Dix ans après Lehman Brothers, les banques sont-elles plus sûres ?

soulcie3

Le nouveau cadre réglementaire appliqué aux banques permet de limiter les risques. Mais déjà la tentation est grande, des deux côtés de l’Atlantique, d’en limiter la portée.

Dix ans après la faillite de la banque américaine Lehman Brothers, l’Union européenne est encore en train de finaliser les nouvelles règles censées assurer que les banques prennent moins de risques. Les autres pays ne sont pas plus avancés1. Après son accession à la présidence en 1933, l’Américain Franklin D. Roosevelt avait été plus rapide : en quatre ans, il avait instauré un nouveau cadre de régulation des banques, copié par les autres Etats, qui allait assurer trente années de stabilité financière.

Certes, l’exercice est plus difficile aujourd’hui car, mondialisation oblige, il réclame un énorme effort de coordination internationale. Mais le travail effectué jusqu’ici n’a pas été vain : même inachevé, le nouveau cadre réglementaire nous permet d’avoir dès aujourd’hui des banques plus sûres. Pourtant, l’inquiétude monte car, bien que l’efficacité des nouvelles mesures soit loin d’être totale, on sent, déjà, poindre la tentation de les affaiblir.

Un gros effort de régulation

Les banques représentent l’un des points clés de toute crise financière : elles fournissent les crédits qui gonflent les paris spéculatifs, mais lorsqu’elles chutent, c’est toute l’économie qui s’affaisse faute de prêts. Les forcer à mieux maîtriser leurs risques était donc impératif. Et on ne peut pas dire que le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, le régulateur international en chef des banques, ait ménagé sa peine. Pas moins d’une trentaine de nouvelles règles ont été négociées depuis 2009 et sont en place ou en cours de mise en oeuvre. Dans quels domaines ?

Par exemple, une banque commence à avoir des soucis lorsqu’elle voit un nombre croissant de ses crédits difficilement remboursés ou lorsqu’elle perd des paris sur les marchés financiers. Elle a alors besoin de se procurer de l’argent à court terme pour boucher les trous. Mais, alors qu’en dépit de ses soucis temporaires sa situation de long terme peut être bonne, elle a du mal à y arriver car les autres banques ne lui font plus confiance. Pour éviter cela, les régulateurs demandent désormais aux établissements bancaires de détenir un paquet de titres financiers considérés comme sûrs, en particulier des titres de dettes publiques. Car sauf exception – du type Grèce -, les titres publics sont considérés comme « liquides ». Autrement dit, il y aura toujours des acheteurs pour eux.

De plus, les banques font de la « transformation d’échéances » : elles disposent essentiellement de ressources de court terme (nos dépôts, des emprunts auprès des investisseurs et des autres banques), mais elles prêtent surtout à moyen-long terme pour acheter des machines ou des logements. Afin d’éviter un trop grand déséquilibre, les régulateurs leur demandent d’accroître la part de leurs ressources de long terme (dépôts à terme, titres financiers de long terme…). Et cela a été efficace : les banques s’appuient moins sur des financements de court terme, en particulier entre banques, ce qui réduit les liens et donc les risques de contagion.

Faire payer les banques

Tout cela va dans le bon sens, mais sera insuffisant si ça chauffe vraiment dans la finance. Pour éviter d’en arriver là, le Comité de Bâle a fait passer un message clair aux banques : si vous dérapez, vous payez. Ne comptez plus sur le soutien des Etats.

Quand une banque fait des pertes, comme pour n’importe quelle autre entreprise, elle les éponge en rognant son capital. Le Comité de Bâle impose donc aux banques de détenir davantage de capital qu’avant la crise. En outre, en cas de gros soucis, s’il faut éponger encore plus que le montant du capital, une partie des emprunts qu’elles font sera automatiquement transformée en capital selon des règles définies par les régulateurs. Bref, à la prochaine crise, les actionnaires des banques et une partie de leurs créanciers seront lessivés avant que les Etats interviennent, éventuellement.

Petit point de détail supplémentaire, mais qui a une grosse importance. Au cours des années 1990, les grosses banques avaient obtenu l’autorisation d’utiliser leurs modèles statistiques fabriqués en interne pour calculer le montant de capital qu’elles devaient mettre de côté. Inutile de dire qu’elles ont bricolé les paramètres pour minimiser ce capital voué à disparaître en cas de crise ! Après de longues tractations – dues notamment à la France car nos banques avaient beaucoup joué à ce jeu-là -, le Comité de Bâle a fini par décider en décembre 2017 que le montant de capital calculé par les modèles internes des banques ne pourrait pas descendre en dessous de 72,5 % du montant qu’indique un modèle standard fourni par les régulateurs. La régulation publique reprend ainsi en partie la main sur la régulation privée.

Ecrire son testament

Mais s’assurer que chaque banque ne fait pas de bêtise ne suffit pas : elles peuvent prendre des paris à peu près acceptables individuellement mais susceptibles de se révéler dangereux au niveau de tout le système bancaire. Pour éviter cela, les banques centrales demandent aux banques commerciales de réaliser régulièrement des tests de stress, ce qui leur permet d’avoir une vue d’ensemble et de surveiller comment évoluerait le système bancaire selon divers scénarios.

Zoom Une petite finance de l’ombre

Plus on régule les banques, plus les capitaux partent se cacher dans la « finance de l’ombre », des activités non bancaires peu réglementées permettant le développement de transferts d’épargne risqués. On entend souvent cet argument pour critiquer l’inefficacité des régulations actuelles. Or, selon le dernier rapport de mars 2018 du Conseil de stabilité financière, le poids de ce secteur peut être estimé à 45 000 milliards de dollars, soit seulement 13,2 % des actifs financiers mondiaux, même si bien sûr de grosses variations sur un petit marché suffisent à provoquer de grandes crises.

Une large majorité de la finance de l’ombre (72 %) se situe du côté des fonds d’investissement – à court terme, à moyen terme, fonds spéculatifs… Le risque le plus important est que les banques leur prêtent de l’argent. Selon le rapport, ces intermédiaires financiers ne s’appuient pas sur des montants d’emprunts exorbitants pour spéculer1.

  • 1. « Faut-il craindre la finance de l’ombre », Alternatives Economiques n° 378, avril 2018.

Les banques centrales se sont aussi dotées d’outils permettant de dire aux banques, par exemple : « Vous faîtes trop de crédits immobiliers, arrêtez-vous ! » C’est ce qu’a fait le Haut Conseil de stabilité financière en France en juin dernier. Jugeant que les banques prêtent trop aux grandes entreprises dont l’endettement devient préoccupant, il a augmenté les contraintes pour ce type de prêts.

