individuation pervertie » – au sens où l’individu est persuadé que la recherche de son autonomisation peut se passer de la production qualitative de liens sociaux ou qu’il est possible de l’instrumenter pour son seul profit ?

Cela relève d’une révolution culturelle majeure. Ces dernières décennies, l’idéologie néolibérale n’a eu de cesse de dévaloriser les comportements sociaux, coopératifs, non exclusivement tournés vers le profit. Soit ils étaient jugés défaillants en terme de performance économique, soit ils relevaient de l’utopie niaise altruiste. Nous nous réveillons enfin de ce lavage de cerveaux, et redécouvrons le caractère proprement rationnel de l’éthique. Celle-ci n’est pas un supplément d’âme mais une épistémologie, une manière plus juste intellectuellement et éthiquement de penser.

L’essentiel est de faire lien. D’être déterminé et disposé à aimer. Aimer est une décision, un libre-arbitre, mais aussi un travail. Aimer, c’est politique, car l’amour, l’attraction de l’autre et vers l’autre, le sens de l’autre, construisent l’être.

Vous êtes philosophe et psychanalyste, vous intervenez dans des lieux de vie très variés : dans de grands établissements d’enseignement supérieur (Ecole Polytechnique, Sciences Po Paris, HEC, American University of Paris) et au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, au sein de la cellule d’urgence médico-psychologique du Samu ou à l’Hôtel-Dieu où vous venez de créer la première chaire de philosophie à l’hôpital. Vos « métiers » et les lieux où vous les exercez vous confèrent finalement une légitimité toute particulière pour comprendre l’Homme, l’Homme dans ses vulnérabilités et ses trésors, dans ses travers et ses aspirations, dans ses manques et ses ressources. Est-il à la hauteur des enjeux – humanité, progrès, environnement – de sa propre civilisation ?

Chaque jour est le théâtre d’un festival d’antinomies : impossible d’échapper à l’horreur de ce qui se passe internationalement, une simple lecture des rapports de la Cour pénale internationale pourrait nous faire perdre toute espérance en l’homme. Et puis, il y a ceux qui résistent, ils ne sont pas aussi nombreux, mais ils ont une telle force d’âme qu’elle nous régénère malgré les douleurs du monde. Ensuite, nous ne traversons pas tous les mêmes traumatismes. Certains ont la chance absolue d’être épargnés. Quand je dis « épargnés », je ne parle pas d’une vie douce économiquement parlant, je parle de traumatismes bien plus fondamentaux, qui relèvent de l’irrécupérable tant ils sont déshumanisants : torture, viol, exode, maltraitance infantile. Chez la plupart de ces êtres frappés par la barbarie des hommes, restaurer un sens, un espoir, une finalité dans leur existence relève de l’improbable, voire de l’impossible.

Pour ceux qui n’ont pas traversé ces expériences-limites, dépasser le découragement est plus simple. Il y a toujours quelqu’un avec lequel échanger, ou un livre que l’on peut saisir, ou une association à laquelle on peut se rattacher, ou un réseau social, en somme toujours des tiers résilients susceptibles d’accompagner la reconquête de nous-mêmes, et le désir de réinvestir le champ socio-politique.

Pour ma part, l’expérience humaine et professionnelle m’a enseigné les trésors de la philia, cette amitié politique, au sens aristotélicien du terme, qui nous permet de fraterniser et de bâtir la cité. Je n’ai pas eu de maître à penser, je n’appartiens pas à cette génération qui s’est construite dans le sillage d’un grand autre. En revanche, j’ai rencontré des collègues précieux, dont l’intelligence et la générosité ont été capitaux dans mon parcours, grâce auxquels je pense mieux, et qui chaque jour me redonnent courage simplement par le fait de réfléchir et de rire avec eux.

Ces personnalités résilientes honorent la préoccupation de « générativité » – préoccupation consciente d’avoir un impact positif et durable sur les générations ultérieures, contribution au bien-être de la communauté, responsabilité envers autrui et développement d’activités créatrices qui peuvent être remémorées par les autres dans le futur. Cette générativité fait écho au questionnement de Goethe : « Naissons-nous en dette d’être nés ? », c’est-à-dire n’avons-nous pas pour devoir de faire et de donner pour assurer à l’héritage que nous laissons des propriétés au moins aussi vertueuses que celles de l’héritage que nous avons reçu ? Le niveau de générativité observé dans vos fonctions consolide-t-il votre espérance en l’humanité ? Que les campagnes, toutes deux perdues, aux primaires françaises de 2012 pour Martine Aubry et américaines de 2008 pour Hilary Clinton aient eu pour socle le « soin d’autrui » – Care -, doit-il être interprété comme la grande difficulté, voire l’impossibilité de transformer politiquement et de faire reconnaître populairement l’exigence d’humanité ?

Le « soin », de soi et de l’autre, constitue le fondement premier de cette générativité. Or la formidable puissance destructrice de la machine capitaliste et libérale est parvenue à la reléguer loin, très loin dans l’ordre des priorités. Pire, elle est parvenue à imposer une fallacieuse croyance : le chiffre s’est substitué au sujet pour faire protection du sujet.

Dans ces conditions, faire valoir politiquement une approche holistique du soin, ou encore convaincre que la justice est le modèle de croissance, plutôt que l’inverse, est difficile. L’irremplaçabilité tente cette aventure-là. Pour ma part, si je parviens à mettre en place une ou deux poignées d’outils concrets, de mon vivant – création d’un revenu universel et de temps citoyens dans les entreprises, généralisation du bi ou trilinguisme national qui conditionne la citoyenneté européenne… -, alors je pourrai être satisfaite de ma « contribution générative. »

 

Denis Lafay  | 

 

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Elisabeth Roudinesco: « Il y a un désir inconscient de fascisme dans ce pays »

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L’historienne et psychanalyste s’exprime sur la situation politique française et sur la vie intellectuelle de notre pays, passée en trente ans des maîtres-penseurs aux essayistes ultradroitiers.

Elisabeth Roudinesco. Je crois que l’échec du communisme réel a joué un rôle décisif dans cette affaire. Dans le débat d’idées, on a entamé alors une grande révision de l’histoire de la Révolution française. François Furet nous avait expliqué que 1917 était déjà dans 1793, et que 1793 était déjà dans 1789. Mais avec les «nouveaux philosophes», on a commencé à nous dire que le goulag était déjà dans Marx. Certes, ils étaient beaux, brillants, par ailleurs très différents les uns des autres, certains sérieux, d’autres pas du tout. Mais enfin, il y avait cette thèse qui leur était commune, qu’a fort bien dénoncée Pierre Vidal-Naquet, et qui reposait sur l’illusion rétrospective et l’anachronisme: le goulag est déjà dans Marx, voire dans Hegel ! Or il n’y a pas de goulag dans Marx.

A partir de ce moment-là, on s’est mis à rejeter l’idéal révolutionnaire qui avait été porté pendant la seconde moitié du XXe siècle autant par Sartre que par des philosophes comme Foucault, qui était pourtant anticommuniste. Les médias se sont mis à émettre un doute sur la totalité des rébellions possibles puis à rejeter tout un savoir qui avait nourri ma génération. J’avais été l’élève de Deleuze, suivi les cours de Foucault et de Barthes, j’admirais profondément Lévi-Strauss. La position de la «nouvelle philosophie», c’était l’opinion contre le savoir, déjà. C’était bien visible dès ce moment-là.

Et aujourd’hui, donc, nous récoltons les fruits de ce travail de destruction ?

A partir du moment où, en quelque sorte, la Révolution française devient l’équivalent du totalitarisme, la révolution russe étant, elle, pire encore que le nazisme, alors c’est une cacophonie qui s’installe, on ne sait plus de quoi on parle. Tout cela s’est instauré tranquillement, escorté par le triomphe du libéralisme économique, des idées toutes faites, et nous avons assisté à la grande inversion de tout. Chacun s’est mis à brandir des slogans : «Sartre s’est trompé entièrement» ! Chacun s’est mis à expliquer que tout ce qui avait porté l’idéal progressiste des masses populaires était à bannir.

Or, moi, à l’époque, j’étais capable de lire Aron autant que Sartre, de penser qu’Aron avait raison à propos de Machiavel, et en même temps que Sartre avait raison d’être ce qu’il était. La pensée complexe s’est littéralement effondrée. Et, aujourd’hui, on atteint littéralement des records.

Les plus grands penseurs post-sartriens se voient insultés tous les jours. Regardez la façon dont un Zemmour attaque Foucault dans ses best-sellers, sans parler de Derrida, présenté comme un obscurantiste. Le signifiant «goulag» est partout: en 2005, dans «le Livre noir de la psychanalyse», Freud a été accusé d’avoir orchestré un goulag clinique sous prétexte qu’il n’avait pas guéri ses patients.

Tout ça est apparu depuis les années 1980, avec le risque d’une droitisation radicale de la France. Et cela parce que dans notre pays jacobin, si l’on tue l’espoir du peuple, il part vers l’extrême droite. Il faut le savoir : nous avons des démons, en France. Nous avons eu l’affaire Dreyfus, nous avons eu depuis Drumont un antisémitisme virulent, mais on a aussi l’antithèse de cela, un élan d’émancipation : Valmy ou Vichy. Je crains qu’on ne soit entré dans une période qui n’est rien d’autre que le retour des idées de l’extrême droite.

Vous pensez ainsi que nous pourrions n’être qu’au début d’un processus historique puissamment réactionnaire ?

C’est possible. Intellectuellement, je pense toutefois que tous ces polémistes réactionnaires sont déjà battus. Leurs livres n’ont aucune reconnaissance académique, ni en France ni à l’étranger. Zemmour, Onfray, Finkielkraut existent plus par leur personne et leurs opinions que par leurs travaux. C’est pour ça qu’ils sont furieux du succès de Badiou dans les universités américaines.

Mais au lieu de se mettre en colère, il faut comprendre la raison pour laquelle aujourd’hui Bruno Latour, Jacques Rancière, Tzvetan Todorov et bien d’autres sont les auteurs français vivants les plus traduits. Même chose pour la psychanalyse : les travaux d’histoire ou de critique de la culture, comme ceux de Fethi Benslama ou les miens, ont le vent en poupe, alors qu’en France, la pratique de la psychanalyse décline. Ses représentants sont, hélas, trop centrés sur le passé.

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Du reste, à l’étranger, personne ne comprend pourquoi la France connaît une telle paralysie intellectuelle. Vous qui avez été proche de Lacan et de Derrida, qu’est-ce que ça vous fait de vivre au temps d’Eric Zemmour ?

Je trouve déplorable une telle apologie de la France de Vichy. Je suis fille de résistants, j’ai un récit national qui m’accompagne depuis ma naissance, en septembre 1944. Mes parents étaient gaullistes, ma mère a travaillé avec des réseaux communistes. Je ne supporte pas que l’on mette sur le même plan la Résistance et la collaboration. Ni cette apologie des écrivains collaborationnistes à laquelle on assiste. Il est de bon ton désormais de trouver que Rebatet, c’était mieux qu’Aragon ! Eh bien non. Je considère, pour les avoir lus, que Rebatet, Brasillach et Drieu La Rochelle ne sont justement pas de grands écrivains.

Certes, on a le droit de tout publier, y compris «Mein Kampf». Mais la revalorisation de Vichy accompagnée de la haine du PCF qui, bien que stalinien, a été un grand parti de la Résistance, ça ce sont des choses que je ne peux pas accepter. Je ne tolère pas davantage qu’on commence à me demander si mon nom est roumain ou pas, si je suis juive ou pas. Oui, certainement, mais je ne veux pas être assignée à résidence. On assiste aujourd’hui à une hystérisation des identités. Ce n’est pas cette France-là que j’aime, ni celle qu’on aime dans le monde, mais celle qui est porteuse de notre singularité, la France des intellectuels universalistes, celle des droits de l’homme, de Diderot à Hugo. Là, nous bafouons notre propre tradition. C’est terrible à dire, mais je sens un désir inconscient de fascisme dans ce pays.

Notre pays a aussi dû affronter l’année dernière des attentats djihadistes sans précédent. Que pensez-vous de la réponse qui a été apportée à ce climat par le gouvernement socialiste actuel ? Cette espèce d’exhortation permanente à l’union nationale, cette demande faite par le président de la République de « pavoiser » de bleu-blanc-rouge les appartements particuliers, ou encore le fameux projet de loi avorté sur la déchéance de nationalité, tout cela était-il adapté ?

