Entretien avec Véronique Ovaldé : L’élan du coeur

Dans Des Vie d’oiseaux, Véronique Ovaldé repousse les limites de l’imagination à travers le destin de quatre personnages en prise directe avec une réalité en crise. L’écrivain évoque la force de l’amour qui pousse à éprouver sa propre liberté. Entretien autour de ce roman ardent et subtil.

Être à l’affût de l’ordinaire nous permet d’en sortir, pourrait-on se dire en suivant les personnages du dernier roman de Véronique Ovaldé. Dans un pays imaginaire d’Amérique latine, Vida Izzara part à la recherche de Paloma qui a déserté l’étouffant et confortable nid familial, en compagnie du jeune jardinier Adolpho. Cherchant à s’expliquer le comportement de sa fille, la mère croit déceler chez Paloma une volonté d’échapper au quotidien banal et réducteur offert par la bonne société de Villanueva. L’enquête qu’elle entreprend au côté du rassurant lieutenant Taïbo, éclaire le comportement de sa fille, et pousse Vida à poursuivre sur une voie plus incertaine dont elle n’osait jusqu’ici soupçonner l’existence. Véronique Ovaldé tient ces quatre personnages dans une main, avec l’autre, elle jette les dés de leur destin sur le tapis des inconsolables amoureux de la vie.

 

Par quelle porte s’est ouvert le récit ?

J’ai commencé par écrire l’histoire de la chasse au bison. C’est un passage qui se passe entre Adolpho et son père. En plein hiver, le père réveille son fils le jour de ses quatorze ans. Sous le prétexte d’en faire un homme, il va l’entraîner dans une expérience terrifiante.

Dans le livre, Paloma et sa mère Vida sont toutes deux portées par une force émancipatrice qui les pousse sur le chemin de leur liberté, mais, à mon sens, cette quête ne se résume pas aux personnages féminins.

Je crois bien que les liens profonds et douloureux qui se révèlent entre le père et son fils dans la scène du bison ont imprégné le récit et se sont déployés à travers les quatre principaux personnages. Chacun d’entre eux est entravé par lui-même et doit s’affranchir de ses propres chaînes.

Vous jouez sur la dualité des atmosphères entre légèreté et intensité onirique, entre Villanueva, le quartier ennuyeux des gens biens, et l’Iligoy où ils vivent comme des chiens…

Les disparités géographiques correspondent souvent à des disparités sociales. Dans le livre, des scènes violentes entrecroisent des scènes d’amour pleines de douceur. Mes textes sont en prise avec cela, c’est-à-dire quand il y a matière au mélange entre le tragique et le burlesque.

J’aime me plonger dans un contexte pour observer les gens dans leur tiraillement. Parfois le fil se casse. Ce moment m’intéresse.

On a l’impression que vous puisez dans votre trésor intime de souvenirs et d’images. Est-ce une façon d’être qui vous habite en permanence ou correspond-elle à des moments précis dans votre travail ?

Je crois qu’en tant qu’auteur on vit en regardant en même temps ce que l’on est en train de vivre.

On traficote avec le langage pour mettre des mots sur ce qui se passe. Nous sommes des êtres de langage. Quand j’étais enfant, je me regardais et j’entendais la petite voix en moi. Aujourd’hui j’habite toujours mon langage, c’est quasiment un état permanent.

Vous flirtez avec le roman noir en empruntant quelques ingrédients au genre…

On le décèle surtout dans le démarrage. Je crois que ce rapport au noir tient davantage à mon propre système de déchiffrement qu’aux modalités spécifiques du genre. Chacun de mes livres me conduit à cerner les personnages, à suivre les traces pour aller vers l’énergie des êtres.

Finalement pour moi un livre est une forme d’enquête. J’opère en faisant des liens. Je me crée mon propre petit suspens qui me pousse à chercher ce qui se cache derrière les apparences.

A quoi tient ce découpage original du roman en trois parties ?