Enfin, si en dépit de tout ça une banque devait faire faillite, les régulateurs demandent aux établissements de leur fournir leur testament ! C’est-à-dire un schéma clair de leurs filiales pour savoir qui fait quoi dans la constellation de la banque et organiser au mieux une éventuelle fermeture de manière ordonnée.

Capital des banques en normes comptables internationales au 31 décembre 2017, en % du total de leurs actifs
Capital des banques en normes comptables internationales au 31 décembre 2017, en % du total de leurs actifs
Capital/actif (en %) et taux de rendement du capital (en %) pour les 30 plus importantes banques fin 2017
Capital/actif (en %) et taux de rendement du capital (en %) pour les 30 plus importantes banques fin 2017

Lecture : plus les banques se financent avec du capital (plus on va vers la droite sur l’axe des abscisses), plus elles sont rentables (plus on monte dans l’axe des ordonnées).

Une complexité assumée

On le voit, le Comité de Bâle n’a pas chômé ! Pour autant, la situation des banques est loin d’être parfaite. Qui le dit ? Les investisseurs, comme les gros fonds d’investissement, d’abord, qui continuent à faire payer un prix élevé (sous forme de dividendes) aux banques qui veulent se procurer du capital. Car ils considèrent encore, dix ans après la crise, que la façon dont elles gagnent de l’argent et gèrent leurs risques reste opaque. Et les nouvelles régulations demeurent complexes : le bref résumé qu’on en a donné ci-dessus se traduit par une foule de règles techniques pas faciles à suivre.

Les économistes de la Banque d’Angleterre ont bien répondu à cette critique des nouvelles règles2. Prenons l’exemple de la banque américaine Countrywide : avant la crise, elle disposait d’un niveau de capital élevé, mais elle est tombée par insuffisance de ressources de long terme ; à l’inverse, la belge KBC disposait d’amples ressources de long terme, mais elle a craqué par manque de capital. Si on ajoute la propension des banques à contourner les règles, ajoutent les experts britanniques, mieux vaut avoir beaucoup de normes qui se complètent pour bien contrôler leurs risques. La complexité est un coût à payer pour la stabilité des systèmes bancaires.

Un capital insuffisant

Nombre d’experts, comme Jézabel Couppey-Soubeyran, Gaël Giraud ou Laurence Scialom en France , ainsi que des organisations non gouvernementales comme Finance Watch ou le Secours catholique, qui vient de publier un gros rapport sur le sujet3, dénoncent le fait que les nouvelles régulations ne vont pas assez loin. En particulier, le montant de capital demandé aux banques pour éponger leurs pertes, même s’il est plus élevé qu’avant, ne sera pas suffisant pour éviter une intervention publique en cas de grosse crise. Quant aux titres d’emprunt transformés en capital, ils risquent, si ce sont d’autres banques ou compagnies d’assurances qui les détiennent, de les mettre à leur tour en difficulté.

Toutes les études universitaires montrent que les banques qui ont le plus de capital dérapent moins, s’en sortent mieux en cas de crise et financent mieux l’économie

C’est le point clé des critiques adressées au Comité de Bâle : toutes les études universitaires montrent que les banques qui ont le plus de capital dérapent moins, s’en sortent mieux en cas de crise et financent mieux l’économie. Mais les banques ont réussi à faire pression sur les régulateurs pour limiter les demandes de ces derniers en la matière. Elles affirment que de telles exigences réduisent leur rentabilité. Un argument qui en réalité se focalise sur le coût de court terme (distribuer des dividendes pour fidéliser les actionnaires), sans prendre en compte le fait qu’une banque bien capitalisée peut attirer de nouveaux investisseurs.

Dans son dernier rapport annuel de juin 20184, la Banque des règlements internationaux, la banque des banques centrales qui héberge le Comité de Bâle, souligne de plus que certains régulateurs jouent moins le jeu que d’autres. Par exemple, alors qu’aux Etats-Unis les contraintes en capital doivent être respectées en moyenne sur le trimestre, c’est à chaque fin de trimestre en Europe. Un peu de passe-passe comptable et les contraintes ne sont en fait respectées que quatre fois par an !

Une dérégulation insidieuse

L’ONG bruxelloise Finance Watch, qui étudie de près le sujet, dénonce ainsi un comportement récurrent en Europe : une transposition biaisée des règles internationales. « A chaque fois qu’un équilibre a dû être trouvé entre la stabilité financière et les intérêts commerciaux du secteur bancaire, la stabilité financière termine régulièrement en deuxième place », s’insurge son expert Christian Stiefmüller.

Malheureusement, les Etats-Unis suivent le même chemin. Pas de façon tonitruante, comme voudrait le faire croire Donald Trump, mais de façon plus insidieuse. Contrairement à ce qu’a claironné le président américain fin mai dernier après le vote d’une nouvelle loi bancaire, ses sbires n’ont en effet pas « réparé le désastre de Dodd-Frank ou au moins été loin sur ce chemin« . L’analyse réalisée par l’expert de la Brookings, Aaron Klein, démontre que les régulations de la loi de 2010 développées sous l’égide des démocrates Chris Dodd et Barney Frank durant le premier mandat de Barack Obama restent bien en place 5. Klein affirme à juste titre que la loi laisse en réalité une grande latitude aux différents régulateurs financiers américains dans son application : en nommant régulièrement des adeptes d’une moindre régulation aux postes clés, le président Trump suit ainsi la même démarche de dérégulation insidieuse que l’Europe.

soulcie4

La dimension planétaire de la crise des subprime a entraîné un effort sans précédent de coordination réglementaire internationale visant à empêcher les banques de prendre trop de risques. La mise en oeuvre concrète appartient à chaque pays et il semble bien que, alors que les nouvelles règles ne sont pas toutes encore mises en place, l’on assiste déjà à une volonté d’en réduire la portée de chaque côté de l’Atlantique pour donner un avantage à ses champions nationaux ou régionaux. Un bien mauvais pari.

Christian Chavagneux

  • 1. On peut trouver le bilan des avancées et retards de chaque pays sur https://lc.cx/mud3
  • 2. Voir « Rethinking Financial Stability », Staff Working Paper n° 72, février 2018.
  • 3. Voir « La finance aux citoyens », 2018.
  • 4. Voir le chapitre III.
  • 5. « No, Dodd-Frank was Neither Repealed not Gutted. Here’s What Really Happened », 25 mai 2018, https://lc.cx/mu

Source Alternatives Economiques 12/09/2018

Voir aussi : Rubrique Finance, Faillite de Lehman Brothers, dix ans après,

Iran. L’Europe impuissante face aux sanctions américaines

 Siège de l’EEAS, Bruxelles, 11 janvier 2018. - Conférence de presse des représentants de l’UE-3 : Jean-Yves Le Drian (France), Sigmar Gabriel (Allemagne) et Boris Johnson (Royaume-Uni) après une réunion sur l’Iran. IRNA


Siège de l’EEAS, Bruxelles, 11 janvier 2018. – Conférence de presse des représentants de l’UE-3 : Jean-Yves Le Drian (France), Sigmar Gabriel (Allemagne) et Boris Johnson (Royaume-Uni) après une réunion sur l’Iran.
IRNA

Le retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien et l’imposition de sanctions contre Téhéran ont suscité une large condamnation, notamment des signataires européens. Mais les annonces diplomatiques de l’UE-3 (France, Allemagne et Royaume-Uni) n’ont convaincu ni la partie iranienne ni les grandes entreprises européennes.