Je suis une patriote, «la Marseillaise» me fait vibrer. Si c’était de Gaulle ou même Mitterrand qui nous avaient exhortés à cela, nous aurions tous vibré, d’ailleurs. Et il est tout aussi vrai que, dans les périodes comme celles-là, nous devons dire clairement qui est l’ennemi principal, à savoir l’islamisme radical, qui est contraire à nos valeurs. Oui, nous sommes en guerre, d’autant que cet islamisme nourrit les thèses détestables du Front national.

Ce troisième monothéisme est théologico-politique, il veut instaurer le califat dans le monde entier. Mais raison de plus pour ne pas renoncer à nos principes fondateurs. Je n’ai pas du tout apprécié à cet égard le projet sur la déchéance de nationalité. On peut être très ferme sur la question de l’islamisme, sur celle du voile, comme c’est mon cas, et en même temps ne pas supporter cette façon pernicieuse de diviser la gauche. Toute volonté de liquider le socialisme et de recréer une social-démocratie sans contours est de toute façon un projet voué à l’échec. Je ne peux pas accepter davantage qu’un Premier ministre se mêle de savoir qui est un bon philosophe et qui ne l’est pas, s’il faut préférer BHL ou Onfray. Ou encore ce qu’il faut penser de Houellebecq et de Todd. Laissons les intellectuels débattre entre eux.

Il n’est pas davantage acceptable d’entretenir une confusion entre antisémitisme et antisionisme. Freud n’était pas pour la création d’un Etat des Juifs, il n’était pas pour le retour à une terre promise. Cela en fait-il un antisémite ? A l’inverse, des sionistes historiques comme Zeev Sternhell critiquent férocement le gouvernement israélien, et cela n’en fait ni des antisémites ni des antisionistes. Les concepts grossiers, les caricatures de la position adverse, tout cela détruit l’esprit public. Nous devons combattre les antisémites et non pas tourner autour du pot avec des mots fourre-tout.

De la même façon, le terme «islamophobie» vous semble particulièrement inapproprié aux différentes luttes à mener aujourd’hui.

Il est source d’extrêmes confusions. Cela a été une erreur monumentale de l’extrême gauche de le mettre ainsi en avant. La seule chose contre laquelle on doive lutter, c’est le racisme antiarabe. Quant au reste, dans les pays laïques occidentaux, on a le droit d’insulter Dieu et d’être absolument intransigeant sur la question de la liberté d’expression.

Je respecte Emmanuel Todd pour la valeur de ses analyses, mais je ne suis pas d’accord avec sa présentation de l’islam comme religion des faibles qui devrait être protégée. Il faut défendre notre modèle laïque. On nous vante tous les jours le modèle anglais qui a de grandes qualités. Pourtant, à Londres, on croise dans la rue des petites filles avec des niqabs. L’ultralibéralisme, c’est aussi ça : chacun dans sa communauté. Ce n’est pas la France dont nous voulons, et nous devons lutter pour que ce communautarisme-là ne s’impose pas.

Un haut gradé français disait récemment de façon assez mélancolique : cette guerre contre Daech, nous allons la gagner, et cependant nous n’aurons pas la paix. Que pensez-vous des réponses actuelles que notre pays apporte au terrorisme ?

Je suis surtout frappée quand je vois des responsables publics se présenter au 20-heures devant les Français pour dire : il va y avoir d’autres attentats, surtout restez chez vous, on vous protège. Je crois que là, ce qui s’imposerait, plutôt que des cellules psychologiques et des anxiolytiques, c’est un discours churchillien : sortez, prenez des risques, nous sommes en guerre, oui, mais nous allons nous mobiliser, tous ensemble, contre cette forme d’atteinte à nos idéaux. C’est là où l’on voit resurgir une forme d’inconscient français issu de Vichy. Nous avons collaboré pour ne pas avoir la guerre. Résultat, nous avons eu le déshonneur et la guerre. La leçon à tirer de ces errances, c’est qu’il ne faut pas faire peur aux gens mais plutôt les pousser à adopter un esprit de résistance. J’aime décidément mieux qu’on dise «debout» que «couché». «La Marseillaise», c’est debout que ça se chante.

Certains signaux, comme Nuit debout justement, montrent que des forces contraires à l’ultradroite intellectuelle que vous dénonciez tout à l’heure sont aujourd’hui à l’œuvre en France. Quels sentiments vous inspire ce mouvement ?

Nuit debout, c’est le spectre de la révolution qui vient hanter les nuits de ce capitalisme financier arrogant et mondialisé, en crise depuis 2008, et qui crée de nouveaux misérables, version Victor Hugo. Le choix de ce lieu [la place de la République, NDLR] n’est pas anodin. C’est celui des tourmentes révolutionnaires parisiennes (dont les dates sont inscrites au pied de la statue). Mais c’est aussi là que se sont réunis, le 11 janvier 2015, des millions de gens qui, comme moi, venaient soutenir «Charlie» contre l’obscurantisme religieux. Lieu de recueillement, de révolte joyeuse et d’imprévisibilité : c’est l’abolition des tranquillisants au profit de l’insomnie. Nuit debout, c’est le signe avant-coureur de quelque chose qui se prépare et qui n’a pas fini de venir déranger les nuits tranquilles de l’ordre établi. Quels que soient les débordements, j’y vois en soi un signe positif.

J’ai notamment trouvé magnifique ce soir où des musiciens ont joué le quatrième mouvement de la «Symphonie du Nouveau Monde» de Dvorak. La nuit, c’est à la fois le rêve d’un monde meilleur et le retour du refoulé: le cauchemar de ceux qui croyaient avoir enterré définitivement 1789 et Mai-68. C’est enfin la meilleure réponse à une récente couverture du «Figaro Magazine» où l’on nous présente la même cohorte de polémistes (Zemmour, Finkielkraut, Houellebecq) qui, sous la houlette de Michel Onfray, seraient les seuls à s’engager courageusement contre l’islamisme meurtrier. Eh bien non ! On peut défendre fermement la laïcité républicaine et tout autant l’idée de révolution. Entre les deux, il n’y a pas à choisir.

Propos recueillis par Aude Lancelin

Elisabeth Roudinesco est historienne de la psychanalyse, et chercheur associée au département d’histoire de l’université Paris-VII. Dernier ouvrage paru : «Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre» (Seuil, 2014), prix Décembre et prix des Prix. A signaler, la rééditionen «Points poche» de son «Retour sur la question juive» (Albin Michel, 2009), avec une postface inédite.

Source  : L’Obs 28/04/2016

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Stopper la montée de l’insignifiance, par Cornelius Castoriadis

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 Voici un texte visionnaire d’un authentique dissident, connu pour ses engagements et sa radicalité, le philosophe Cornelius Castoriadis, publié dans le Monde Diplomatique suite à un entretien dans l’émission Là-bas si j’y suis, sur France Inter, il y a plus de 15 ans.

 

Ce qui caractérise le monde contemporain ce sont, bien sûr, les crises, les contradictions, les oppositions, les fractures, mais ce qui me frappe surtout, c’est l’insignifiance. Prenons la querelle entre la droite et la gauche. Elle a perdu son sens. Les uns et les autres disent la même chose. Depuis 1983, les socialistes français ont fait une politique, puis M. Balladur a fait la même politique ; les socialistes sont revenus, ils ont fait, avec Pierre Bérégovoy, la même politique ; M. Balladur est revenu, il a fait la même politique ; M. Chirac a gagné l’élection de 1995 en disant : « Je vais faire autre chose » et il a fait la même politique.

Les responsables politiques sont impuissants. La seule chose qu’ils peuvent faire, c’est suivre le courant, c’est-à-dire appliquer la politique ultralibérale à la mode. Les socialistes n’ont pas fait autre chose, une fois revenus au pouvoir. Ce ne sont pas des politiques, mais des politiciens au sens de micropoliticiens. Des gens qui chassent les suffrages par n’importe quel moyen. Ils n’ont aucun programme. Leur but est de rester au pouvoir ou de revenir au pouvoir, et pour cela ils sont capables de tout.

Il y a un lien intrinsèque entre cette espèce de nullité de la politique, ce devenir nul de la politique et cette insignifiance dans les autres domaines, dans les arts, dans la philosophie ou dans la littérature. C’est cela l’esprit du temps. Tout conspire à étendre l’insignifiance.

La politique est un métier bizarre. Parce qu’elle présuppose deux capacités qui n’ont aucun rapport intrinsèque. La première, c’est d’accéder au pouvoir. Si on n’accède pas au pouvoir, on peut avoir les meilleures idées du monde, cela ne sert à rien ; ce qui implique donc un art de l’accession au pouvoir. La seconde capacité, c’est, une fois qu’on est au pouvoir, de savoir gouverner.

Rien ne garantit que quelqu’un qui sache gouverner sache pour autant accéder au pouvoir. Dans la monarchie absolue, pour accéder au pouvoir il fallait flatter le roi, être dans les bonnes grâces de Mme de Pompadour. Aujourd’hui dans notre « pseudo- démocratie », accéder au pouvoir signifie être télégénique, flairer l’opinion publique.

Je dis « pseudo-démocratie » parce que j’ai toujours pensé que la démocratie dite représentative n’est pas une vraie démocratie. Jean-Jacques Rousseau le disait déjà : les Anglais croient qu’ils sont libres parce qu’ils élisent des représentants tous les cinq ans, mais ils sont libres un jour pendant cinq ans, le jour de l’élection, c’est tout. Non pas que l’élection soit pipée, non pas qu’on triche dans les urnes. Elle est pipée parce que les options sont définies d’avance. Personne n’a demandé au peuple sur quoi il veut voter. On lui dit : « Votez pour ou contre Maastricht ». Mais qui a fait Maastricht ? Ce n’est pas le peuple qui a élaboré ce traité.

Il y a la merveilleuse phrase d’Aristote : « Qui est citoyen ? Est citoyen quelqu’un qui est capable de gouverner et d’être gouverné. » Il y a des millions de citoyens en France. Pourquoi ne seraient-ils pas capables de gouverner ? Parce que toute la vie politique vise précisément à le leur désapprendre, à les convaincre qu’il y a des experts à qui il faut confier les affaires. Il y a donc une contre-éducation politique. Alors que les gens devraient s’habituer à exercer toutes sortes de responsabilités et à prendre des initiatives, ils s’habituent à suivre ou à voter pour des options que d’autres leur présentent. Et comme les gens sont loin d’être idiots, le résultat, c’est qu’ils y croient de moins en moins et qu’ils deviennent cyniques.

Dans les sociétés modernes, depuis les révolutions américaine (1776) et française (1789) jusqu’à la seconde guerre mondiale (1945) environ, il y avait un conflit social et politique vivant. Les gens s’opposaient, manifestaient pour des causes politiques. Les ouvriers faisaient grève, et pas toujours pour de petits intérêts corporatistes. Il y avait de grandes questions qui concernaient tous les salariés. Ces luttes ont marqué ces deux derniers siècles.

On observe un recul de l’activité des gens. C’est un cercle vicieux. Plus les gens se retirent de l’activité, plus quelques bureaucrates, politiciens, soi-disant responsables, prennent le pas. Ils ont une bonne justification : « Je prends l’initiative parce que les gens ne font rien. » Et plus ils dominent, plus les gens se disent : « C’est pas la peine de s’en mêler, il y en a assez qui s’en occupent, et puis, de toute façon, on n’y peut rien. »

La seconde raison, liée à la première, c’est la dissolution des grandes idéologies politiques, soit révolutionnaires, soit réformistes, qui voulaient vraiment changer des choses dans la société. Pour mille et une raisons, ces idéologies ont été déconsidérées, ont cessé de correspondre aux aspirations, à la situation de la société, à l’expérience historique. Il y a eu cet énorme événement qu’est l’effondrement de l’URSS en 1991 et du communisme. Une seule personne, parmi les politiciens – pour ne pas dire les politicards – de gauche, a-t-elle vraiment réfléchi sur ce qui s’est passé ? Pourquoi cela s’est- il passé et qui en a, comme on dit bêtement, tiré des leçons ? Alors qu’une évolution de ce type, d’abord dans sa première phase – l’accession à la monstruosité, le totalitarisme, le Goulag, etc. – et ensuite dans l’effondrement, méritait une réflexion très approfondie et une conclusion sur ce qu’un mouvement qui veut changer la société peut faire, doit faire, ne doit pas faire, ne peut pas faire. Rien !

