Pour mieux comprendre la société politique turque

A l’heure où la Turquie est présente à la une de l’actualité, lutte contre Da’ech, question kurde et élection triomphale de Recep Tayyip Erdogan à la présidence de la République obligent, il faut se féliciter que des chercheurs nous permettent de prendre un peu de recul pour mieux comprendre les événements en cours. Les éditions Karthala ont récemment publié deux livres importants sur le pays.

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Le premier d’entre eux, dirigé par Marc Aymes, Benjamin Gourisse et Elise Massicard, L’Art de l’Etat en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, dans l’excellente collection Meydan, est issu du programme Transtur (« Ordonner et transiger. Modalités de gouvernement et d’administration en Turquie et dans l’Empire ottoman, du XIXe  à nos jours »). Cet ouvrage collectif, résolument pluridisciplinaire, met à mal la mythologie de l’Etat en Turquie. Celui-ci est généralement présumé fort, autoritaire, centralisé, autonome par rapport à la société. Et, en rupture avec l’ancien régime ottoman, il se serait posé en démiurge d’une modernisation au forceps, sur le mode d’une occidentalisation volontariste, dont la laïcité républicaine serait l’expression idéologique, placée sous la haute protection de l’armée.

« Tout faux », ou presque, nous disent les auteurs. La continuité des modes de gouvernement de l’Empire ottoman au régime républicain contemporain est parfois troublante. Si l’armée soutient la laïcité, c’est souvent comme la corde le pendu. Plus généralement, il n’y a pas, entre les institutions républicaines et l’islam, une relation à somme nulle, mais plutôt un accommodement évolutif. Tout Papa sévère qu’il fût, l’Etat n’a cessé d’être à l’écoute des forces sociales et des provinces, notamment par le biais des pétitions, des confréries, et, last but not the least, par celui du clientélisme électoral, dont un véritable système de partis a été l’habitacle depuis les années 1950. De ce fait, il a souvent transigé, et surtout il a été pénétré par des  organisations ou des courants religieux, politiques, syndicaux. Aussi n’est-il pas un monolithe. En conséquence, les concepts ou les notions qui sont généralement mobilisés pour l’interpréter, à commencer par ceux de patrimonialisme à propos de l’Empire ottoman, ou de kémalisme et de laïcité au sujet de la République, s’avèrent d’une portée limitée, voire trompeurs. Telle est, à grands traits simplificateurs, la thématique générale de l’ouvrage, que déclinent ses chapitres, sous différents angles.

Il serait trop long et fastidieux de les passer tous en revue. Je me contenterai donc de mettre l’accent sur certaines analyses, de manière un peu arbitraire et subjective. D’entrée de jeu, Benjamin Gourisse récuse, dans le premier chapitre, la représentation de l’Etat turc comme « un ensemble unitaire, capable d’imposer son ordre et ses règlements à la société », comme « une instance souveraine, clairement différenciée par rapport au reste de la société et largement imperméable aux demandes sociales » (p. 11). Il dresse un état des travaux critique, très utile, pour situer cette lecture tant dans la littérature spécialisée sur l’Empire ottoman et la République que d’un point de vue comparatif, au regard des grands débats de la science politique. Il plaide en faveur d’« une analyse relationnelle des sphères étatiques et des forces sociales, afin de caractériser les diverses formes que prend la dialectique socio-étatique en action, dans le temps et sur le territoire » (p. 12).

L’étude des « pratiques concrètes de l’action publique » (p. 11) montre que cette dernière est l’ « objet de négociations sans cesse actualisées » (p. 33). Elle permet à l’auteur de parler des « arrangements par lesquels se réalise l’action publique », au prix de « la communalisation et l’indifférenciation des intérêts publics et privés », et au gré des « usages multiples que peuvent faire les administrés de l’action publique » (p. 33). Elle l’amène à insister sur le rôle central des partis politiques dans ces transactions (p. 25 et suiv.), et à renouveler les « chronologies politiques instituées dans l’analyse du politique en Turquie (p. 33) en adoptant des périodisations plus « longues », de nature à relativiser la « rupture républicaine dans les modes de gouvernement » (p. 22-23).