Après le vote de la résolution 2231 du conseil de sécurité de l’ONU le 20 juillet 2015 entérinant l’accord sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA), l’industrie européenne avait su partiellement profiter de la réouverture du marché iranien. Avec notamment, dans l’aéronautique (vente de 100 avions Airbus pour 20 milliards de dollars — 17 milliards d’euros — et d’avions ATR), le secteur pétrolier (contrat South Pars 11 de Total pour 5 milliards de dollars — 4 milliards d’euros), l’automobile (co-entreprise PSA/Iran Khodro de 400 millions d’euros et co-entreprise Renault/Idro) entre autres secteurs, en 2017, les exportations de la France vers l’Iran s’élevaient à environ 1,5 milliard d’euros. La même année, elle importait d’Iran 2,3 milliards d’euros de produits pétroliers.

Le montant total des transactions commerciales de l’Union européenne (UE) avec l’Iran s’élevait à 20 milliards d’euros d’euros pour 2017. Ce montant s’élevait à 23,8 milliards d’euros pour la Chine, 20,4 pour les Émirats arabes unis et 9,8 pour l’Inde.

Or, l’historique de la mise en œuvre du JCPOA laissait beaucoup à désirer côté américain, même sous la précédente administration. Le malentendu entre le département d’État de John Kerry, défendant l’accord, et le trésor américain de Jacob Lew, partisan d’une ligne dure et ayant le dernier mot sur toutes les questions financières, a alimenté la confusion depuis le début. L’arrivée aux commandes de ces deux ministères de Steve Mnuchin et Mike Pompeo, deux farouches opposants à l’accord, suite à l’élection de Donald Trump en novembre 2016 puis l’annonce du 8 mai 2018 confirment l’adage selon lequel « les contrats ne tiennent pas aux mots, mais aux pensées ».

Pour l’Europe, un retrait de l’accord ne signifierait pas uniquement l’abandon d’un gros marché, mais également prendre acte d’un aspect discutable de la stratégie commerciale américaine : l’extraterritorialité de la loi américaine. Derrière la diplomatie agressive du dollar pratiquée par le trésor, c’est la souveraineté d’autres pays qui est visée (lire encadré).

 

Viser les entreprises non américaines

Pour trouver un partenaire iranien, même avant l’annonce de mai 2018, les entreprises devaient effectuer des audits tatillons de leurs clients pressentis — appelés « due diligence », « know your customer » (KYC) — et se confronter à la prudence minutieuse des assureurs, secteur très lié au marché américain. Autant de précautions juridiques qui faisaient bondir le coût du ticket d’entrée sur le marché iranien. Les entreprises iraniennes restaient empêchées d’intégrer les circuits de financement européens, tels le crédit bancaire ou la cotation en bourse de Londres par exemple. Le refus des banques européennes de s’impliquer en Iran après l’accord de Vienne malgré les injonctions de leur autorité de tutelle avait déjà fait grand bruit.

Les sanctions primaires concernent les particuliers et les entreprises américains, citoyens ou résidents, et rendent nécessaire une dérogation spéciale de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC)1 pour commercer avec l’Iran : c’est le cas de Boeing par exemple.

Depuis le 8 mai 2018, il est de nouveau interdit aux entreprises non américaines de négocier de nouveaux contrats et il leur a été fait obligation de résilier ceux conclus après le 16 janvier 2016 dans un délai de 90 jours (août 2018) à 180 jours (novembre 2018) selon les cas. Les risques encourus par les récalcitrants sont très élevés : pénalités financières2, saisie de biens mobiliers ou immobiliers, interdiction d’accès au système bancaire américain, retrait aux banques de leur licence d’exploitation, radiation de la liste des fournisseurs du gouvernement fédéral, sanctions personnelles à l’encontre de chefs d’entreprises européennes (gel ou saisie de biens sur le sol américain, interdiction d’entrée, etc.). Ces procédures peuvent être d’origine judiciaire (procureur fédéral de New York) ou administrative (le trésor américain).

Depuis lors, les grosses entreprises européennes comme Total, Peugeot ou Airbus se retrouvent prises en étau. Structurellement exportatrices, généralement impliquées sur le marché américain et exposées aux circuits de financement dollarisés, elles subissent une situation plus critique que celle des PME-PMI plus eurocentrées et moins vulnérables. Aussi ont-elles très tôt pris acte de la nouvelle donne en annonçant l’une après l’autre leur retrait du marché iranien, gérant au cas par cas leur sortie contractuelle.

La décision est prise au plus haut niveau de leurs instances dirigeantes, après consultation des autorités de tutelle et de leurs actionnaires, incluant souvent la présence significative d’un actionnariat américain via divers fonds d’investissement (Karlyle, TPG, Kohlberg-Kravis-Roberts, Blackstone…). L’annonce reflète toujours le même argument : « Nous nous conformerons aux sanctions, à moins qu’une dérogation soit obtenue expressément des autorités américaines par les gouvernements de l’Union européenne ». Et ces demandes de dérogation par les gouvernements français, britannique et allemand ont essuyé une fin de non-recevoir de la part de Washington.

 

Total et PSA obtempèrent

Le caractère éminemment dissuasif du dispositif américain a donc agi rapidement. Dès le 16 mai, Total exposait dans un communiqué son intention de se retirer du projet gazier iranien de South Pars 11 « à moins qu’une dérogation propre au projet ne soit accordée par les autorités américaines, avec le soutien des autorités françaises et européennes (…) laquelle dérogation devra comprendre une protection de la société contre toute sanction secondaire applicable en vertu du droit américain ». La China National Petroleum Corporation (CNPC) devrait récupérer les 50 % de parts de Total sur cet important contrat.

De même, PSA annonçait la suspension de ses activités iraniennes le 4 juin. Carlos Ghosn, PDG du groupe Renault, s’est distingué par une habile déclaration le 15 juin devant son conseil d’administration : « On n’abandonnera pas. Même si nous devons réduire la voilure très fortement (…) parce que nous sommes persuadés que (…), à un moment, ce marché rouvrira, et le fait d’être resté en Iran nous donnera certainement un avantage » (AFP).