Et que font beaucoup d’intellectuels ? Ils ont ressorti le libéralisme pur et dur du début du XIXe siècle, qu’on avait combattu pendant cent cinquante ans, et qui aurait conduit la société à la catastrophe. Parce que, finalement, le vieux Marx n’avait pas entièrement tort. Si le capitalisme avait été laissé à lui-même, il se serait effondré cent fois. Il y aurait eu une crise de surproduction tous les ans. Pourquoi ne s’est-il pas effondré ? Parce que les travailleurs ont lutté, ont imposé des augmentations de salaire, ont créé d’énormes marchés de consommation interne. Ils ont imposé des réductions du temps de travail, ce qui a absorbé tout le chômage technologique. On s’étonne maintenant qu’il y ait du chômage. Mais depuis 1940 le temps de travail n’a pas diminué.

Les libéraux nous disent : « Il faut faire confiance au marché. » Mais les économistes académiques eux-mêmes ont réfuté cela dès les années 30. Ces économistes n’étaient pas des révolutionnaires, ni des marxistes ! Ils ont montré que tout ce que racontent les libéraux sur les vertus du marché, qui garantirait la meilleure allocation possible des ressources, la distribution des revenus la plus équitable, ce sont des aberrations ! Tout cela a été démontré. Mais il y a cette grande offensive économico- politique des couches gouvernantes et dominantes qu’on peut symboliser par les noms de M. Reagan et de Mme Thatcher, et même de François Mitterrand ! Il a dit : « Bon, vous avez assez rigolé. Maintenant, on va vous licencier », on va éliminer la « mauvaise graisse », comme avait dit M. Juppé ! « Et puis vous verrez que le marché, à la longue, vous garantit le bien-être. » A la longue. En attendant, il y a 12,5 % de chômage officiel en France !

La crise n’est pas une fatalité

On a parlé d’une sorte de terrorisme de la pensée unique, c’est-à-dire une non-pensée. Elle est unique en ce sens qu’elle est la première pensée qui soit une non-pensée intégrale. Pensée unique libérale à laquelle nul n’ose s’opposer. Qu’était l’idéologie libérale à sa grande époque ? Vers 1850, c’était une grande idéologie parce qu’on croyait au progrès. Ces libéraux-là pensaient qu’avec le progrès il y aurait élévation du bien-être économique. Même quand on ne s’enrichissait pas, dans les classes exploitées, on allait vers moins de travail, vers des travaux moins pénibles : c’était le grand thème de l’époque. Benjamin Constant le dit : « Les ouvriers ne peuvent pas voter parce qu’ils sont abrutis par l’industrie [il le dit carrément, les gens étaient honnêtes à l’époque !], donc il faut un suffrage censitaire. »

Par la suite, le temps de travail a diminué, il y a eu l’alphabétisation, l’éducation, des espèces de Lumières qui ne sont plus les Lumières subversives du XVIIIe siècle mais des Lumières qui se diffusent tout de même dans la société. La science se développe, l’humanité s’humanise, les sociétés se civilisent et petit à petit on arrivera à une société où il n’y aura pratiquement plus d’exploitation, où cette démocratie représentative tendra à devenir une vraie démocratie.

Mais cela n’a pas marché ! Donc les gens ne croient plus à cette idée. Aujourd’hui ce qui domine, c’est la résignation ; même chez les représentants du libéralisme. Quel est le grand argument, en ce moment ? « C’est peut-être mauvais mais l’autre terme de l’alternative était pire. » Et c’est vrai que cela a glacé pas mal les gens. Ils se disent : « Si on bouge trop, on va vers un nouveau Goulag. » Voilà ce qu’il y a derrière cet épuisement idéologique et on n’en sortira que si vraiment il y a une résurgence d’une critique puissante du système. Et une renaissance de l’activité des gens, d’une participation des gens.

Çà et là, on commence quand même à comprendre que la « crise » n’est pas une fatalité de la modernité à laquelle il faudrait se soumettre, « s’adapter » sous peine d’archaïsme. On sent frémir un regain d’activité civique. Alors se pose le problème du rôle des citoyens et de la compétence de chacun pour exercer les droits et les devoirs démocratiques dans le but – douce et belle utopie – de sortir du conformisme généralisé.

Pour en sortir, faut-il s’inspirer de la démocratie athénienne ? Qui élisait-on à Athènes ? On n’élisait pas les magistrats. Ils étaient désignés par tirage au sort ou par rotation. Pour Aristote, souvenez-vous, un citoyen, c’est celui qui est capable de gouverner et d’être gouverné. Tout le monde est capable de gouverner, donc on tire au sort. La politique n’est pas une affaire de spécialiste. Il n’y a pas de science de la politique. Il y a une opinion, la doxa des Grecs, il n’y a pas d’épistémè (1).

L’idée selon laquelle il n’y a pas de spécialiste de la politique et que les opinions se valent est la seule justification raisonnable du principe majoritaire. Donc, chez les Grecs, le peuple décide et les magistrats sont tirés au sort ou désignés par rotation. Pour les activités spécialisées – construction des chantiers navals, des temples, conduite de la guerre -, il faut des spécialistes. Ceux-là, on les élit. C’est cela, l’élection. Election veut dire « choix des meilleurs ». Là intervient l’éducation du peuple. On fait une première élection, on se trompe, on constate que, par exemple, Périclès est un déplorable stratège, eh bien on ne le réélit pas ou on le révoque.

Mais il faut que la doxa soit cultivée. Et comment une doxa concernant le gouvernement peut-elle être cultivée ? En gouvernant. Donc la démocratie – c’est important – est une affaire d’éducation des citoyens, ce qui n’existe pas du tout aujourd’hui.

« Se reposer ou être libre »

Récemment, un magazine a publié une statistique indiquant que 60 % des députés, en France, avouent ne rien comprendre à l’économie. Des députés qui décident tout le temps ! En vérité, ces députés, comme les ministres, sont asservis à leurs techniciens. Ils ont leurs experts, mais ils ont aussi des préjugés ou des préférences. Si vous suivez de près le fonctionnement d’un gouvernement, d’une grande bureaucratie, vous voyez que ceux qui dirigent se fient aux experts, mais choisissent parmi eux ceux qui partagent leurs opinions. C’est un jeu complètement stupide et c’est ainsi que nous sommes gouvernés.

Les institutions actuelles repoussent, éloignent, dissuadent les gens de participer aux affaires. Alors que la meilleure éducation en politique, c’est la participation active, ce qui implique une transformation des institutions qui permette et incite à cette participation.

L’éducation devrait être beaucoup plus axée vers la chose commune. Il faudrait comprendre les mécanismes de l’économie, de la société, de la politique, etc. Les enfants s’ennuient en apprenant l’histoire alors que c’est passionnant. Il faudrait enseigner une véritable anatomie de la société contemporaine, comment elle est, comment elle fonctionne. Apprendre à se défendre des croyances, des idéologies.

Aristote a dit : « L’homme est un animal qui désire le savoir. » C’est faux. L’homme est un animal qui désire la croyance, qui désire la certitude d’une croyance, d’où l’emprise des religions, des idéologies politiques. Dans le mouvement ouvrier, au départ, il y avait une attitude très critique. Prenez le deuxième couplet de L’Internationale, le chant de la Commune : « Il n’est pas de Sauveur suprême, ni Dieu – exit la religion – ni César, ni tribun » – exit Lénine !

Aujourd’hui, même si une frange cherche toujours la foi, les gens sont devenus beaucoup plus critiques. C’est très important. La scientologie, les sectes, ou le fondamentalisme, c’est dans d’autres pays, pas chez nous, pas tellement. Les gens sont devenus beaucoup plus sceptiques. Ce qui les inhibe aussi pour agir.

Périclès dans le discours aux Athéniens dit : « Nous sommes les seuls chez qui la réflexion n’inhibe pas l’action. » C’est admirable ! Il ajoute : « Les autres, ou bien ils ne réfléchissent pas et ils sont téméraires, ils commettent des absurdités, ou bien, en réfléchissant, ils arrivent à ne rien faire parce qu’ils se disent, il y a le discours et il y a le discours contraire. » Actuellement, on traverse une phase d’inhibition, c’est sûr. Chat échaudé craint l’eau froide. Il ne faut pas de grands discours, il faut des discours vrais.

De toute façon il y a un irréductible désir. Si vous prenez les sociétés archaïques ou les sociétés traditionnelles, il n’y a pas un irréductible désir, un désir tel qu’il est transformé par la socialisation. Ces sociétés sont des sociétés de répétition. On dit par exemple : « Tu prendras une femme dans tel clan ou dans telle famille. Tu auras une femme dans ta vie. Si tu en as deux, ou deux hommes, ce sera en cachette, ce sera une transgression. Tu auras un statut social, ce sera ça et pas autre chose. »

Or, aujourd’hui, il y a une libération dans tous les sens du terme par rapport aux contraintes de la socialisation des individus. On est entré dans une époque d’illimitation dans tous les domaines, et c’est en cela que nous avons le désir d’infini. Cette libération est en un sens une grande conquête. Il n’est pas question de revenir aux sociétés de répétition. Mais il faut aussi – et c’est un très grand thème – apprendre à s’autolimiter, individuellement et collectivement. La société capitaliste est une société qui court à l’abîme, à tous points de vue, car elle ne sait pas s’autolimiter. Et une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’autolimiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer.

Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d’Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu’on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est celui de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote – une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre -, c’est cela qu’il faut détruire. Le système s’appuie sur cet imaginaire- là.

La liberté, c’est très difficile. Parce qu’il est très facile de se laisser aller. L’homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Et Périclès dit aux Athéniens : « Si vous voulez être libres, il faut travailler. » Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la télé. Vous n’êtes pas libres quand vous êtes devant la télé. Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile, vous n’êtes pas libres, c’est une fausse liberté. La liberté, c’est l’activité. Et la liberté, c’est une activité qui en même temps s’autolimite, c’est- à-dire sait qu’elle peut tout faire mais qu’elle ne doit pas tout faire. C’est cela le grand problème de la démocratie et de l’individualisme.

(1) Savoir théoriquement fondé, science.

Source le 29 juin 2015

Voir aussi : Rubrique Philosophie, rubrique Politique, G Agamben : De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité rubrique Science, Science politique,

Vers une théorie de la puissance destituante – Par Giorgio Agamben

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Ce lundi, le journal Libération publie une tribune d’Eric Hazan et Julien Coupat intitulé : Pour un processus destituant:invitation au voyage. L’initiative est ouverte mais déterminée.

À l’inverse du processus constituant que propose l’appel publié par Libération – car c’est bien de cela qu’il s’agit –, nous entendons amorcer une destitution pan par pan de tous les aspects de l’existence présente. Ces dernières années nous ont assez prouvé qu’il se trouve, pour cela, des alliés en tout lieu. Il y a à ramener sur terre et reprendre en main tout ce à quoi nos vies sont suspendues, et qui tend sans cesse à nous échapper. Ce que nous préparons, ce n’est pas une prise d’assaut, mais un mouvement de soustraction continu, la destruction attentive, douce et méthodique de toute politique qui plane au-dessus du monde sensible.
« Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! »

 

Rapide comme l’éclair, lundimatin a décidé de prolonger cette invitation en offrant quelques pièces au débat. À n’en pas douter, la déréliction générale de la gauche amènera tout un chacun à adhérer à cette nouvelle théorie de la destitution, cependant, reconnaissons que le concept est encore bien flou et que certains éclaircissements sont de rigueur. À cette fin, nous avons décidé de publier cette intervention inédite de Giorgio Agamben. À l’été 2013, sur la plateau de Millevaches, était organisé un « séminaire » intitulé : Défaire l’Occident. Environ 500 participants avaient discuté une semaine durant du cours du monde et souvent même de son effondrement. Il s’agissait de clarifier théoriquement un certain nombre de points problématiques pour la jeunesse d’aujourd’hui : l’amour, la démocratie, l’économie, la magie, la cybernétique, etc.
Un certain nombre d’intellectuels de renom y prirent part comme Eva Illouz, Xavier Papaïs, Jacques Fradin, Franco Piperno et bien d’autres.

Le titre des réflexions que je vais partager avec vous serait « pour ou vers une théorie de la puissance destituante ».

Avant d’en venir à ce problème, je crois qu’il me faut un peu revenir en arrière, pour interroger l’itinéraire qui m’avait amené à poser ce problème.

Si je devais me poser à moi-même la question : qu’est-ce que j’ai voulu faire quand j’ai entrepris cette espèce de longue archéologie du politique qui se met sous le titre Homo sacer ?

Je crois qu’il ne s’agissait pas pour moi de corriger ou de réviser, de critiquer des concepts ou des institutions de la politique occidentale ; ça peut être important, mais mon but était plutôt celui de déplacer les lieux même du politique, et pour cela, avant tout, d’en dévoiler les lieux et l’enjeu véritable.