Capture_decran_2014-10-03_a_14.55.45A la limite, prévaut en définitive l’« hypothèse d’une anarchie d’Etat » (p. 51), qu’avance, dans le chapitre suivant, Marc Aymes, et dont Benjamin Gourisse offre une puissante illustration dans le second ouvrage évoqué, La Violence politique en Turquie. L’Etat en jeu (1975-1980) (Karthala, 2014, collection « Recherches internationales »), en mettant en lumière l’entrisme asymétrique de l’extrême gauche et de l’extrême droite – au profit de la seconde, grâce à sa participation au gouvernement – dans la police, tout au long des années 1970. C’est également la « perspective de la construction identitaire des agents de l’Etat » (p. 71), au XIXe siècle, qui conduit Olivier Bouquet à abandonner tout paradigme téléologique et homogène de la « modernisation ottomane »  et de ses acteurs, et notamment à se départir du « déterminisme ethno-confessionel de la modernité ottomane » (p. 72) qui aurait prédisposé les Grecs, les Arméniens, les Juifs à porter les réformes, et les musulmans à les freiner (chapitre 3). Dans les faits, les choses ont été plus mêlées et incertaines. Il en sera de même entre les deux guerres, lorsque la République déléguera à un institut, à l’interface du public et du privé, la mise en œuvre de sa réforme de la langue turque. Emmanuel Szurek qualifie d’« expérimentation camérale » (p. 101) de la politique publique ce mode de décharge (chapitre 4). Même la fameuse « laïcité » (laiklik) a moins été imposée que négociée de manière pragmatique et passablement désordonnée, ou en tout cas évolutive, dans l’administration de l’enseignement de l’islam, explique Nathalie Clayer avec finesse, en soulignant l’hétérogénéité des acteurs kémalistes et l’action propre des religieux eux-mêmes dans l’élaboration et l’application de ces réformes (chapitre 5).

On voit donc que ni le sultan ottoman, fût-il absolutiste à l’image d’Abdülhamid II, ni le gazi Kemal Atatürk ne furent tout puissants et déconnectés des réalités sociales, et ne correspondaient à l’image sombre, ou dorée, qu’une certaine historiographie entretient à leur égard. La force de leur pouvoir pouvait même procéder d’une demande sociale et de la « pression du quartier » (mahalle bask?s?), autant que de la centralisation pluriséculaire de l’Etat, comme le démontre Noémi Levy-Aksu à la faveur de l’analyse croisée et trans-institutionnelle de la police et de la justice dans les dernières décennies de l’Empire ottoman (chapitre 7).

A fortiori la République postkémaliste, soumise à la pression des électeurs en même temps qu’à celle des quartiers, a largement composé avec les forces sociales. L’armée n’a pas été la dernière à y consentir, même lorsqu’elle s’est emparée du pouvoir. L’attestent le chapitre 6, consacré à l’influence des universitaires proches du CHP sur le processus de rédaction de la Constitution de 1961, la présentation par Sümbül Kaya de la « modalité non coercitive de maintien de l’hégémonie militaire » à travers la socialisation des appelés (chapitre 14), et plus encore le travail novateur d’Anouck Gabriela Corte-Real Pinto sur le redéploiement de l’institution militaire au sein du marché, à la faveur de la libéralisation de l’économie turque, et sur la reproduction de leur domination par le truchement de la bureaucratisation des dons religieux (chapitre 12). A la base du système politique, le muhtar, fonctionnaire municipal élu, et finalement ni l’un ni l’autre, incarne ce « continuum société-Etat » (p. 273) grâce à son caractère bifide, dont Elise Massicard dégage l’ambivalence au fil d’une analyse nuancée. Elle y discerne un mode de gouvernement « vernaculaire » (p. 291, selon un terme d’Ariel Salzmann), participant d’une ligne de continuité de l’Empire à la République (chapitre 11).