Les deux constructeurs français jouissaient jusqu’ici d’une position dominante sur le marché automobile iranien (environ 40 %) via leur partenariat stratégique, aujourd’hui remis en cause, avec les constructeurs locaux Iran Khodro et Saipa. Les Chinois Geely, Brillance ou Great Wall sont ici encore naturellement en lice pour profiter de l’appel d’air et remplacer leurs concurrents européens, en particulier français. Les entreprises chinoises sont en général moins vulnérables aux sanctions américaines et peuvent compter sur le soutien indéfectible de leur gouvernement.

Après le géant danois Maersk, la Compagnie maritime d’affrètement-Compagnie générale maritime (CMA-CGM), numéro trois mondial du transport maritime a également déclaré le 6 juillet 2018 se désengager de l’Iran, malgré ses accords avec l’Islamic Republic of Iran Shipping Lines (Irisl). Quelques secteurs comme l’agroalimentaire ou la santé demeurent en sursis jusqu’à la publication du décret d’application des sanctions.

 

Lancinante question bancaire

Les difficultés à effectuer des transactions bancaires avec l’Iran ne sont pas nouvelles. Mais rester connecté à Swift, système de messagerie interbancaire sous juridiction belge, est crucial pour que l’Iran puisse continuer de recevoir l’argent de ses exportations pétrolières et de payer ses biens importés. Or, le trésor américain a donné à Swift jusqu’au 4 novembre pour déconnecter la Banque centrale et les entités iraniennes au nom de « pratiques qui ne sont pas en accord avec les conduites d’affaires généralement acceptées ». Deux banques américaines siégeant au conseil d’administration de Swift, JP Morgan et Citigroup constituent pour le trésor américain, à côté de menaces de gels d’avoirs ou d’interdiction d’entrée à l’encontre de ses dirigeants, un puissant levier de pression.

La plate-forme européenne de règlements de transferts Target II utilisée par la Banque centrale européenne (BCE) pour ses règlements internationaux serait aussi concernée. Dans ce cas, des clients iraniens accusés par les Américains de financer le terrorisme pourraient se voir interdits d’utiliser ce système, y compris pour des transactions libellées en euros.

Même les banques européennes de taille moyenne et absentes du marché américain comme les banques coopératives du Bade-Wurtemberg spécialisées sur les marchés difficiles et l’aide aux PME se tiennent maintenant sur la défensive en attendant la riposte européenne.

 

Des mots, seulement des mots ?

La représentante de la diplomatie européenne Federica Mogherini déclarait le 16 juillet 2018 à l’issue d’une réunion avec les ministres des affaires étrangères des États membres de l’UE : « Nous avons approuvé l’actualisation du statut de blocage et nous prenons toutes les mesures pour permettre à l’Iran de bénéficier des retombées économiques de la levée des sanctions ». Cette position ferme résultait d’un long processus de tractations infructueuses avec le gouvernement américain.

De quelle marge de manœuvre les Européens disposent-ils ? Mettre en place un protocole de paiement direct entre la BCE et la Banque centrale iranienne (BCI) ? Abonder et couvrir le risque d’amende par les organismes publics d’investissement européens ? Obtenir des autorités américaines des dérogations au cas par cas ? Rendre l’Iran éligible à des prêts auprès de la Banque européenne d’investissement (BEI) afin d’éviter les transactions en dollars ?

Les déclarations à l’unisson de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni dans le sens de leur « engagement continu en faveur du JCPOA », dès le 8 mai — et constamment répétées depuis — doivent être portées à leur crédit. Mais les mesures concrètes pour sauver l’accord semblent tardives. Aussi serait-il contre-productif et exorbitant, voire irréaliste, d’en surseoir l’application à la mise en œuvre par le système bancaire iranien des recommandations du Groupe d’action financière (GAFI) contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme5 d’ici la fin octobre 2018. Trois principales mesures sont en discussion :

- la réactivation en deux étapes, le 6 août puis le 6 novembre, du statut du blocage de 1996 est un jalon positif : il interdit aux entreprises européennes de se conformer aux effets extraterritoriaux des sanctions américaines, sous peine de pénalités fixées par chaque État membre. Il leur ouvre également droit à indemnisation des préjudices résultant de ces sanctions par la personne morale qui en est à l’origine. Il les protège dans l’UE de toute poursuite américaine en invalidant toute procédure judiciaire étrangère. Cependant, même si le dispositif de 1996 a été consolidé pour inclure les transactions financières notamment, son efficacité est discutée et n’a jamais vraiment pu être testée. Il s’agit plus d’un signal politique envoyé par l’UE à ses partenaires américain et iranien ;

- la BEI, en tant qu’outil de financement de l’UE basée au Luxembourg, a été missionnée pour financer des projets viables en Iran, en particulier concernant de petites et moyennes entreprises. Son président Werner Hoyer a pourtant déclaré le 18 juillet en présence de Jean-Claude Juncker que développer des activités en Iran pourrait remettre en cause son business model, alors que sa dette en obligations américaines (bonds) s’élevait à 500 milliards d’euros ;

- peu claire également est la façon dont les dispositifs publics de financement du commerce avec l’Iran, comme la convention signée en janvier 2018 par Invitalia, l’Agence italienne d’investissement étranger, celle de l’agence autrichienne de crédit (OeKB) ou le projet annoncé de la BEI de financement en crédit acheteur d’un montant de 500 millions d’euros seront effectivement mis en œuvre.

Sur la question bancaire, le 19 juin 2018, le ministre français de l’économie Bruno Le Maire a fait un désagréable aveu d’impuissance : « Soyons honnêtes, la plupart des entreprises françaises ne pourront pas rester. Elles ont besoin d’être payées pour les produits qu’elles livrent ou fabriquent en Iran, et il n’existe pas d’institutions financières souveraines et autonomes en Europe ». Ces grandes banques craignent à juste titre la révocation de leur licence américaine.

Les mesures européennes vont certes dans le bon sens, mais demeurent insuffisantes. Certains professionnels comme la fédération des Opérateurs spécialisés du commerce international (OSCI) basée à Paris suggèrent d’aller plus loin, de s’inspirer de la loi sur les mesures extraterritoriales étrangères (Foreign Extraterritorial Measures Act, FEMA) canadien de 1985 en interdisant aux entreprises européennes « d’obéir à des sanctions prises par des gouvernements autres que les gouvernements européens ou l’Union européenne »(…), de négocier avec toute administration autre qu’une administration européenne des amendes relatives à des sanctions autres que celles prises par l’Union européenne » et en réservant « aux seules procédures de justice des tribunaux européens le droit de statuer sur les éventuelles violations d’un droit non européen qui seraient reprochées à des sociétés européennes pour des opérations financées en monnaie européenne et conduites depuis l’Europe »6.