Je vais aller très vite pour résumer ces points.

Il m’est apparu que le lieu originaire du politique, dans la politique occidentale, c’est quelque chose comme une opération sur la vie, ou une opération qui consiste à diviser et capturer la vie par son exclusion même, c’est-à-dire à inclure la vie dans le système par son exclusion. Et là, le concept d’exception était utile.

« Exception » signifie étymologiquement prendre quelque chose au-dehors, c’est-à-dire exclure quelque chose et l’inclure par son exclusion même. Il me semble que l’opération originaire du politique est de cet ordre-là et la vie est quelque chose de non politique, d’impolitique qui doit être exclu de la cité, du politique et par cette exclusion elle va être inclue et politisée.

C’est une impression complexe et étrange, c’est-à-dire que la vie n’est pas politique en elle-même mais elle va être politisée. Il faut qu’elle soit politisée et de cette façon elle va devenir le fondement même du système.

Vous voyez là qu’on peut dire que, dès le début, la politique occidentale est une biopolitique parce qu’elle se fonde sur cette étrange opération d’exclure la vie comme impolitique et en même temps de l’inclure par ce geste même. Voilà, ça veut dire que le lieu du politique est quand même la vie mais à travers une opération de division, d’exclusion, d’articulation, d’inclusion etc.

Donc le politique c’est quand même la vie capturée sous une certaine modalité. Je vais essayer de définir cette structure d’exception.

Ce qui m’était apparu, c’est que par cette opération, la vie est divisée d’elle-même et elle se présente sous la forme de la vie nue, c’est à dire d’une vie qui est séparée de sa forme. Mais la stratégie il me semble, est toujours la même, on retrouve cette stratégie partout : par exemple, j’avais essayé de l’éclaircir chez Aristote.

Aristote ne va jamais définir la vie et depuis toujours c’est comme ça et même aujourd’hui. La vie n’est jamais définie mais par contre ce qui n’est pas défini est divisé et articulé, vous savez bien : vie végétative, vie sensible, vie des relations. On ne sait pas ce qu’est la vie mais on sait très bien la diviser, et comme vous savez, par la technique aujourd’hui même, produire cette division, réaliser cette division.

C’est dans ce sens que dans le premier volume du livre, je disais que l’opération fondamentale et souterraine du pouvoir est justement cette articulation de la vie, cette production de la vie nue en tant qu’élément politique originaire. Parce que ce qui résulte de cette opération finalement, c’est la production de cette étrange chose qu’il ne faut pas du tout confondre avec la vie naturelle.

La vie nue n’est pas du tout la vie naturelle, c’est la vie en tant qu’elle a été divisée et incluse de cette façon dans le système.

Là, on peut essayer de montrer aussi d’autres aspects de cette opération plus étroitement liés à l’histoire de la politique. Par exemple, les travaux sur le rôle de la guerre civile dans cette perspective dans la Grèce ancienne, dans l’Athènes classique. Christian Meier et d’autres historiens ont montré qu’au Ve siècle en Grèce, il se passe une chose très singulière : on assiste à une tout autre façon de définir l’appartenance sociale des individus.

Jusqu’à ce moment-là, cet historien montre que l’inclusion dans la cité, dans la polis, se faisait par des états et des conditions sociales. Il y avait des nobles, des membres de communautés cultuelles, des marchands, des paysans, des riches. Et donc l’inclusion était définie par cette pluralité des conditions.

Ce qui se passe au Ve siècle, c’est l’apparition du concept de citoyenneté comme le concept qui va définir l’appartenance sociale des individus à la ville. Il appelle ça une politisation, c’est à dire que par ce concept de citoyenneté que nous avons (malheureusement) hérité de la Grèce classique, la vie politique va se définir par la condition et le statut pas seulement formel ou juridique mais qui définit l’action même du citoyen. C’est à dire que le critère du politique va être la citoyenneté et la polis, la cité va se définir par la condition, l’action, le statut des citoyens.

C’est une chose qui nous apparaît tout à fait claire, même triviale, mais c’est à ce moment-là que ce concept est apparu en tant que seuil de politisation de la vie. C’est-à-dire que la vie des citoyens va s’inscrire dans la cité par ce concept qui est donc un seuil, qui définit un seuil de politisation.

La polis, la cité devient donc un domaine qui définit la condition des citoyens en tant que clairement opposé et distingué de la maison. Polis et oïkos : la maison (qui définit la condition de la vie du règne de la nécessité, de la vie reproductive etc.) est clairement, par le concept de citoyenneté, séparée de la cité. Et là, c’est un point important, on retrouve cette même division dont j’avais parlé avant entre la vie naturelle, la zôè et le bios, la vie politique. Là on le retrouve par l’opposition de la maison, la famille, l’oïkos, l’économie et la polis, le politique.

Mais vous voyez que si je parle d’un seuil de politisation, c’est que vraiment le politique apparaît dans cette dimension comme un champ de tension défini par des pôles opposés, la zôè (la vie naturelle) et le bios (la vie politique) ; la maison (l’oïkos) et la polis (la cité). Ce n’est pas quelque chose de substantiel, c’est un champ de tension entre ces deux pôles.

Et là, on voit bien le rôle que la guerre civile va jouer dans ce champ de tension. Là j’étais parti des recherches de Nicole Loraux sur la guerre civile, stasis, à Athènes. Loraux dit que la guerre civile est une guerre dans la famille, c’est une guerre dont le lieu originaire est justement la maison, la famille, une guerre entre frères ou entre fils et pères, etc. Mais ce qui m’est apparu en prolongeant ces recherches, c’est que la guerre civile fonctionne en Grèce, et notamment à Athènes, comme un seuil qui va définir ce champ de force dont les deux pôles extrêmes sont la famille, la maison et la cité.

Et en traversant cette espèce de seuil, ce qui n’est pas politique se politise et ce qui est politique se dépolitise. C’est seulement si on voit la guerre civile dans cette perspective qu’on comprend des choses qui nous apparaîtraient étranges. Comme la loi de Solon qui dit que si, quand il y a une guerre civile, un citoyen ne prend pas les armes pour un des deux partis, il est infâme, il est exclu des droits politiques. Cette chose nous apparaît bizarre et chez Platon, on trouve des tas de discours du même ordre.

La guerre civile c’est le moment où les frères deviennent ennemis et l’ennemi devient frère donc de la confusion entre ces deux champs (la maison et la cité, la zôè et la polis). On a un seuil entre les deux et en le traversant il y a une politisation de la vie ou une dépolitisation de la cité.

Ça ne veut pas dire que les grecs considéraient que la stasis, la guerre civile, était quelque chose de bien, mais ils voyaient en elle justement une espèce de seuil de politisation : un cas extrême où ce qui n’est pas politique va devenir politique et ce qui est politique va s’indéterminer dans la maison.

Voilà, à la base de ma recherche, il y avait cette espèce d’hypothèse que le politique était un champ de tension entre ces deux pôles et qu’entre les deux, il y a des seuils qu’il faut traverser. Donc ça c’était le premier déplacement quand je disais un déplacement du lieu du politique, c’était une sorte de première étape dans ce déplacement.

Il y avait aussi après d’autres aspects qui s’étaient révélés tout à fait importants pour moi : la politique dans notre tradition de la philosophie politique a toujours été définie au fond sur des concepts qui sont la production et la praxis, la production et l’action. On a toujours pensé : il y a du politique là où il y a poiesis, production et praxis, action. Et encore chez Hannah Arendt c’est comme ça, les concepts fondamentaux restent ces deux-là.

Là aussi, il me semblait nécessaire d’opérer un déplacement et les deux concepts qui me sont apparus à la place comme tout à fait importants pour définir une nouvelle idée du politique ce sont au contraire (des concepts que je vais nommer rapidement) : d’une part l’usage et de l’autre quelque chose qu’en français on pourrait traduire par désœuvrement à condition de l’entendre au sens actif, c’est à dire une action qui désœuvre, qui rend inopérant quelque chose.

Je vais très vite vous dire quelque chose sur ces deux concepts qui me paraissent importants.

D’abord le concept d’usage. J’avais rencontré ce concept depuis longtemps dans beaucoup de domaines mais tout à coup, c’était en lisant la Politique d’Aristote. Vous savez qu’au début de la Politique d’Aristote, il y a cette chose quand même assez étrange : le traité sur la politique commence par un petit traité sur l’esclavage, les 30 premières pages de la politique d’Aristote sont un traité sur l’esclavage, sur la relation maître/esclave.

Mais ce qui avait attiré mon attention c’est que dans ce contexte, donc avant de définir l’objet du politique, Aristote définit l’esclave comme un Homme, un être humain (il ne fait pas de doute pour Aristote que l’esclave est un être humain) dont l’œuvre propre (ergon en grec) est l’usage du corps. Il n’explique pas cela et en effet les historiens ne s’y sont pas arrêtés mais ça me semblait très intéressant.

Qu’est que ça veut dire « usage du corps » ? J’ai donc un peu travaillé, d’abord pour comprendre d’un point de vue sémantique, immédiat et je suis tombé sur ce fait linguistique que les verbes grecs et latins que nous traduisons par user, utiliser, faire usage (kresteï en grec et uti en latin) n’ont pas de signification propre. Ce sont des verbes qui tirent leur signification du mot qui les suit, qui n’est pas à l’accusatif mais au datif ou au génitif. J’ai pris des exemples très simples parce que c’est important.

Par exemple : le grec kresteï theon, littéralement faire usage du dieu mais la signification exacte c’est consulter un oracle, kresteï nostou, faire usage du retour qui signifie éprouver de la nostalgie, kresteï symphora, faire usage du malheur qui veut dire être malheureux, kresteï polei, faire usage de la cité veut dire participer à la vie politique, agir politiquement, kresteï gynaïki, faire usage d’une femme qui veut dire faire l’amour avec une femme et kresteï keïri, faire usage de la main qui est donner un coup de poing.

Et en latin c’est la même chose, on voit qu’il n’a pas de signification propre mais la reçoit par son complément (qui n’est pas à l’accusatif mais au datif). On se donne à cette chose, si on se donne à cette chose, on en fait usage.

On voit bien une chose qu’il ne faut jamais oublier : les analyses grammaticales sont des analyses philosophiques et métaphysiques même. On ne peut pas comprendre une chose si on ne comprend pas que la grammaire contient en elle-même toute une métaphysique qui s’est cristallisée dans le langage.

Il y a des analyses de ce très grand linguiste qu’est Benveniste qui montrent que les verbes de ce genre sont des verbes qu’on a classifié dans la grammaire comme des moyens, c’est-à-dire qu’ils ne sont ni actifs ni passifs. Et donc là, Benveniste essaye d’éclaircir la signification de ces verbes qui ne sont ni actifs ni passifs. Il dit que, tandis que normalement (par exemple dans l’actif), le procès, l’action, sont extérieurs au sujet et qu’il y a un sujet actif qui agit au-dehors de lui-même, dans ces verbes-là, les moyens, le verbe, indiquent un processus qui a lieu dans le sujet.

C’est-à-dire que le sujet est intérieur au processus. Le grec gignomaï ou le latin nascor (naître) ou bien morior (mourir), ou bien patior (souffrir), etc. Ce sont des verbes où le sujet est intérieur à l’action et l’action est intérieure au sujet, indétermination absolue non seulement entre actif et passif mais aussi entre sujet et objet.

Benveniste essaye de définir encore mieux et à un moment il donne cette définition qui était pour moi très éclairante. Il s’agit, dit-il, chaque fois de situer le sujet par rapport au processus selon qu’il est extérieur, comme dans l’actif, ou intérieur, et de qualifier l’agent selon que dans l’actif il effectue une action et que dans les moyens il effectue en s’affectant. C’est-à-dire en agissant, en effectuant une action, il va en être affecté lui-même.

Cette formule de « il effectue en s’affectant » est très importante pour moi. On voit bien qu’avec ces moyens donc ce n’est ni actif/passif, ni sujet, ni objet, on pourrait dire que par exemple le verbe kresteï, faire usage, exprime la relation qu’on a avec soi, l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec autre. Faire usage du retour (éprouver de la nostalgie) : c’est l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec le retour.

Le sujet est créé par l’affection qu’il reçoit par sa relation à autre chose. Ça change complètement la notion de sujet, il n’y a plus de sujet ni d’objet ni actif ni passif, c’est vraiment tout une autre ontologie, l’ontologie au moyen.