Volontiers réduite à un jeu binaire entre la laïcité et l’islam, entre l’autoritarisme et la démocratie, entre la réaction et le progressisme, entre l’Orient et l’Occident, entre l’Etat et la société, la Turquie apparaît, au terme de ce livre, sous un jour beaucoup plus contrasté, qui dissipe les fausses évidences. « Une agence par des faux », écrit Marc Aymes (chapitre 16), un monde de faux semblants plutôt que de vraies certitudes. Le symbolisent, jusqu’à la caricature, l’invraisemblable histoire d’état civil que restitue avec maestria Benoît Fliche  (chapitre 15), ou le mélange des genres entre le public et le privé qui est constitutif, tout à la fois, de l’Administration du logement collectif (TOKI) décortiquée par Jean-François Perouse (chapitre 8), des politiques européennes de promotion d’une société dite « civile » (chapitre 10), de l’implication d’acteurs privés dans la politique publique du patrimoine (chapitre 9), ou des « institutions d’Etat » que sont censés être les foyers pour femmes battues (chapitre 13).

En définitive, la récusation, par les auteurs, du concept de patrimonialisme ne doit pas tromper. Cet ouvrage est profondément wébérien dans sa démarche quand il entremêle les types-idéaux de domination, entendus de manière processuelle comme il se doit, par exemple à propos de la gestion mi bureaucratique mi familiale des corps des femmes battues ; quand il fait se rencontrer l’hégémonie et la coercition dans les postes de police hamidiens ou à travers la pratique bureaucratique des dons religieux ; quand il place en exergue l’ambivalence des rapports sociaux, des politiques publiques ou des institutions politiques dont la figure du muhtar, nous l’avons vu, est un concentré ; ou encore quand il conjugue la diversité des durées pour mieux comprendre les parts respectives des continuités et des discontinuités de l’Empire à la République.

Sa portée comparative est d’autant plus évidente que ses auteurs se situent volontiers par rapport aux discussions connexes des sciences sociales du politique et ne répugnent pas à prendre à leur compte des concepts ou des problématiques qui ont été développés sous d’autres cieux que ceux de l’Anatolie, comme, par exemple, les catégories de l’ « Etat-rhizome » ou de la « privatisation des Etats ». De par son orientation pluridisciplinaire, sa cohérence et l’originalité de ses conclusions, il confirme à la fois la vitalité des études turques et ottomanes de langue française, et leur ouverture sur l’ensemble de la communauté scientifique internationale. Sa lecture attentive s’impose bien au-delà du seul public préoccupé par cette partie du monde, même si son intérêt consiste aussi à permettre de replacer dans leur contexte historique les dernières péripéties de la vie politique turque, dont il ne traite pas directement, mais qu’il fait mieux comprendre : la pénétration des institutions de l’Etat par les fethullahci et leur conflit avec le Premier ministre Recep Tayyip Erdo?an ; les scandales qui ont éclaboussé le gouvernement de ce dernier, en décembre 2013, et qui ont compromis au passage TOKI ; le chevauchement entre les positions de pouvoir et les positions d’accumulation qu’a confirmé le réaménagement de la place Taksim, à Istanbul, lequel a été le déclencheur du mouvement de protestation dit de Gezi, par référence au parc voué à être amputé, quelques mois auparavant ; la négociation entre l’AKP et le PKK pour régler la question kurde moyennant un accord électoral aussi implicite que paradoxal ; la tentation de la présidentialisation du régime qui constitue l’enjeu majeur de l’élection du nouveau chef de l’Etat, le 10 août. Il est rare que l’érudition historique réponde aussi directement à la curiosité du moment.