Le maintien de l’accord nucléaire iranien relève d’enjeux géopolitiques plus larges qu’une question de balance commerciale. Comme le soulignait en mai 2018 un éditorial de l’Institut français des relations internationales (IFRI) fort à propos et cosigné par les directeurs de quatre think tanks européens en vue, défendre cet accord est pour les Européens affaire de crédibilité internationale, quitte à tester une relation transatlantique aujourd’hui chahutée par les orientations de la présente administration américaine.

1NDLR. Organisme de contrôle financier du trésor américain.

2Le précédent de l’amende BNP-Paribas d’un montant de 9 milliards de dollars (7,7 milliards d’euros) en 2014 reste le cas le plus évident.

3Les sanctions primaires concernent uniquement les « US persons » (administrés américains).

4La monnaie entre dettes et souveraineté, Odile Jacob, Paris, 2016.

5Il s’agit des standards dits AML/CFT (Anti-money laundering/combating the financing of terrorism).

La livre turque en chute libre

cb6201a595e434fbe36dd78e1290a49c89

La dégringolade du cours de la livre turque se poursuit depuis vendredi ; au plus fort de cette chute, un euro valait déjà jusqu’à plus de huit livres. Depuis le début de l’année, la devise turque a déjà perdu 40 pour cent de sa valeur par rapport à l’euro. Une tendance renforcée par les droits de douane et les sanctions instaurées par les Etats-Unis. Quelles seront les conséquences de cette crise pour la Turquie et l’Europe ?

Pour Erdogan, la chute de la livre est le résultat d’un « complot »

Le président turc a déclaré que le pays ripostera en cherchant « de nouveaux marchés et alliés », alors que ses relations avec les Etats-Unis sont en crise.

Source Les Echos 12/08/2018

 

Un risque considérable de contagion

Une crise en Turquie aurait des conséquences désastreuses au-delà des frontières du pays, souligne Financial Times :

«Un effondrement de l’économie turque serait dangereux pour d’autres régions d’Asie et d’Europe. Des régions dans lesquelles les cours des banques créancières de la Turquie ont fortement chuté vendredi. La chute de la livre affecte déjà les devises de plusieurs pays émergents. Les risques géostratégiques de la crise, dont Erdo?an rend responsable les ‘comploteurs occidentaux’, ne sont pas moins négligeables. La Turquie, qui abrite des millions de réfugiés syriens, préserve en effet la stabilité politique de l’Europe.»

Un air de déjà-vu

Cela risque de rappeler de mauvais souvenirs à Erdogan, commente le quotidien suisse Tages-Anzeiger :

«La grande promesse d’Erdogan, c’était que les Turcs connaîtraient la prospérité tant qu’ils seraient assidus et qu’ils le laisseraient gouverner. Une promesse qu’il a longtemps honorée – les salaires n’ont cessé d’augmenter. Mais la spirale est désormais descendante, et l’on commence à songer à 2001. A l’époque, le taux d’inflation avait atteint jusqu’à 70 pour cent. On n’en est pas encore là. Mais si la crise de 2001 avait des causes économiques, elle était surtout liée à l’échec d’un système politique. C’est cet échec qui avait porté Erdogan au pouvoir. C’est pourquoi ce souvenir ne devrait pas lui plaire.»

 

Quand le pouvoir d’achat bride le pouvoir

Cette crise a aussi du bon, estime Frankfurter Allgemeine Zeitung :

«Les dirigeants autocratiques et leurs suppôts ne peuvent occulter durablement les problèmes économiques. … La logique économique rabroue considérablement l’homme fort d’Ankara, qui aime se présenter en sultan. Les discours confus d’Erdogan, qui dépeignent une Turquie en guerre économique, n’ont fait qu’attiser la crise. Et au lieu de changer leurs euros et dollars en livres et de les déposer à la banque, comme le souhaite Erdogan, les Turcs se hâtent de changer leurs devises en dollars ou en euros. Le pouvoir d’achat des gens passe avant le pouvoir des autocrates.»

Les généraux ouvrent la succession du président Abdelaziz Bouteflika

 Palais présidentiel d’El Mouradia, Alger. DR


Palais présidentiel d’El Mouradia, Alger.
DR

Alors que s’approche l’heure de l’échéance présidentielle, coups bas, manœuvres et arrestations marquent les luttes pour la succession en Algérie. Et l’armée met tout son poids dans la balance.

 En à peine huit jours, l’Algérie a vu partir les deux responsables de ses considérables « services de sécurité » suivant la terminologie officielle, ceux qui tiennent le pays. Le 26 juin, le général-major Abdelghani Hamel, en poste depuis 2010 à la tête de la sûreté nationale (200 000 hommes) et champion de la famille Bouteflika est débarqué sans explication et remplacé par un octogénaire spécialiste de la protection civile, Mustapha Lahbiri. Le 4 juillet, c’est au tour du général-major Menad Nouba, patron de la gendarmerie (environ 180 000 hommes) d’être remercié après trois ans de fonction au profit de son chef d’état-major, le général Ghali Beleksir.

 

Une affaire de drogue

À l’origine de ce tremblement de terre sécuritaire, une affaire de drogue en pleine préparation de la prochaine élection présidentielle du printemps 2019. Elle a déclenché ce qui ressemble de plus en plus à une épuration, dirigée par des militaires contre de nombreux responsables, banquiers, hommes d’affaires ou encore contre le directeur central du personnel et celui des finances du ministère de la défense. Le 28 mai, des enquêteurs du Service national des garde-côtes (qui relève du vice-ministre de la défense, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah) perquisitionnent un navire en provenance d’Espagne chargé d’une cargaison de viande brésilienne et y découvrent 701 kg de cocaïne. Le renseignement serait venu de la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine, très présente en Amérique latine, via les services espagnols ou français.

Immédiatement, le propriétaire de la viande, Kamel Chikhi, dit « Kamel le boucher », est interpellé avec ses frères. Il est également le plus gros promoteur immobilier d’Alger, spécialisé dans les beaux quartiers où il remplace de ravissantes villas coloniales par des buildings sans grâce. De nombreuses autres personnes en lien plus ou moins direct avec ses multiples activités sont interrogées sur leurs rapports avec ce proche de Saïd Bouteflika, le frère du président. Parmi elles, le chauffeur personnel du général Abdelghani Hamel, courroucé que ses services aient été tenus hors du coup. Propriétaire d’une annexe du port d’Oran, son fils est interrogé plusieurs heures et le chef de la police d’Alger, un de ses proches, est limogé le jour même de son départ par le nouveau directeur général.

Qui contrôlera le club des Pins ?