Et donc si on revient à cette idée de l’usage du corps qui est devenue pour moi très importante pour définir le politique, on pourrait imaginer cette expression kresteï somatos, faire usage du corps, et cela voudrait dire l’affection que l’on reçoit en tant qu’on a un rapport avec des corps. A mon avis, c’est la vie en tant que lieu véritable du politique. S’il y avait un sujet du politique, ce serait celui qui est affecté par sa relation avec des corps.

C’est pour ça que ce concept d’usage m’apparaissait très important et si on l’emploie comme ça, il devient vraiment la catégorie centrale qui va substituer le concept d’action, de praxis. Un concept dont je ne vais pas du tout faire la critique, qui est très important et qui a eu une histoire fondamentale dans la politique occidentale, dans l’éthique, etc. Mais c’est un concept à l’actif ou au passif et donc il reste emprisonné dans cette dialectique tandis que là, dans cette ontologie, cette politique aux moyens, on a un tiers qui n’est ni actif ni passif, c’est encore une action mais qui en même temps est un être affecté par son action ou par sa passion.

Le deuxième concept était celui du désœuvrement : il faut l’entendre comme s’il existait un verbe actif œuvrer ou ouvrer (qui existait en ancien français). Désœuvrer serait donc rendre inopérant, désactiver une œuvre. Ce n’est pas du tout une inertie, ne rien faire (ce qui est aussi important) mais par contre une forme encore d’action, de praxis ou d’œuvre, une opération qui consiste à désœuvrer les œuvres.

Ce que je voulais faire entendre par cela, c’est que d’abord, il y a un passage dans l’Ethique d’Aristote qui m’a toujours semblé important, où Aristote essaye de définir la Science politique (episteme politike) en tant qu’elle a son but dans le bonheur etc. Et à ce moment-là, il pose une question qui lui apparait quand même absurde mais qu’il pose très sérieusement.

Il dit au sujet du concept d’œuvre (ergon, qui définit l’activité propre, le but propre, l’énergie propre de chaque être) : on parle d’œuvre pour les menuisiers. Pour les joueurs de flûte, il y a bien sûr une œuvre (jouer de la flûte), pour les sculpteurs aussi (faire des statues) mais est ce qu’il y a une œuvre pour l’homme en tant que tel comme on le définit pour les menuisiers, sculpteurs, chanteurs, architectes etc ?

Et à ce moment, il dit : ou bien doit-on penser que l’homme en tant que tel est argos  ? C’est-à-dire sans ergon : désoeuvré, sans œuvre. Est-ce que l’homme en tant que tel n’a pas un ergon propre, une œuvre propre, un but propre, une vocation propre, une définition possible, etc ? Bien sûr, Aristote pose cette question mais la laisse tomber, parce que lui par contre a une réponse. Il va dire que l’ergon de l’homme, c’est l’activité selon le logos, etc.

Mais moi par contre, j’avais été frappé par cette possibilité et je m’intéressais plutôt à cette chose qu’il avait posé comme une hypothèse un peu étrange, c’est-à-dire l’idée que par contre il faut le prendre au sérieux, que l’homme est un être qui manque d’un ergon propre.

L’homme en tant que tel n’a aucune vocation biologique, sociale, religieuse ou de n’importe quelle nature qui puisse le définir essentiellement. L’homme n’a pas d’œuvre, est un être désœuvré dans ce sens. On pourrait aussi dire, un être de puissances, qui n’a pas d’actes ou d’ergon propre, mais justement il me semblait que c’est cela qui peut permettre de définir pourquoi il y a de la politique.

Si l’homme avait un ergon propre prédéterminé par la nature, la biologie, le destin, il me semble qu’il n’y aurait ni éthique ni politique possible parce qu’on ne devrait qu’exécuter des tâches. L’action la plus misérable que l’homme puisse faire : exécuter des tâches.

Voilà, j’avais essayé de définir ce concept. Le désœuvrement d’abord n’est pas une suspension de l’activité mais une forme particulière d’activité et deuxièmement, j’avais immédiatement vu que dans l’histoire de la pensée occidentale, c’était justement un problème qu’on n’avait jamais posé.

L’idée de toute inactivité, l’idée, surtout dans le monde moderne à partir du christianisme par exemple, que Dieu puisse être un être oisif est quelque chose qui répugne les théologiens. Dieu non seulement a créé le monde mais ne cesse de le créer et ne cesse d’agir, ne cesse de le gouverner, la création est continue et l’idée qu’un dieu puisse être inactif ou désœuvré et une chose monstrueuse pour les théologiens et je crois que toute la tradition de la modernité se fonde sur le refoulement du désœuvrement.

Un des lieux où ce problème a été pensé, c’est le problème de la fête. C’est un des lieux où dans notre tradition, on essaye de donner une place au désœuvrement.

Et dans notre société moderne, c’est un peu calqué sur le concept du shabbat, c’est-à-dire la suspension de l’activité. La fête consisterait à suspendre l’activité, ce serait donc une suspension provisoire des activités productives. On voit que en même temps c’est un problème perçu mais en même temps qui est bien limité, dans des limites qui excluent, qui rendent impossibles de le penser véritablement.

Mais si on réfléchit à la fête même, on voit bien que ce n’est pas du tout la définition de la fête, la suspension du travail, parce que dans la fête, même si dans le shabbat toute activité productive est interdite, on fait des choses : on fait des repas et dans les fêtes on s’échange des dons.

On fait des choses mais toutes les choses qu’on fait sont soustraites à leur économie propre, sont destituées de leur économie propre. C’est-à-dire que si on mange ce n’est pas pour se nourrir mais être ensemble, faire l’expérience d’une festivité, si on s’habille ce n’est pas pour se protéger du froid, c’est là aussi pour autre chose, pour un autre usage et surtout si on s’échange des choses ou des dons, ce n’est pas par un échange économique.

La fête est définie non pas simplement par une action mais par un genre particulier d’opération. C’est-à-dire que les activités humaines sont soustraites à leur économie propre et par cela ouvertes à un autre usage possible.

Les folklores sont remplis de ces choses, la fête des morts dans le folklore sicilien, qu’on retrouve dans les pays anglo-saxons, dans Halloween. Dans Halloween, les enfants sont les morts qui réapparaissent et prennent ou volent même les choses qui sont dans une certaine économie et en les soustrayant à l’économie, on les ouvre à cette chose qu’on appelle l’étrenne, le cadeau, etc.

Donc c’était pour vous montrer tout simplement qu’on peut très bien penser une activité comme celle qu’on fait dans la fête, qui ne se limite pas à suspendre une économie, une action, une œuvre mais aussi en fait un autre usage.

Mais cet élément destitutif de la fête me paraît très important : c’est toujours soustraire une chose à son économie propre, pour la désœuvrer, pour en faire un autre usage.

Par exemple, les anciens disaient qu’il n’y a pas de fête sans danse. Mais qu’est-ce que la danse si ce n’est une libération des gestes et des mouvements du corps de leur économie propre ? Si ce n’est soustraire les gestes à une certaine utilité économique, une certaine direction et l’exhiber en tant que telle, en la désœuvrant.

Et les masques c’est la même chose. Que sont les masques si ce n’est une neutralisation du visage ? Le masque va rendre inopérant le visage, va désœuvrer le visage, mais en cela, il en montre ou en expose quelque chose même de plus vrai.

Un autre exemple qui me semble tout à fait clair, pour comprendre ce qu’est le désœuvrement : qu’est-ce qu’un poème ? C’est une opération linguistique qui a lieu dans le langage comme toute autre, il n’y a pas d’autre lieu pour le poème. Le poème est une opération langagière, dans le langage.

Alors qu’est-ce qu’il se passe ? Là encore, on voit que le langage est désactivé de sa fonction informationnelle, communicative etc. Et par ce désœuvrement, il est ouvert à un autre usage, ce que l’on appelle poésie. Ce n’est pas facile de dire ce que c’est, mais une définition très simple c’est soustraire le langage à son économie informationnelle, communicationnelle et cela va faire cet autre usage du langage qu’on appelle poésie.

Là c’est quelque chose qui fait partie presque anthropologiquement de la condition humaine.

Par exemple la bouche est une partie de l’appareil digestif de l’homme, c’est même le premier élément du système digestif. Que fait l’homme ? L’homme détourne la bouche de cette fonction pour en faire le lieu du langage. Et donc toutes les dents qui servent à mâcher vont servir à faire les dentales, etc.

Vous voyez, l’homme marche par désœuvrement même des fonctions biologiques. Même les fonctions biologiques du corps sont ouvertes à un autre usage. Le baiser c’est la même chose, il prend cet élément digestif et en fait un autre usage.

Donc le désœuvrement est une activité propre de l’homme qui consiste à désœuvrer les œuvres économique, biologique, religieuses, juridiques sans simplement les abolir. Le langage n’est pas aboli. Qu’est-ce que ça pourrait être un désœuvrement de la loi ? On va le voir, la loi n’est pas simplement abolie mais soustraite à son horrible économie et on peut en faire peut-être un autre usage.

Et là je peux enfin en venir à mon problème de la puissance destituante.

Parce que si on met au centre de la politique non plus la poiesis et la praxis, c’est-à-dire la production et l’action mais l’usage et le désœuvrement, alors tout change dans la stratégie politique.

Notre tradition a hérité ce concept de pouvoir constituant de la Révolution française. Mais ici, on doit penser quelque chose comme une puissance destituante. Parce que justement le pouvoir constituant est solidaire de ce mécanisme qui va faire que tout pouvoir constituant va fonder un nouveau pouvoir constitué.

C’est ce qu’on a toujours vu, les révolutions se passent comme ça : on a une violence qui va constituer les droits, un nouveau droit, et après on aura un nouveau pouvoir constitué qui va se mettre en place. Tandis que si on était capable de penser un pouvoir purement destituant, pas un pouvoir mais justement je dirais pour cela une puissance purement destituante, on arriverait peut-être à briser cette dialectique entre pouvoir constituant et pouvoir constitué qui a été, comme vous le savez, la tragédie de la Révolution.

C’est ça qui s’est passé et on le voit partout même maintenant, par exemple dans la révolution du Printemps arabe. Immédiatement, on a fait des assemblées constituantes et ça a été suivi par quelque chose de pire que ce qu’il y avait avant. Et le nouveau pouvoir constitué qui s’est mis en place par ce mécanisme diabolique du pouvoir constituant devient un pouvoir constitué.

Donc à mon avis ce sont des concepts qu’il faut avoir le courage d’abandonner : en finir avec le pouvoir constituant. Negri ne serait pas d’accord mais il faut penser un pouvoir ou plutôt une puissance qui ait la force de rester destituante.

Ça nous engage à élaborer une tout autre stratégie. Par exemple, si on pense une violence, cette violence doit être purement destituante. Il faut faire attention, si c’est une violence qui va constituer un nouveau droit, on a perdu.

Donc il faut penser les concepts de révolution, d’insurrection, d’une toute autre façon ce qui n’est pas facile.

Là je voulais donc uniquement quelques repères. C’est tout un travail à faire que vous devez faire aussi, que j’ai essayé de faire moi aussi. Mais pour l’instant, comme c’est un travail en cours, je voulais uniquement vous donner quelques éléments du moment où il me semble que dans notre tradition, on a essayé de penser cela.

La première chose qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est l’essai de Walter Benjamin sur la critique de la violence. C’est un essai qui, si on le lit dans cette perspective, a vraiment cela au centre.

Dans cet essai, Benjamin essaye de penser ce qu’il appelle « une violence pure », c’est-à-dire une violence qui ne va jamais poser un nouveau droit. C’est-à-dire une violence qui serait capable de briser ce qu’il appelle « la dialectique entre la violence qui pose les droits et la violence qui les conserve ». Notre système politique, ce qu’on avait appelé avant le pouvoir constituant, le pouvoir constitué, c’est ça.

Notre système politique se fonde sur cette idée. Par exemple quand il y a des révolutions, des changements, on a une violence qui fonde un nouveau droit et immédiatement après, cela se traduit dans une violence qui va le conserver.

Et Benjamin dit que c’est ce mécanisme qu’il faut briser et donc il essaye dans ce texte de penser ce qu’il va appeler une « violence pure », une violence divine, peut-importe. Et il va le définir justement comme une violence qui va entsetzen (il emploie le verbe allemand) : qui va déposer le droit, sans fonder un nouveau droit.