Par Jean-François Bayart

Source Blog Médiapart J-F Bayart 03 octobre 2014 |

Aymes, Benjamin Gourisse, Elise Massicard, dir., L’Art de l’Etat en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, Paris, Karthala, 2013, 428 p. Bibliogr. (collection Meydan)

Voir aussi : Rubrique Livres, rubrique Turquie,

Libye: déssaccord à l’Otan sur l’option militaire

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L’option d’une intervention militaire de l’Otan en Libye suscite de profondes divisions en raison des craintes de réaction dans le monde arabe, des réticences à voir l’alliance élargir son champ d’influence et de la complexité de l’opération.

Une réunion des ambassadeurs des 28 pays de l’organisation, programmée de longue date, s’est tenue à Bruxelles. En débat : « La situation libyenne en général  » et il est probable que l’éventualité d’une zone d’exclusion aérienne ai fait partie des sujets sur la table, a indiqué à l’AFP un responsable de l’Otan, alors que le régime du colonel Kadhafi organise la contre-offensive avec des raids aériens contre les insurgés.

Mais si Londres et Washington ont poussé en ce sens, dans les faits « il n’y a pas de consensus au sein de l’Otan pour le recours à la force », a reconnu mardi le secrétaire à la Défense américain Robert Gates.

La France, en particulier, a fait connaître son opposition clairement. « Je ne sais pas quelle serait la réaction de la rue arabe, des populations arabes tout au long de la Méditerranée si on voyait les forces de l’Otan débarquer sur un territoire du sud méditerranéen« , a déclaré le nouveau ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé, « je pense que cela pourrait être extrêmement contre-productif« .

La Turquie, autre membre de l’Otan, ne veut pas non plus en entendre parler. « Est-ce que l’Otan doit intervenir en Libye? Ce serait absurde. L’Otan n’a rien à faire là-bas. L’Otan ne peut uniquement intervenir militairement lorsqu’un pays allié est attaqué« , a prévenu lundi le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, cité par l’agence Anatolie.

Moscou, qui coopère avec l’alliance atlantique, veille aussi au grain. « Les événements récents donnent un prétexte à l’Otan pour essayer de s’implanter dans cette région, sous couvert de vouloir pacifier la situation en Afrique du Nord« , a accusé le représentant permanent de la Russie auprès de l’alliance atlantique, Dmitri Rogozine.

Sur le plan pratique, l’alliance de 28 pays aurait les moyens de réaliser une zone d’exclusion aérienne, malgré sa complexité et la lourdeur des moyens à mettre en oeuvre. Cela nécessiterait le déploiement d’avions de surveillance de type Awacs, dont une flotte de l’Otan est basée en Allemagne et que possèdent aussi à titre individuel les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France, mais aussi des avions chasse pour repérer les vols suspects et réaliser les interceptions, des ravitailleurs, radars etc.

L’Otan devrait dans un tel cas de figure s’appuyer sur les bases américaines en Italie comme plaque tournante. Elle l’a déjà fait dans les Balkans, en Bosnie-Herzégovine à partir de 1992. Mais elle agissait avec un mandat de l’ONU et ne pourrait le faire en Libye que dans ce cadre. Ce qui s’annonce très compliqué à obtenir compte tenu des divisions au sein de son Conseil de sécurité.

Lors d’une réunion cette semaine avec la chef de la diplomatie européenne, le secrétaire général de l’Alliance, Anders Fogh Rasmussen, a averti en outre qu’une telle zone en Libye serait « compliquée par les actions humanitaires » en cours en Libye, selon un diplomate européen.

Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, face à la dégradation de la situation en Libye, pourraient bien sûr en théorie décider d’aller seuls de l’avant en contournant l’ONU et l’Otan, comme en Irak en 1991 après la première guerre du Golfe.

Mais avec le risque de créer une crise diplomatique internationale et de raviver les divisions transatlantiques à un niveau jamais connu depuis l’invasion de l’Irak en 2003.

Yacine Le Forstier (AFP)

Voir aussi : Rubrique Lybie, rubrique On Line L’alibi de la Lybie,