L’enquête de la gendarmerie se porte bientôt sur un autre lieu de pouvoir : le club des Pins, une résidence d’État sécurisée où plusieurs centaines de villas sont habitées par des responsables officiels, actuels ou en retraite (ministres, généraux, hauts fonctionnaires…). Son directeur Hamid Melzi, « nommé par erreur et maintenu par oubli », puissant et entreprenant — il dirige au moins cinq grands hôtels à Alger, Oran, Tlemcen… — a résisté victorieusement à son renvoi en 2013 et à une demande de commission d’enquête parlementaire du Front de libération nationale (FLN), le parti majoritaire au Parlement.

La gendarmerie qui garde nuit et jour l’enceinte de la résidence a tenté dans le passé de lui disputer ce fief de l’oligarchie algérienne où des « fils de » se livrent dans l’impunité à tous les trafics, dont la drogue. En vain. Finalement, fort de l’appui du premier ministre Ahmed Ouyahia et surtout du général Mohamed Lamine Mediène dit « Toufik » (le redoutable patron des services secrets jusqu’à 2013), Melzi était sur le point de faire nommer un de ses proches à la tête de la gendarmerie du club des Pins quand le général-major Nouba a été limogé, sans doute à cause de sa complaisance, mais aussi et surtout parce que les militaires voulaient déléguer l’enquête sur l’affaire des 701 kg de cocaïne à quelqu’un de confiance.

La présidence a tenté de réagir. Les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat ont appelé à un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, suivis par des micropartis et des organisations squelettiques. Un décret a déclaré le club des Pins propriété d’État, et à ce titre incessible ; une agitation dérisoire plus qu’une contre-attaque. Pour la famille Bouteflika, le limogeage du général-major Hamel est un coup dur. Cet ingénieur de formation, retraité, à la tête d’une petite armée, et qui reçoit volontiers chez lui ministres et responsables ne cachait pas ses ambitions. Il aurait assuré la famille, s’il était désigné, qu’elle ne serait victime d’aucune chasse aux sorcières — une spécialité de la vie politique algérienne. C’est le deuxième champion des Bouteflika qui est disqualifié après l’ancien ministre de l’énergie Chakib Khelil, victime d’une campagne de presse pour une affaire de corruption en cours de jugement en Italie.

Depuis plus d’un demi-siècle en Algérie, les militaires s’imposent et imposent leurs vues aux civils. En 1954, ce sont les partisans de l’insurrection qui prennent l’initiative. En 1957, un an après le congrès de la Soummam de l’été 1956 qui déclare la prééminence des politiques sur les militaires, les colonels s’emparent à nouveau du pouvoir qu’ils n’abandonneront plus jamais. Aujourd’hui, les généraux préparent l’après-Bouteflika. Diminué, le président âgé de 81 ans n’est plus une solution d’avenir ; la succession s’impose tôt ou tard et le processus a déjà commencé.

À la manœuvre, le général Gaïd Salah, soutenu par les chefs des régions militaires et omniprésent dans les média. Il a lui-même résisté à une mise à la retraite d’office, renvoyant le porteur de la lettre présidentielle et exigeant que Bouteflika lui-même lui annonce son congé. Il ne s’est rien passé. Le samedi 30 juin, à l’école militaire de Cherchell, lieu de formation des officiers de l’armée algérienne, il a dans son discours repris deux thèmes : « Le dessein abject que le colonisateur n’a pu atteindre sur la terre d’Algérie ne peut et ne pourra être atteint pas personne… L’Algérie est au-dessus de tout. »

Opposition à une intervention contre les Touaregs

La classe politique a vite décrypté le discours de Cherchell : l’étranger veut nous imposer des décisions que nous refusons et l’armée est au-dessus de tout le reste en Algérie.

Sur le premier point, le débat porte sur le Sahel. Paris ne cache pas son impatience devant le refus d’Alger d’intervenir militairement pour mettre un terme à la rébellion touareg qui déchire la région pratiquement depuis l’indépendance du Mali en 1960. « C’est à cause de l’Algérie si la guerre n’a pas encore pris fin », aurait déclaré en privé le président Emmanuel Macron au sommet africain de Nouakchott le 2 juillet. Depuis décembre 2017, il ne s’est pas rendu à Alger et a remis aux calendes grecques son projet de visite officielle.

Le refus algérien d’une intervention extérieure a des sources intérieures : l’armée ne veut pas combattre les Touaregs maliens parce qu’une importante population touareg occupe une grande partie de la « jupe saharienne » de l’Algérie. Cette population a un contentieux, surtout économique et social, avec le nord du pays. Pas question d’y ajouter un litige politique et de s’engager dans une aventure qui risque de se retourner contre elle. Le précédent catastrophique de la guerre de l’OTAN en Libye en 2011 est régulièrement invoqué à Alger pour s’opposer à la demande française d’intervention algérienne.

L’autre grief porte sur les migrants originaires d’Afrique subsaharienne. Comme Rabat et Tunis, Alger refuse de laisser s’installer sur son sol des hotspots, ces camps de la honte que l’Union européenne s’entête à localiser en dehors de chez elle. Le gouvernement expulse sans complexe les Africains (15 000 en quelques mois) au nom d’un accord avec le Niger. Ce pays ne fait pas trop le tri entre ses ressortissants, redevables de l’accord, et les autres Africains qui lui sont expédiés d’office. Les compagnies algériennes d’autobus ont interdiction de prendre à leur bord les réfugiés. Ceux-ci doivent traverser à pied l’immensité saharienne en direction de la Méditerranée.

« Ils sont payés pour m’insulter »

Le deuxième propos est limpide : dans la succession qui s’engage, l’armée — qui s’identifie traditionnellement à l’Algérie — sera présente et aura le dernier mot. Parmi les candidats susceptibles de briguer la présidence de la République en 2019, le premier ministre Ahmed Ouhiaya passe pour être le mieux disposé à l’égard des thèses françaises. Il a été reçu deux fois en un mois par Emmanuel Macron à Paris et à Nouakchott à l’occasion de conférences internationales sur le Sahel et l’Afrique. Dans le climat de tension, de rumeurs, d’opacité et de panique qui plus que jamais pèse sur le microcosme algérois en plein désarroi, il suscite de nombreuses oppositions. On lui reproche à la fois d’être lié au « parti de l’argent » largement bénéficiaire des presque vingt ans de règne de Bouteflika ; d’avoir le soutien de ce qui reste des réseaux du général Tewfik ; et enfin d’appartenir à la minorité kabyle qui s’est révoltée à deux reprises (en 1980 et en 2000) contre le régime. Il est régulièrement sifflé au stade quand il assiste à un match de football et ne s’en émeut guère : « ils sont payés pour m’insulter », commente-t-il devant la presse.