C’est-à-dire une violence qui brise son rapport avec le droit. Il essaye de trouver des exemples dans la mythologie grecque et surtout dans l’idée de Sorel de grève générale prolétaire. Il y voit une forme de violence pure dans le sens où elle ne va pas constituer de droit, elle n’est pas dirigée à obtenir et constituer un nouveau droit. C’est une violence qui reste purement destitutive par rapport au droit existant.

C’est un exemple qui me semble important parce qu’il a bien vu justement que le problème c’est de briser ce rapport.

Un autre exemple qui me vient à l’esprit c’est ce que Paul (l’apôtre) essaye de faire dans ses lettres. C’est-à-dire qu’il va définir les rapports entre le Messie et la Torah (la loi juive) par le verbe grec katargeïn qui veut dire rendre argos, rendre inopérant, désactiver.

Ce qu’il dit en fait, c’est : nous sommes des juifs et bien sûr on ne va pas détruire la loi, on ne va pas détruire la Torah, mais on va la rendre inopérante, argos, la désœuvrer.

Et donc le Messie n’est pas quelqu’un qui simplement abolit la loi, c’est quelqu’un qui la désœuvre. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est vraiment son problème : penser un rapport à la loi qui, sans tout simplement la nier, l’éliminer, nie le fait qu’on doit exécuter des commandements, tout autre rapport à la loi.

C’est un trait du messianisme juif qui va jusqu’aux formes qu’il a pris au XVIIe siècle dans le sens que l’accomplissement de la loi est sa transgression, comme dit Sabbataï Tsevi. Donc dans le messianisme il y avait ce problème : penser un rapport à la loi qui ne soit pas son exécution, son application.

C’est très intéressant : est-il possible de penser un rapport à la loi qui la désactive, qui la rende inopérante en tant que commandement et en permet un autre usage ? C’est ce que c’était au début pour Paul et qui après est devenu le christianisme, qui a complètement trahi cette chose.

Mais il y a une chose par exemple qui peut être utile dans cette perspective. Paul a dit une chose à un certain moment pour comprendre ce que pourrait être ce rapport à la loi qui ne l’exécute pas sans l’abolir. Il dit, pour exprimer la condition messianique, que la condition maintenant c’est que ceux qui ont une femme comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent une maison comme s’ils ne la possédaient pas etc.

Par exemple, tu es né dans une certaine condition sociale, tu es esclave, fais-en usage. Et il emploie cette expression du verbe kresteï.

C’est-à-dire que le problème n’est pas tout simplement : je suis esclave et je vais devenir libre, d’abord fais-en usage. Apprendre à faire usage de sa condition, c’est-à-dire à la désactiver, à la rendre inopérante par rapport à soi-même et en cela ça devient une possibilité proprement désœuvrante qui va rendre possible un autre usage de ta condition.

Ce n’étaient que des exemples, je ne suis pas en train de dire que c’est ça qu’il faut faire, c’était juste pour vous montrer que dans certains moments de notre tradition de pensée on a quand même ce problème.

Et là, c’est une chose qui me semble aussi importante, il me semble que c’est cette puissance destituante que la pensée du XXe siècle a essayé de penser, sans y réussir vraiment.

Ce qu’Heidegger pense comme destruction de la tradition, ce que Schürmann pense comme déconstruction de l’arché, ce que Foucault pense comme archéologie philosophique, c’est-à-dire remonter à un certain arché, un certain a priori historique et essayer de le neutraliser.

Il me semble que ce sont des essais qui vont dans cette direction (et c’est ce que moi-même j’ai essayé de faire) sans peut-être vraiment y arriver. Mais c’est cela, c’est la destitution des œuvres du pouvoir, pas simplement l’abolition.

C’est quelque chose d’évidemment très difficile parce qu’aussi on ne peut pas la réaliser uniquement par une praxis. C’est-à-dire que le problème n’est pas quelle forme d’action va-t-on trouver pour destituer le pouvoir, parce-que ce qui va destituer le pouvoir n’est pas une forme d’action mais uniquement une forme-de-vie.

Ce n’est que par une forme-de-vie que le pouvoir destituant peut s’affirmer donc ne n’est par cette activité-là, cette praxis-là, c’est par la construction d’une forme-de-vie.

Vous voyez pourquoi c’est difficile puisqu’il ne s’agit pas de telle action, on va faire ci, on va faire ça. Ça ne suffit pas. Il faut d’abord constituer une forme-de-vie.

Et là on peut revenir à pourquoi il est si difficile de faire cela. Pourquoi par exemple est-il difficile de penser des choses comme l’anarchie (l’absence de commandement, de pouvoir), l’anomie (l’absence de loi) ? Pourquoi est-ce si difficile de penser ce concept qui pourtant semble contenir quelque chose ?

Benjamin dit une fois que la véritable anarchie est l’anarchie de l’ordre bourgeois et dans le film Salo de Pasolini, il y a un fasciste qui dit à un moment que la véritable anarchie est l’anarchie du pouvoir. C’est quelque chose qu’il faut prendre à la lettre.

Donc le pouvoir marche par capture de l’anarchie, le pouvoir qu’on a en face n’est fonction que parce qu’il a reçu, inclus (toujours ce processus de l’exclusion incluante) l’anarchie.

Même chose avec l’anomie, c’est évident avec l’état d’exception : notre pouvoir marche en étant capable d’inclure, de capturer l’anomie. L’état d’exception est une absence de loi tout simplement, mais une absence de loi qui va devenir intérieure au pouvoir, à la loi.

C’est cela qui est compliqué. On ne peut pas accéder à l’anarchie, on ne peut pas accéder à l’anomie. Et on pourrait continuer, notre pouvoir dit démocratique se fonde en fait sur l’absence du peuple, on pourrait dire « adémie » (dèmos, le peuple). La démocratie qu’on a en face c’est quelque chose qu’on a par le mécanisme ridicule de la représentation qui a capturé l’adémie, l’absence de peuple, en son centre.

Voilà, mais c’est justement cela qui rend si compliqué l’essai d’accéder à l’anarchie, d’accéder à l’anomie. On ne peut pas y accéder immédiatement parce que d’abord il faut désactiver, désœuvrer, destituer l’anarchie du pouvoir.

C’est-à-dire que la véritable anarchie n’est rien d’autre que la destitution de l’anarchie du pouvoir. Et c’est pour ça qu’on ne peut pas la penser parce que si on essaye de penser l’anarchie, on a en face ce que le pouvoir en a fait, c’est-à-dire la guerre de tous contre tous, le désordre…

Si on essaye de penser l’anomie, on a cette chose absurde : le manque de loi, le chaos où chacun fait ce qu’il veut. Mais c’est faux, ça c’est l’image que la capture de l‘anarchie, la capture de l’anomie, nous laissent en face. Si d’abord on arrive à désactiver l’anarchie et l’anomie capturées par le pouvoir, peut-être alors que la véritable anarchie peut réapparaître.

C’est pour ça que des travaux comme ceux des anthropologues Clastres et Sigrist sont importants. Ils montrent très clairement que ce n’est pas du tout vrai. Si on regarde les sociétés primitives, on voit l’anarchie mais ce n’est pas du tout ce que notre tradition politique nous présente. Par exemple, dans le livre de Sigrist, il emploie la formule « anarchie contrôlée ». C’est pour dire que c’est une absence de pouvoir mais pas du tout la guerre de tous contre tous, le chaos, ce sont des formes différentes. C’est aussi ce qu’Illich a essayé de penser par ce concept de « vernaculaire ». Ce n’est pas l’anarchie que l’on croit.

C’est cette chose-là qui me semblait importante : on ne pourra pas accéder à une véritable pensée de l’anarchie si on ne neutralise pas d’abord l’anarchie que le pouvoir contient en son centre.

Je vous avais dit que ce n’est pas une tâche théorique mais que cela ne sera possible, cette opération de destitution du pouvoir, que par une forme-de-vie. Donc ce n’est pas tout simplement trouver la bonne action mais constituer des formes-de-vie. Je dirais même qu’une forme-de-vie c’est justement là où on rejoint quelque chose qui d’elle-même va être destituante.

J’avais essayé de définir ce concept de forme-de-vie au début de ma recherche comme une vie qui ne peut pas être séparée de sa forme.

C’est-à-dire une vie pour laquelle, dans son mode de vie, est en jeu la vie même : une vie pour laquelle sa vie même est en jeu dans sa façon de vivre. Vous voyez là donc qu’il ne s’agit pas simplement d’un mode de vie différent. Ce sont des modes de vie qui ne sont pas simplement des choses factuelles mais des possibilités.

Tiqqun avait développé cette définition de façon très intéressante dans trois thèses que je vous lis et qui sont dans le n°2 de la revue : « 1- L’unité humaine n’est pas le corps ou l’individu, c’est la forme-de-vie. 2- Chaque corps est affecté par sa forme-de-vie comme par un clinamen, une attraction, un goût. 3- Ma forme-de-vie ne se rapporte pas à ce que je suis mais à comment je suis ce que je suis. »

Donc d’abord, la forme-de-vie est quelque chose comme un goût, une passion, un clinamen : c’est quelque chose d’ontologique qui affecte un corps. Mais aussi je voudrais m’arrêter sur le dernier point : le concept du comment.

Ce n’est pas ce que je suis mais comment je suis ce que je suis. Dans la tradition de l’ontologie occidentale, ce serait ce qu’on a essayé parfois de penser comme une ontologie modale.

Vous connaissez peut-être la thèse de Spinoza : il n’y a que l’être, la substance et ses modes, ses modifications. Il n’y a que Dieu et ses modifications qui sont les êtres, les êtres singuliers. Les êtres singuliers ne sont que des modes, des modifications de la substance unique.

Mais là, je crois qu’il faut encore poursuivre, éclaircir. La substance, l’être n’est pas quelque chose qui précède le mode et existe indépendamment de ces modifications. L’être n’est rien d’autre que ce mode d’être, la substance n’est que ses modifications, n’est que son comment.

Et là vous voyez que c’est toute une autre ontologie qu’il faudra penser dans le sens que l’ontologie a toujours été définie par ces deux concepts : identité et différence. Donc on a essayé par exemple de penser le problème un et multiple par le concept identité et différence (différences ontologique etc.).

Et il me semble que ce qu’il faudrait penser, c’est un tiers qui va neutraliser ce couple identité/différence. Je veux dire par là que si on prend par exemple la thèse spinoziste qu’on a toujours qualifiée de panthéiste, c’est-à-dire deus sive natura, Dieu ou bien la nature, il ne faut pas croire que cela veut dire Dieu = nature parce que là on retombe dans identité /différence. Non, sive veut dire ou bien et exprime justement la modalisation, la modification, c’est-à-dire la neutralisation et l’élimination aussi bien de l’identité que des différences.

Divin n’est pas l’être en soi mais son « ou bien », son sive, ses modifications. Je ne sais pas si on pourrait dire : le fait de se « naturer » dans ce mode, naître dans ce mode.

Donc vous voyez la différence, toutes les critiques qu’on a fait au panthéisme dans le sens que c’est absurde de penser que être = mode, Dieu = nature, c’est faux. Ce n’est pas ça : Dieu se modalise, c’est la modalisation, la modification qui est importante. Dieu, le divin n’est que ce processus de modification.

Et là aussi, pour cela, il faudrait penser différemment le rapport entre la puissance et l’acte. La modification n’est pas une opération par laquelle quelque chose qui était en puissance, l’être ou Dieu, s’actualise, se réalise, s’épuise en cela.

Ce qui aussi bien dans le panthéisme que dans le cas d’une forme-de-vie va désactiver les œuvres est surtout une expérience de la puissance en tant que telle mais de la puissance en tant qu’habitus, cet usage habituel, on pourrait dire de la puissance qui va se manifester dans ce désœuvrement qui est aussi la forme chez Aristote d’une puissance du ne pas, ne pas être, ne pas faire, mais qui est surtout un habitus, un usage habituel : une forme-de-vie. Et une forme-de-vie, c’est un usage habituel de la puissance. Il ne faut pas penser : une puissance, je dois la mettre en acte, la réaliser. Non, c’est un habitus, un usage habituel.

Donc dans ce sens, tous les êtres vivants sont dans une forme-de-vie mais cela n’est pas équivalent à dire que tous les êtres vivants sont une forme-de-vie. Parce que justement une forme-de-vie est quelque-chose qui va rejoindre cet usage habituel de la puissance qui va désœuvrer les œuvres.

Bon, et je crois que j’en ai même trop dit.