J’ai écrit une première version du livre dans laquelle chacun des personnages racontait l’histoire à partir de son point de vue. Ce type de structure demande beaucoup de subtilité. Pour ne pas que cela soit trop artificiel, je suis entrée dans leur peau.

J’ai pris leur langue. Je me suis appliquée à ce que chacun ait ses propres tics de langage. Quand j’ai relu, je me suis dit que mes personnages s’étaient trop isolés. En procédant de la sorte, j’avais perdu ma voix. Finalement j’ai tout repris pour retrouver la part de moi-même qui s’était égarée.

Du coup, j’ai redistribué la place des personnages dans le récit. J’ai supprimé beaucoup de choses. J’opérais les coupes avec une certaine jubilation.  J’en connais beaucoup plus sur mes personnages que ce que je restitue. Cette connaissance créé leur richesse et leur mystère, et donne un espace aux lecteurs, qui devinent tout cela.

Des vie d’oiseaux c’est aussi une histoire de transmission entre une mère et sa fille et réciproquement…

Je voulais aborder la façon dont on se perd de vue. Comment passe-t-on de l’amour exclusif d’une mère pour son enfant, une forme d’amour fou, à la nécessité que cela disparaisse.

Comment vivre cela ? Dans le livre Vida et Paloma n’arrivent plus à se parler. Elles sont prises dans un mille-f euilles de malentendus jusqu’à ce que l’une porte l’affranchissement de l’autre. Mais qui est le vrai déclencheur ?

La relation d’amour passe par la liberté…

Sans se l’avouer, Vida donne à sa fille la possibilité de sa liberté. On ne peut attendre de l’amour qu’il offre les garanties de son toaster. En partant à la recherche de sa fille, Madame Izarra qui remplissait jusqu’ici ses fonctions d’esclave conjugale, devient Vida. Elle quitte sa prison dorée pour répondre à ses aspirations profondes. Elle comprend où elle est et d’où elle vient ce qui lui permet de construire une vraie relation d’amour.

recueillis par Jean-Marie Dinh (César)

Voir aussi : Rubrique LivreLittérature française, rubrique Rencontre, Eric Pessan,

Des Vie D’oiseaux, Editions de l’Olivier 2011

Rentrée littéraire Eric Pessan :  » L’intime est politique « 

Eric Pessan : " Je fais du suspense déceptif. "

Eric Pessan : " Je fais du suspense déceptif. "

en 1970 à Bordeaux, Eric Pessan vit dans le vignoble nantais. Il a publié son premier roman en 2001, suivi de cinq autres. Il signe aussi des textes en collaboration avec des plasticiens, écrit pour la radio et va publier un ouvrage de poésie.

« Est-il pour un homme comme il faut, sujet plus agréable que lui-même ?»  Revenons à cette Note de Dostoïevski que vous citez au début du roman, Eric Pessan est-il un homme comme il faut ?

« Pour répondre, il faudrait déjà pouvoir définir la normalité de ce que pourrait être un homme comme il faut, ce qui s’avère difficile. Mais oui, pour une grande partie, je pense être comme il faut, avec mes zones d’agacement, évidemment.

Le roman tourne autour d’un personnage en lambeaux ?

Oui, au moment où le livre arrive, le personnage est laminé, en faillite personnelle. Il s’est fait bouffer. Il anime des ateliers d’écriture et l’empathie qu’il a déployée s’est retournée contre lui. Le temps qui s’arrête est favorable à l’introspection.

Il dit ne plus croire au pouvoir des mots…

C’est très contradictoire parce que quand il dit cela, il est dans un monologue intérieur et extérieur. Il a beau affirmer qu’il ne croit plus au pouvoir des mots, il se met à parler.

On apprend qu’il revient de Chypre, vous n’avez jamais animé d’ateliers d’écriture là- bas ?