Jusqu’à une période récente, l’armée lui préférait le général de corps d’armée Ben Ali Ben Ali, commandant de la garde républicaine. Mais, atteint d’une grave maladie,ce dernier est indisponible pour un long moment. Washington, de son côté, affiche profil bas ; le 28 juin dernier à Alger, le secrétaire d’État adjoint, John J. Sullivan, un républicain à la mode Trump, l’a dit publiquement : « Les États-Unis ne soutiennent pas un candidat précis. » Les Russes voient les choses d’encore plus loin, dans la mesure où le Kremlin n’a pas de base militaire dans le pays comme en Syrie et que sa place de fournisseur d’armes n’est pas menacée comme en Libye.

Alors, des scénarios sont élaborés dans les salons de la bonne société algéroise. L’un d’eux, appuyé par le garde des sceaux Tayeb Louh, passe par une réforme de la Constitution qui créerait un poste de vice-président. En 2019, il y aurait donc un compromis, avec un ticket Bouteflika plus une personnalité à trouver. Parmi les noms qui circulent, celui de Lakhdar Brahimi, ancien ministre des affaires étrangères et survivant de la génération des diplomates militants de la guerre d’Algérie. Bien introduit sur la scène internationale, il a occupé de hautes fonctions aux Nations unies et peut rendre des services à un régime trop isolé en ces temps incertains. Octogénaire, il a le profil d’un pape de transition.

À moins qu’une délégation de généraux n’aille à Zeralda ce mois-ci après avoir consciencieusement asséché le pool des prétendants, pour demander au président Bouteflika de désigner lui-même son successeur… sans compromis.

Jean-Pierre Séréni

Stratégie Alstom : les errances de l’Etat actionnaire

alstom_0

C’est l’histoire du démantèlement progressif d’un fleuron industriel français : hier numéro un mondial dans plusieurs secteurs stratégiques comme les centrales électriques ou le train à grande vitesse, Alstom est en passe aujourd’hui de voir sa dernière activité passer sous contrôle étranger. Comment a-t-on bien pu en arriver là ? C’est ce qu’ont cherché à comprendre une mission d’information au Sénat et une commission d’enquête à l’Assemblée, qui se sont penchées en particulier sur le rôle des pouvoirs publics dans cette affaire.

« Si l’on est arrivé à une telle défaillance de l’Etat à protéger ses intérêts fondamentaux, c’est par cécité, imprévision et entre-soi », résume le député d’Eure-et-Loir (LR) Olivier Marleix, président de la commission. Retour sur les carences de l’Etat stratège à travers deux épisodes récents emblématiques de l’histoire d’Alstom : la vente de la branche énergie à General Electric en 2014 et la cession programmée de celle du ferroviaire à Siemens.

Une longue histoire

La cession de l’équipementier des centrales nucléaires puis celle du fabricant de TGV ne sont que l’épilogue d’un processus commencé il y a vingt ans. En 1998, le conglomérat industriel, issu du rapprochement dans les années 1960 entre Alsthom et la Compagnie générale d’électricité, se scinde en deux. D’un côté, Alcatel, spécialisée dans les télécommunications, dont l’histoire sera jalonnée d’échecs jusqu’à son rachat en 2015 par le finlandais Nokia. De l’autre, Alstom, qui se séparera à son tour en 2006 de son activité de construction navale, les fameux Chantiers de l’Atlantique, qui appartiennent désormais à l’italien Fincantieri.

Ces choix stratégiques opérés par les directions successives d’Alstom n’ont pas tous été inspirés, loin s’en faut. Mais ce qui pose question, c’est l’attitude des pouvoirs publics. L’État était en mesure de peser, par le biais de la commande publique, sur la stratégie du groupe, dont ses métiers sont très dépendants. Mais aussi directement, lorsqu’il a été présent, à deux reprises, à son capital. En 2004 d’abord, quand il est entré au capital de l’entreprise pour lui éviter la faillite, puis à nouveau de 2014 à fin 2017, lors de la vente de la branche énergie.

Cette cession a longtemps été analysée comme une trahison de la direction d’Alstom, qui aurait mis Bercy devant le fait accompli. Le rapport de la commission d’enquête avance une autre lecture : l’opération se serait faite sous la houlette du secrétaire général adjoint de la présidence de la République de l’époque, un certain… Emmanuel Macron. Et ce, sans même en référer à son supérieur direct, Pierre-René Lemas, ni même à François Hollande !

Promesses non tenues

Au moment de la vente à General Electric (GE), le ministre de l’Économie d’alors, Arnaud Montebourg, a tout de même arraché des contreparties. Tout d’abord, le retour de l’État au capital d’Alstom : il a exigé de Bouygues, premier actionnaire, qu’il lui prête une partie de ses actions, correspondant à 20 % du capital, en se réservant la possibilité de les lui acheter à terme. Ensuite, la création de trois entreprises communes à Alstom et GE. Enfin, l’américain s’est engagé à créer 1 000 emplois en France d’ici à la fin 2018. A la veille de la date d’échéance de cet accord, fin 2018, il ne reste presque rien de ces engagements. L’État a rendu ses actions à Bouygues à la fin 2017, sans utiliser son option d’achat, et Alstom a signé un accord en mai avec General Electric pour sortir, dès cet automne, des trois co-entreprises. Les objectifs de créations d’emplois semblent, quant à eux, inatteignables, puisqu’on n’en comptait que 323 en avril 2018. Et l’avenir est inquiétant : le conglomérat américain est engagé dans un vaste plan de suppressions de postes visant à diminuer ses effectifs au niveau mondial de 20 %. Il entend supprimer 4 500 postes en Europe. Si la France est relativement épargnée pour l’instant, c’est en partie grâce à l’accord de 2014. Or, ce dernier se termine à la fin de l’année.

Face à cette impuissance de l’État à faire respecter des engagements à certains grands groupes, les parlementaires estiment plus judicieux de négocier des accords dont la sortie est progressive, à la place d’une date butoir. Surtout, ils demandent des sanctions financières dissuasives en cas de non-respect des engagements. Le gouvernement semble prêt à s’engager dans cette voie : il a annoncé début juin qu’il appliquerait fin 2018 à GE la pénalité prévue dans le contrat de vente de la branche énergie d’Alstom, soit 50 000 euros par emploi manquant par rapport à l’objectif des 1 000 créations nettes d’emploi.