Une chose qu’on avait discutée l’autre soir : tout cela implique aussi qu’il y a un autre concept politique dans notre tradition qu’il faut repenser. C’est celui d’organisation. Parce que vous comprenez que si la définition d’une forme-de-vie que je donne est correcte, la forme-de-vie n’est pas quelque chose que quelqu’un peut prétendre organiser. Elle est déjà en elle-même pour ainsi dire complètement organisée. Qui va organiser des formes-de-vie puisque la forme-de-vie est le moment où on a rejoint l’usage habituel d’une puissance ?

Et donc à mon avis le problème de l’organisation politique est l’un des problèmes majeurs de notre tradition politique et il faut le repenser.

Voilà, c’est tout.

Giorgio Agamben

Source : Lundimatin Janvier 2016

Voir aussi : Rubrique Philosophie, rubrique Politique, G Agamben : De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité rubrique Science, Science politique,

Pour la république sociale

 Yves Velter. – « A Practical Solution for Hesitation » (Une bonne solution quand on hésite), 2014 www.yvesvelter.com


Yves Velter. – « A Practical Solution for Hesitation » (Une bonne solution quand on hésite), 2014
www.yvesvelter.com

Fin de cycle pour la social-démocratie

Par Frederic Lordon

est bien l’esprit de Lampedusa (1) qui plane sur l’époque : tout changer pour que rien ne change. Et encore, « tout changer »… A peine feindre. A moins, ce qui serait presque pire, qu’ils ne soient sincères : on ne peut pas exclure en effet que les protagonistes de la « primaire à gauche » soient convaincus de produire une innovation politique radicale, alors qu’ils bafouillent la langue morte de la Ve République. Le comble de l’engluement, c’est bien sûr de ne plus être capable de penser au-delà du monde où l’on est englué. Présidentialisation forcenée, partis spectraux, campagnes lunaires, vote utile, voilà la prison mentale que les initiateurs de la « primaire à gauche » prennent pour la Grande Evasion. Et pour conduire à quoi ? La fusion de la contribution sociale généralisée (CSG) et de l’impôt sur le revenu ? un programme en faveur de l’isolation des logements ? une forte déclaration sur la « réorientation de l’Europe » ?

Il est vrai que, comme la pierre du Nord (guérit les rhumatismes et les ongles incarnés) avait besoin pour s’écouler de se rehausser de la mention « Vu à la télé », l’étiquette « Soutenu par Libération » signale surtout le rossignol d’une parfaite innocuité, la subversion en peau de lapin bonne à n’estomaquer que les éditorialistes, comme si de l’inénarrable trio Joffrin-Goupil-Cohn-Bendit pouvait sortir autre chose qu’un cri d’amour pour le système, qui leur a tant donné et qu’il faut faire durer encore. En tout cas, il ne manque pas de personnel dans le service de réanimation, où la croyance qu’un tube de plus nous tirera d’affaire n’a toujours pas désarmé.

Le cadavre que, contre toute raison, ses propres nécessiteux s’efforcent de prolonger, c’est celui de la « social-démocratie », entrée, en France comme ailleurs dans le monde, dans sa phase de décomposition terminale. Pour avoir une idée du degré d’aveuglement où conduit parfois l’acharnement thérapeutique, il suffit de se figurer qu’aux yeux mêmes de ces infirmiers du désespoir, « toute la gauche » est une catégorie qui s’étend sans problème de Jean-Luc Mélenchon à Emmanuel Macron — mais ce gouvernement ne s’est-il pas encore donné suffisamment de peine pour que nul n’ignore plus qu’il est de droite, et que, en bonne logique, une « primaire de gauche » ne saurait concerner aucun de ses membres ni de ses soutiens ?

En politique, les morts-vivants ont pour principe de survie l’inertie propre aux institutions établies et l’ossification des intérêts matériels. Le parti de droite socialiste, vidé de toute substance, ne tient plus que par ses murs — mais jusqu’à quand ? Aiguillonnée par de semblables intérêts, la gauche des boutiques, qui, à chaque occasion électorale, se fait prendre en photo sur le même pas de porte, car il faut bien préserver les droits du fricot — splendides images de Pierre Laurent et Emmanuelle Cosse encadrant Claude Bartolone aux régionales —, n’a même plus le réflexe élémentaire de survie qui lui ferait apercevoir qu’elle est en train de se laisser gagner par la pourriture d’une époque finissante. Il n’y a plus rien à faire de ce champ de ruines, ni des institutions qui en empêchent la liquidation — et pas davantage de la guirlande des « primaires » qui pense faire oublier les gravats en y ajoutant une touche de décoration.

La seule chose dont nous pouvons être sûrs, c’est qu’aucune alternative réelle ne peut naître du jeu ordinaire des institutions de la Ve République et des organisations qui y flottent entre deux eaux le ventre à l’air. Cet ordre finissant, il va falloir lui passer sur le corps. Comme l’ont abondamment montré tous les mouvements de place et d’occupation, la réappropriation politique et les parlementarismes actuels sont dans un rapport d’antinomie radicale : la première n’a de chance que par la déposition (2) des seconds, institutions dont il est désormais établi qu’elles sont faites pour que surtout rien n’arrive — ce « rien » auquel la « primaire de gauche » est si passionnément vouée.

Le problème des mouvements « destituants », cependant, est qu’ils se condamnent eux-mêmes à l’inanité s’ils ne se résolvent pas à l’idée qu’aux grandes échelles il n’y a de politique qu’instituée, ou réinstituée, y compris de cette institution qu’ils ont d’abord voulu contourner : la représentation. C’est sans doute une ivresse particulière que de rester dans le suspens d’une sorte d’apesanteur politique, c’est-à-dire dans l’illusion d’une politique « horizontale » et affranchie de toute institution, mais si le mouvement ne revient pas sur terre à sa manière, c’est l’ordre établi qui se chargera de l’y ramener — et à la sienne. Mais alors, comment sortir de cette contradiction entre l’impossible prolongement du suspens « destituant »… et le fatal retour à l’écurie parlementaire ? Il n’y a qu’une seule réponse, presque logique, à cette question décisive : s’il faut revenir sur terre, c’est pour changer les formes mêmes de la politique.

La forme de la politique a un nom général : la Constitution. Comment s’organisent la délibération et la décision : c’est la Constitution qui le dit. Sauf à croire que délibération et décision peuvent se passer de toute organisation institutionnelle, et sauf à s’en remettre aux formes en place, le chemin de crête pour échapper à l’aporie précédente, le premier temps de la réappropriation, c’est bien la réécriture d’une Constitution, puisqu’elle seule décidera de nos réappropriations ultérieures. Architecture des niveaux de décision, règles de délibération, organisation de la subsidiarité (maximale), modes de désignation des représentants, ampleur de leurs délégations, forme de leur mandat, rotation, révocation, parité, composition sociale des assemblées, etc., toutes ces choses qui déterminent qui fait quoi en politique et qui a voix à quoi sont, par définition, l’affaire de la Constitution.

C’est à ce moment, en général, qu’on objecte à l’exercice constitutionnel son abstraction qui n’embraye sur rien, son étrangeté aux préoccupations concrètes des populations. Et c’est vrai : si elle n’est qu’un Meccano juridique formel coupé de tout, la simagrée constitutionnelle ne mérite pas une minute de peine ; on ne sait que trop comment elle est vouée à finir : en divertissement pour éditorialistes et en consolidation de la capture parlementaire. Mais contre cela le spectacle même de l’époque nous vaccine radicalement. Car il nous donne avec une grande force l’idée de savoir quoi faire d’une Constitution — la seule idée qui donne un sens à l’exercice constitutionnel. Une Constitution cesse en effet d’être un amusement hors-sol de juriste et redevient objet d’intérêt concret pour les citoyens mêmes, du moment où l’on sait à quel projet substantiel de société elle est subordonnée. Mais un tel projet, il nous suffit de contempler notre situation d’aujourd’hui pour en avoir aussitôt le négatif. Précarisation érigée en modèle de société, injustices honteuses, celles faites aux Goodyear, comme hier aux Conti, attaque inouïe contre le code du travail, toutes ces choses n’en disent qu’une : faire plier le salariat, parachever le règne du capital. Et puis là-dessus arrive un film, le Merci patron ! de François Ruffin, qui, en quelque sorte, ramasse tous ces motifs d’indignation mais les transmute en un gigantesque éclat de rire — c’est qu’à la fin le gros (Bernard Arnault) mord la poussière et les petits sortent en sachant désormais que « c’est possible » (3).

Un film fait-il à lui seul un point de bascule ? En tout cas, il se trouve qu’il est là, et qu’une idée qui sort d’un film est toujours cent fois plus puissante que la même qui sort d’un discours général. Il se trouve également qu’au moment particulier où il survient, l’idée d’en faire un point de catalyse n’est pas plus bête qu’autre chose. C’est que tout craque dans la société présente, et que le point de rupture pourrait n’être plus si loin. Or, entre la causalité directe, et directement restituée, qui va de la richesse de Bernard Arnault à la misère des Klur (4), la misérable corruption de hiérarques socialistes passés sans vergogne au service du capital (5), grands médias devenus inoffensifs, Merci patron ! nous livre synthétiquement le tableau de la décomposition actuelle, nous indiquant par là même ce qu’il faut faire — tout le contraire — et, par suite, le sens à donner à un mouvement de réappropriation constituante. S’il fallait des antidotes au constitutionnalisme intransitif, à coup sûr en voilà un !

On dira cependant que les Constitutions n’ont à voir qu’avec les règles mêmes de la délibération politique, et qu’elles n’ont pas à préjuger de ses issues. Et c’est en partie vrai également. La tare européenne par excellence n’est-elle pas, par exemple, d’avoir constitutionnalisé les politiques économiques à propos desquelles il n’y a par conséquent… plus rien à délibérer ? On se tromperait cependant si on cédait au formalisme pur pour regarder les Constitutions comme des règles en apesanteur, en surplomb de tout parti pris substantiel. Il n’est pas une Constitution qui ne dissimule dans ses replis une idée très arrêtée de la société qu’elle organise. C’est peu dire que la Constitution de la Ve République a la sienne — la même, en fait, que celle des quatre républiques qui l’ont précédée. Et l’on ne voit pas pourquoi, dans ces conditions, nous nous priverions de dire haut et fort quelle est la nôtre.

Mais alors, quelles sont ces différentes idées, la leur, la nôtre ? L’idée enkystée d’hier, l’idée possible de demain ? La République est un peu cachottière, elle affiche des choses et en dissimule d’autres. Liberté ? Celle du capital. Egalité ? Limitée à l’isoloir. Fraternité ? Le mot creux dont on est sûr qu’il n’engage à rien. Alors quoi vraiment ? Propriété. Le talisman caché de nos républiques successives, toutes déclinaisons d’une même république dont il va falloir donner le vrai nom, non pas la République tout court, mais la république bourgeoise, ce talisman caché, donc, c’est le droit des propriétaires des moyens de production. La République, c’est l’armature constitutionnelle de l’empire du capital sur la société.

Car, mis à part la coercition directe du servage, a-t-on vu emprise plus puissante sur l’existence matérielle des gens, donc sur leur existence tout court, que l’emploi salarié comme point de passage obligé de la simple survie, l’emploi dont les propriétaires des moyens de production, précisément, ont le monopole de l’offre, et qu’ils n’accordent qu’à leurs conditions ? Que tous les Klur de la terre soient jetés après avoir été exploités jusqu’à la corde, c’est la conséquence même de cet empire… et de la bénédiction constitutionnelle qui lui donne forme légale.

Que tel soit bien l’ancrage réel de cette république invariante — car sous ce rapport sa numérotation importe peu —, c’est l’histoire qui en administre la preuve la plus formelle en rappelant qu’il n’est pas une contestation sérieuse du droit des propriétaires, c’est-à-dire de l’empire du capital, qui ne se termine au tribunal, en prison ou carrément dans le sang — fraternité… Comme toujours, une institution ne livre sa vérité qu’au moment où elle est portée à ses points limites. C’est alors seulement qu’elle révèle d’un coup ce à quoi elle tient vraiment et la violence dont elle est capable pour le défendre. Le point limite de la république bourgeoise, c’est la propriété.