Toutes les histoires qui entrent dans le roman sont fausses, mais elles sont toutes liées à de vraies expériences. Il m’est arrivé d’animer des ateliers d’écriture et de me poser la question de ce que je devais faire des confidences que l’on m’avait révélées. Parfois cela devient compliqué ; Quand un atelier se transforme en psychanalyse sociale, on a beau se dire que l’objet d’intervention est de trouver des propositions à partir de l’écriture, on se questionne. Je n’ai jamais animé d’atelier à Chypre. Je m’y suis rendu pour écrire une pièce et j’y ai découvert une division historique forte. La balle qu’il y a au fond de la poche du personnage principal apporte quelque chose de ce traumatisme ultime. J’écris à partir des questions que je me pose. D’une manière générale, je fais du suspense déceptif.

On sent un parti pris dans la forme entrecoupée de votre écriture qui ouvre sur une présence particulière du personnage ?

Le personnage parle et il pense. On glisse de l’un à l’autre. Il n’y a pas d’artifice, d’où la présence de la passagère. Cela reste pourtant une forme de monologue, je n’aime pas les dialogues. J’ai travaillé sur la situation du temps d’un train qui s’arrête. Sur l’intimité du personnage au contact de Chypre qui est une nation coupée en deux, sur ce qu’il ressent quant il évoque le scénario répétitif du train Paris Milan qui s’arrête après le tunnel pour permettre à la police de faire sa moisson de clandestins. Comment vit-on une société dans son corps ? Il y a une perméabilité entre les individus et la société. L’intime est politique. »

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Eric Pessan était cet été l’invité du festival Lecture vagabonde dans La Vallée de l’Orb.

Longue escale sur les rails

incident-de-personneUn homme en fuite de lui-même rentre chez lui par le train sans la moindre perspective. Le train se bloque en rase campagne. Incident de personne, un des 11 000 suicidés annuels en France immobilise le Nantes-Paris pour une durée indéterminée. Dans le wagon, les gens s’agitent. Cela va prendre un certain temps. L’homme est en présence d’une femme. « J’ai prié que vous n’ayez aucune histoire à me confier. Je ne suis plus apte à entretenir une conversation, encore moins à écouter des confidences. Je déborde. » Ils se regardent en silence. Dans la vie, il anime des ateliers d’écriture. Il donne confiance aux autres, mais n’a guère confiance en lui-même. Il porte mal la charge des histoires humaines. Comme si l’effet secondaire des mots apparaissait à retardement pour lui ôter le désir de vivre. C’est une vieille histoire, apprend-on progressivement. Il a toujours été un confident, il est l’éponge des autres depuis son enfance. Le temps qui s’est arrêté et la limitation des possibilités d’action jouent comme  déclencheurs. La présence proche de la mort va lui permettre de tisser des liens. « Avez-vous lu ce conte d’Italo Calvino dans lequel un chevalier s’aperçoit qu’il n’est plus dans son armure ? » L’aube venue le train repartira…

L’œuvre d’Eric Pessan est protéiforme, à quarante ans, il a écrit pour le théâtre, la radio, participe à une revue littéraire et caresse des projets dans le domaine de la poésie. Il est l’auteur de cinq romans. On pourrait y trouver un fil conducteur dans l’incommunicabilité propre à ses personnages. Incident de personne, s’inscrit dans une continuité. Avec ce sixième roman Pessan interroge l’altérité. L’écrivain fait résonner la chambre froide et dépressive de notre isolement sociétal. Il y a l’errance du narrateur qui arrive à son terme. Plutôt que de s’engloutir dans un nouveau contrat, l’homme préfère l’écueil. Il refuse de poursuivre : « Chaque texte m’aurait alourdi d’un corps. »

Il y a l’interrogation sur la langue en tant qu’outil. Le choix d’une forme entrecoupée. Le regard sur une société fatiguée psychiquement, l’expérience de vie indirectement restituée comme celle des militants pour les sans-papiers. Les ingrédients et le style de ce livre affirment la maturité d’une démarche littéraire sans concession. L’auteur a fait la rencontre de Véronique Ovaldé chez Albin Michel. Il est bien placé dans la course de la rentrée littéraire.

JMDH

Incident de Personne, éditions Albin Michel, 182 p, 15 euros