Face à un tel bilan, nombreux sont ceux qui appréhendent une répétition du scénario avec la cession de l’activité ferroviaire d’Alstom à son concurrent allemand Siemens, qui devrait être bouclée en fin d’année. Si les protagonistes de la fusion la justifient par la mise en place d’un « Airbus du ferroviaire », la nouvelle structure est en réalité bien éloignée du projet politico-industriel du constructeur aéronautique. Certes, la future entité gardera son siège social en France et sera dirigée par l’actuel PDG français d’Alstom, Henri Poupart-Lafarge. Il n’en reste pas moins que Siemens disposera de la majorité des sièges au conseil d’administration avec seulement 50 % du capital de la nouvelle structure, et qu’il pourra accroître sa participation dans les prochaines années. « C’est un cadeau immense à Siemens, considère le sénateur du Doubs (PS) Martial Bourquin. Alstom est cédée pour zéro euro. » Ce n’est en effet pas une vente, puisque Siemens ne rachète pas Alstom, mais une fusion de deux groupes avec le contrôle de l’instance suprême de gouvernance confié à Siemens.

« Siemens prend le contrôle de nos brevets, de nos compétences, de notre carnet de commandes rempli sur plusieurs années, de notre trésorerie, le tout sans rien dépenser », déplore Boris Amoroz, délégué syndical central CGT d’Alstom. « Un rapprochement plus équilibré et plus favorable aux intérêts français était possible », estime de son côté Martial Bourquin, qui met en avant d’autres solutions comme la création d’un groupement d’intérêt économique (GIE) ou d’une filiale commune.

Un risque pour l’emploi en France

L’enjeu, désormais, c’est la pérennité des treize sites français d’Alstom et l’avenir de leurs 8 500 salariés. Leurs syndicats redoutent que Siemens privilégie les sites et les emplois en Allemagne plutôt qu’en France. Et ce, malgré les engagements pris par Alstom et Siemens auprès du gouvernement français. « Aucun départ contraint ni aucune fermeture de site ne pourra avoir lieu dans les deux pays [France et Allemagne, NDLR] jusqu’en 2023 au moins », a indiqué Bruno Le Maire. Le contenu exact de l’accord est cependant tenu secret et même les syndicats n’y ont pas eu accès. Le parlementaire Martial Bourquin, qui a pu le consulter, déplore l’absence de véritables garanties et de pénalités en cas de non-respect. En outre, la direction de l’entreprise dispose d’autres moyens que les « départs contraints » pour supprimer des postes, qu’il s’agisse des plans de départ volontaire ou des ruptures conventionnelles collectives, mises en place en 2017 par les ordonnances travail.

Par ailleurs, cet accord ne couvre qu’une période de quatre à cinq ans d’activité qui était déjà assurée pour Alstom grâce à son carnet de commandes bien rempli. Les craintes sur le maintien de l’emploi en France portent donc sur la période après 2022. D’autant « qu’il y a eu un accord entre le syndicat allemand IG Metall et Siemens sur le maintien de l’emploi en Allemagne », précise Patrick de Cara, délégué syndical CFDT. Un engagement qui inquiète les syndicats français, car ces derniers n’ont rien signé d’équivalent avec les directions d’Alstom ou de Siemens.

Les premières conséquences sociales devraient cependant se faire sentir ailleurs, dans les rangs des fournisseurs des deux entreprises. Une partie des 4 500 entreprises sous-traitantes d’Alstom, employant au total 27 000 salariés, risque d’être inquiétée lors de l’uniformisation des fournisseurs de la nouvelle entité. Ainsi, si les modules de commande se font désormais aux normes établies par Siemens, il est à redouter que cela profite à des sous-traitants outre-Rhin.

Tout ceci nourrit les critiques d’un accord très déséquilibré et aux objectifs mal définis. L’intersyndicale (FO, CFDT, CFE-CGC, CGT) s’y est d’ailleurs opposée en critiquant « un projet uniquement politique et financier, sans aucune stratégie industrielle ». « Si l’idée de se rapprocher d’un acteur européen a du sens, cet accord est uniquement capitalistique, c’est juste être plus gros », pense le sénateur Martial Bourquin.

Une bonne affaire pour Bouygues

« Dans ce dossier, l’État n’a pas rempli son rôle », ajoute-t-il. Une plainte visant les pouvoirs publics a d’ailleurs été déposée par Anticor. L’association reproche à l’État de ne pas avoir utilisé l’option d’achat sur les parts de Bouygues, « le privant d’un gain de 350 millions d’euros ». Si l’État est perdant, Bouygues, le premier actionnaire d’Alstom avec 28 % du capital, réalise une très belle opération. Il devrait en effet toucher jusqu’à 500 millions d’euros en prime de contrôle et dividendes exceptionnels du fait de la cession à Siemens. Le groupe de BTP et de médias a enregistré des gains financiers à chaque étape du démantèlement d’Alstom, puisqu’il avait déjà touché 900 millions d’euros après la vente de la branche énergie à General Electric. L’accord avec Siemens arrange les affaires de Bouygues, qui ne cache pas sa volonté de sortir du capital d’Alstom depuis plusieurs années : ce rapprochement devrait lui permettre de revendre ses actions à bon prix. En effet, depuis l’annonce de l’accord, le cours de l’action d’Alstom a bondi d’environ 30 %. Négligence ou connivence, l’État donne ainsi l’impression d’avoir privilégié les intérêts du premier actionnaire d’Alstom, au détriment d’une stratégie industrielle de long terme.

Justin Delépine

En 2004, Alstom a frôlé la faillite. Sous-capitalisée à la suite de son divorce d’avec Alcatel, l’entreprise a connu une crise de liquidités liée à la nature de son activité. En effet, dans les secteurs du transport et de l’énergie, les ressources financières devancent la production, qui est par nature longue à réaliser. Mais quand les commandes diminuent, et donc que les avances financières des clients se font plus rares, les coûts pour la production des commandes passées doivent toujours être supportés, ce qui met à mal la trésorerie. En manque de liquidités, l’entreprise a davantage de difficultés à convaincre de nouveaux clients. Un cercle vicieux. A la suite d’un retournement du marché en 2003-2004, Alstom s’est retrouvée dans cette situation et a dû faire appel à l’Etat, qui a injecté 720 millions d’euros dans l’entreprise, afin de lui permettre de traverser ce trou d’air.

 

  • 2004 Face au risque de faillite du groupe, l’Etat entre au capital d’Alstom en en acquérant 21 %, pour un coût de 720 millions d’euros.
  • 2006 L’Etat sort du capital d’Alstom en cédant ses parts à Bouygues pour 2 milliards d’euros.
  • 2014 Alstom vend sa branche énergie à General Electric pour 12 milliards d’euros. Au travers d’un prêt d’actions de Bouygues, l’Etat contrôle 20 % du capital d’Alstom.
  • 2017 Accord pour la fusion Alstom-Siemens. L’Etat annonce ne pas utiliser ses options d’achat sur les actions de Bouygues et sort donc du capital.

Voir aussi : Rubrique Affaires, Alstom vendu aux Américains : retour sur les dessous d’un scandale,