Mais la république bourgeoise n’épuise pas la République. Car si l’histoire a amplement montré ce dont la première était capable, elle a aussi laissé entrevoir une autre forme possible pour la seconde : la république sociale, la vraie promesse de la république générale. C’est que la république d’aujourd’hui n’est que la troncature bourgeoise de l’élan révolutionnaire de 1789 — et plus exactement de 1793. La révolution de 1848 n’a pas eu d’autre sens que d’en faire voir les anomalies et les manques, les manquements même : car on ne peut pas prononcer l’égalité des hommes et bénir leur maintien par le capital dans le dernier état de servitude. Qu’est-ce que la république sociale ? C’est la prise au sérieux de l’idée démocratique posée en toute généralité par 1789, mais cantonnée à la sphère politique — et encore, sous quelles formes atrophiées… La république sociale, c’est la démocratie générale, la démocratie partout, et pas seulement comme convocation à voter tous les cinq ans… puis comme invitation à se rendormir aussitôt. L’égalité démocratique, c’est la détestation de l’arbitraire qui soumet un homme aux desiderata souverains d’un autre, par exemple : tu travailleras ici, et puis non, en fait là ; tu feras ce qu’on te dira et comme on te le dira ; il est possible aussi qu’on n’ait plus besoin de toi ; si c’est embêtant pour toi, c’est surtout ton affaire, et pas la nôtre, qui est seulement que tu vides les lieux. Tu nous obéiras pour une simple et bonne raison : c’est que tu vivras dans la peur. Il n’est pas un salarié qui n’ait expérimenté les pouvoirs de la peur. La peur, c’est l’ultime ressort de l’empire propriétaire, celle que quiconque éprouve lorsque ses conditions d’existence mêmes sont livrées à l’offreur d’emploi souverain.

Il n’y a pas de vie collective — et la production en est une partie — sans règles. Comme l’a montré Rousseau, l’autonomie n’est pas l’absence de règles, c’est de suivre les règles qu’on s’est données. Mais qui peut être ce « on » sinon l’ensemble des personnes qui se soumettent librement à ces règles — librement puisque ce sont les leurs ? Le petit nombre qui, par exemple dans l’entreprise, soumet unilatéralement tous les autres à ses règles, c’est tout ce qu’on veut sauf la démocratie. Mais au fait, comment appelle-t-on un système qui marche non à la délibération mais à l’obéissance et à la peur, sinon « la dictature » ? Un « démocrate » en conviendrait immédiatement, l’observant dans la sphère politique. Mais la chose lui semble ne plus faire aucun problème sitôt passé le seuil du lieu de travail — en réalité, il ne la voit même pas. Comment se peut-il que tous les amis de la république présente, qu’on reconnaît aisément à ce qu’ils ont de la « démocratie » plein la bouche, puissent tolérer ainsi la négation radicale de toute démocratie dans la vie sociale ? Comment peuvent-ils justifier que, hors la pantomime quinquennale, toute la vie concrète des gens soit demeurée dans une forme maquillée d’Ancien Régime où certains décident et d’autres se soumettent ? Comment le gargarisme démocratique s’arrange-t-il avec le fait que, dans la condition salariale, et une fois ôtées les concessions superficielles (ou les montages frauduleux) du « management participatif » et de l’« autonomie des tâches », les individus, rivés à des finalités qui ne sont pas les leurs — la valorisation du capital —, sont en réalité dépossédés de toute prise sur leur existence et réduits à attendre dans la passivité le sort que l’empire propriétaire leur fera — car, pour beaucoup, c’est cela désormais la vie salariée : l’attente de « ce qui va tomber » ?

Rendu au dernier degré du désespoir, Serge Klur, le licencié de Bernard Arnault, menace de mettre le feu à sa propre maison. La résolution burlesque orchestrée par Merci patron !, qui fait plier Bernard Arnault, qui rétablit Klur dans sa maison et dans l’emploi, va bien au-delà d’elle-même. C’est là toute sa force, d’ailleurs : nous montrant un cas particulier, le film de Ruffin nous fait irrésistiblement venir le projet politique de l’universaliser. Car tout le monde sent bien qu’on ne peut pas s’en tenir à sauver un Klur et puis plus rien. Qu’il ne s’agirait pas seulement non plus de rescaper tous les ECCE licenciés. Ce projet politique, c’est qu’il n’y ait plus jamais, qu’il n’y ait plus aucun Klur. Le salarié-jeté, le salarié-courbé, cette créature de l’empire propriétaire, doit disparaître. Mais alors… l’empire propriétaire également ! Et même préalablement.

Dans une république complète, rien ne peut justifier que la propriété financière des moyens de production (puisque, bien sûr, c’est de cette propriété-là seulement qu’il est question) soit un pouvoir — nécessairement dictatorial — sur la vie. Le sens politique de la république sociale, éclairé par le cas Klur, c’est cela : la destitution de l’empire propriétaire, la fin de son arbitraire sur les existences, la démocratie étendue, c’est-à-dire l’autonomie des règles que se donnent les collectifs de production, leur souveraineté politique donc. Disons les choses plus directement encore : ce qu’il appartient à la Constitution d’une république sociale de prononcer, c’est l’abolition de la propriété lucrative — non pas bien sûr par la collectivisation étatiste (dont le bilan historique est suffisamment bien connu…), mais par l’affirmation locale de la propriété d’usage (6), à l’image de tout le mouvement des sociétés coopératives et participatives (SCOP), des entreprises autogérées d’Espagne ou d’Argentine, etc. : les moyens de production n’« appartiennent » qu’à ceux qui s’en servent. Qu’elle s’adonne à l’activité particulière de fournir des biens et services n’empêche pas une collectivité productrice de recevoir, précisément en tant qu’elle est une collectivité, le caractère d’une communauté politique — et d’être autogouvernée en conséquence : démocratiquement.

Alors, résumons-nous : d’un côté la figure universelle des Klur, de l’autre la pathétique comédie de la primaire-de-toute-la-gauche-jusqu’à-Macron. Et la seule voie hors de cette impasse : le mouvement destituant-réinstituant de la république sociale, soit : le peuple s’emparant à nouveau de la chose qui lui appartient, la Constitution, pour en extirper le noyau empoisonné de la propriété et y mettre à la place, cette fois pour de bon, conformément au vœu de 1793, la démocratie, mais la démocratie complète, la démocratie partout. Et puis l’on verra bien qui, parmi les démocrates assermentés, ose venir publiquement contredire le mot d’ordre de cette extension.

Dans cette affaire, il est deux choses au moins qu’on peut tenir pour sûres. Depuis deux siècles, « république » aura été le nom d’emprunt d’une tyrannie : la tyrannie propriétaire. On mettra quiconque aura vu Klur sur le point de cramer sa propre maison au défi de contester le fait. Car en passant, c’est là l’immense force du film de Ruffin : montrer les choses.

Redisons cependant qu’en cette matière c’est l’histoire qui ajoute la contribution la plus décisive à la qualification des faits. Que restait-il de la démocratie dans les bains de sang de 1848 et de la Commune ? Comme on sait, c’est au nom de la République qu’on massacrait alors — la République, fondée de pouvoir de la tyrannie propriétaire. Mais, comme disait Proust, « le mort saisit le vif », et ce passé républicain n’a pas cessé d’infuser dans notre présent. N’est-ce pas l’ordre républicain qui embastille aujourd’hui les Goodyear, ou traîne en justice les Conti, c’est-à-dire tout ce qui ne veut plus de l’existence courbée, tout ce qui relève la tête ? Quoi d’étonnant, et surtout quoi de plus symptomatique, que des Valls et des Sarkozy se reconnaissent identiquement dans cette République-là ? Que celle-ci n’ait plus pour sujets de discussion obsessionnels que la laïcité, l’école, l’identité nationale ou la sécurité ? La République n’est-elle pas non plus ce régime qui, de Thiers à Valls en passant par Clemenceau et Jules Moch, nous a livré l’engeance dont la dénomination contemporaine est « Parti socialiste » — des républicains… ?

L’autre chose à tenir pour certaine est que, si une destitution ne débouchant sur aucune réinstitution est un coup pour rien, une réinstitution sans destitution est un rêve de singe. Il n’y a plus qu’à raisonner avec méthode : par définition, on ne destitue pas en restant… dans les institutions — ou en leur demandant poliment de bien vouloir s’autodissoudre. Ça se passera donc autrement et ailleurs. Où ? Logiquement, dans le seul espace restant : l’espace public. Le premier lieu d’un mouvement constituant, c’est la rue, les places. Et son premier geste, c’est de s’assembler.

Cependant, on ne se rassemble pas par décret. La chose se fait ou elle ne se fait pas. On sait toutefois qu’un mouvement de transformation n’admet la colère que comme comburant : le vrai carburant, c’est l’espoir. Mais précisément, ne nous trouvons-nous pas dans une situation chimiquement favorable, où nous avons les deux produits sous la main ? On conviendra que ce ne sont pas les barils de colère qui manquent. Il suffirait d’ailleurs de les mettre ensemble pour que leur potentiel détonant devienne aussitôt manifeste. C’est que l’injustice est partout : Goodyear, Conti, Air France, donc, mais aussi « faucheurs de chaises », lanceurs d’alerte LuxLeaks, professeur d’université coupable d’avoir rappelé (parodiquement) de quelle manière l’actuel premier ministre parle (sérieusement) des « white » et des « blancos » : tous traînés devant la « justice républicaine ».

L’indignation, le comburant. Le carburant, l’espoir. L’espoir commence quand on sait ce qu’on veut. Mais ce que nous voulons, nous le savons confusément depuis longtemps en fait. Nous en avions simplement égaré l’idée claire, et jusqu’au mot, alors qu’ils étaient là, dans les plis de l’histoire, en attente d’être retrouvés. La république sociale, c’est la démocratie totale. C’est surtout le vrai, l’unique lieu de la gauche, qui ne sait plus ce qu’elle est lorsqu’elle le perd de vue, et à qui un républicain peut alors logiquement promettre la mort prochaine (7). En passant, il faudrait demander à la « primaire à gauche » si elle a seulement… une définition de la gauche — et il y aurait sans doute de quoi rire longtemps. Or ce qu’est la gauche, c’est l’idée même de république sociale qui le dit : la démocratie à instaurer partout où elle n’est pas encore, et donc à imposer à l’empire propriétaire.

Beaucoup d’initiatives « à gauche » cherchent à tâtons des solutions et pensent en avoir trouvé une dans la substitution du clivage « eux/nous » au clivage « droite/gauche ». C’est une parfaite erreur. Tous ceux qui, Podemos en tête, pensent s’en tirer ainsi, par exemple en se contentant de dire que « eux » c’est « la caste » et « nous » « le peuple », se perdront, et l’idée de gauche avec eux. Mais tout change au moment où l’on restitue au clivage son sens véritable : « eux », ce sont tous les fondés de pouvoir de l’ordre propriétaire ; et « nous », c’est le grand nombre de ceux qui, condamnés à y vivre, doivent en souffrir la servitude.

Tout cela mis ensemble, il se pourrait, comme on dit au jeu de cartes, que nous ayons une main : un clivage « eux/nous » aux toniques propriétés, mais dont le contenu, reformulé autour du conflit propriétaire, revitalise l’idée de gauche au lieu de l’évacuer ; la république, dont le mot est parfaitement accoutumé, mais sociale, et par là réinscrite dans une histoire politique longue ; la démocratie, enfin, ce signifiant incontestable, dont par conséquent nul ne peut refuser la pleine extension. Et pourtant il ne faut pas imaginer que tout cela nous sera donné de bonne grâce. Comme tout ce qui s’est jusqu’ici opposé à la souveraineté propriétaire, et a fortiori comme tout ce qui se proposerait d’y mettre un terme pour de bon, la république sociale et la démocratie totale ne seront offertes qu’à une conquête de haute lutte.

Frédéric Lordon

Economiste et philosophe. Dernier ouvrage paru : Imperium. Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, Paris, 2015.

(1) Dans le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa Le Guépard (1958), un personnage d’extraction noble, confronté à un mouvement révolutionnaire, expose sa stratégie pour préserver les privilèges de sa classe : « Tout changer pour que rien ne change. »

(2) Cf. Julien Coupat et Eric Hazan, « Pour un processus destituant : invitation au voyage », Libération, Paris, 24 janvier 2016.

(3) Lire « Un film d’action directe », Le Monde diplomatique, février 2016.

(4) Serge Klur, ouvrier licencié d’ECCE, filiale du groupe de Bernard Arnault LVMH, est, avec sa femme Jocelyne, le personnage principal de Merci patron !.

(5) Le secrétaire général de LVMH, Antoine Jamet, est un ancien responsable socialiste.

(6) Cf. Bernard Friot, Emanciper le travail, La Dispute, Paris, 2014.

(7) Manuel Valls, « La gauche peut mourir », L’Obs, Paris, 14 juin 2014.

Source : Le Monde Diplomatique Mars 2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Débat, rubrique Politique, rubrique Société civile rubrique Société, Mouvement sociaux, Justice,