Vers un populisme néolibéral ?

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De Jair Bolsonaro au Brésil à l’AfD allemande, passant par la victoire du Brexit au Royaume-Uni, les «populismes» à l’œuvre dissimulent le succès d’un néolibéralisme de droite dure, écrit l’historien Jean-Baptiste Fressoz dans un texte confié à Mediapart.

À en croire le président Macron et bon nombre de commentateurs politiques, les démocraties libérales et l’ordre économique international seraient dorénavant placés sous la menace du « populisme ». Ce mot à la fois valise et obus, si changeant qu’il a pu désigner tour à tour Hugo Chavez et Donald Trump, possède un invariant : à savoir l’idée d’une révolte du peuple contre les élites politiques, économiques et culturelles, une révolte des perdants de la globalisation contre les tenants du multilatéralisme et du libéralisme.

Car au fond, si depuis les années 2000, le mot de « populisme » est redevenu populaire c’est bien parce qu’il permet de mettre en scène le caractère presque héroïque d’une idéologie libérale privée d’ennemi depuis la disparition du spectre communiste.

Le problème des discours sur le populisme est qu’il renomme et maquille les succès actuels d’un néolibéralisme de droite dure. Prenons quelques exemples : Jair Bolsonaro en passe d’accéder à la présidence du Brésil est misogyne, raciste, homophobe et nostalgique de la dictature, et ce pédigrée impressionnant fait presque oublier qu’en termes économiques, c’est un néolibéral : il prévoit de privatiser en masse et de réduire les aides sociales. Les investisseurs saluent sa victoire prévisible : l’indice de la bourse de Sao Paolo a augmenté 5,7% ; l’action de Pétrobras qui risque d’être privatisé de près de 10%.

De même pour l’AfD allemand ou le FPÖ autrichien, trop vite rangés sous l’étiquette « populiste », le rejet de l’Europe et des réfugiés ne signifie absolument pas celui de la globalisation économique et du libéralisme. Bien au contraire : ces partis, issus de pays prospères et pleinement bénéficiaires de la globalisation, promeuvent une libéralisation des échanges internationaux sous l’égide de l’OMC et un programme néolibéral de réduction de l’Etat.

L’AfD fondée en 2013 proteste contre la politique européenne de la chancelière Angela Merkel, non pas pour le calvaire infligé au peuple Grec, mais au contraire pour l’excessive douceur de la Commission Européenne à son égard. Alors que l’Union Européenne apparaît souvent comme une machine néolibérale, surtout depuis la crise de 2008, les néolibéraux populistes n’ont cessé de voire dans l’Europe une institution quasi-socialiste.

Prenons enfin le cas du Brexit. Les statistiques électorales paraissent confirmer la thèse du spectre populiste : les trois quarts des britanniques sans diplôme ont voté pour le Brexit, de même que 59% de ceux qui gagnent moins de 20 000 livres par an. Deux objections néanmoins. Premièrement, la question économique est en fait moins explicative que celle des « valeurs » autoritaires et conservatrices qui sont étroitement corrélées au vote Brexit.

Comme l’a montré Eric Kaufman, politiste à Birbeck College, le soutien à la peine de mort est un déterminant du vote Brexit statistiquement beaucoup plus fort que le revenu ou le niveau d’étude. Que l’on soit riche ou pauvre, habitant le nord désindustrialisé ou le sud prospère, le soutien à la peine de mort surdétermine le vote Brexit.

Deuxièmement, ce n’est évidemment pas le « peuple » ni le « protectionnisme » qui ont enclenché le Brexit, mais les députés conservateurs eurosceptiques. Deux historiens Quinn Slobodian et Dieter Plehwe dans un remarquable article à paraître « Neoliberals against Europe » retracent l’étrange chevauchée des torys eurosceptiques.

Le Brexit naît dans les think tanks néolibéraux anglais des années 1980 défendant un libre échange radical, la dérégulation et la baisse des dépenses publiques. Leur histoire commence en 1988 quand Margaret Thatcher prononce à Bruges un important discours explicitant sa vision de l’Europe comme une famille de nations unies par la compétition économique et la chrétienté et vilipendant les tendances bureaucratiques de l’UE.

Le Groupe de Bruges naît à ce moment là. Il est initialement dirigé par Ralph Harris, longtemps secrétaire de la Société du Mont Pèlerin, un think tank avant la lettre, célèbre pour avoir défini les bases du néolibéralisme contemporain dans l’immédiat après guerre. Antonio Martino, le président du Mont Pèlerin est aussi membre du groupe de Bruges.

Il sera un des fondateurs de Forza Italia en 1994 et deux fois ministre sous Berlusconi. A ses origines, le groupe de Bruges bataille pour « réformer » l’Europe, pour imposer son programme néolibéral contre Delors et contre la PAC, symboles honnis d’une « Europe sociale » et protectionniste. Il plaide pour une Europe des nations et explique « promouvoir un patriotisme sain et naturel ».

Mais à la fin des années 1990, ses membres anglais plaident pour une sortie de l’UE qui tout comme l’URSS doit s’effondrer sous le poids de ses contradictions. Le Groupe de Bruges rejoint alors la position de nombreux autres think tanks plus radicaux tels le European Research Group ou encore le Center for the New Europe, ce dernier étant à la fois eurosceptique et climatosceptique, tissant des liens avec l’extrême droite américaine anarchiste et ultra-libérale.

Et c’est bien dans cette grenouillère néolibérale de droite dure que se développent les arguments du Brexit. Le European Research Group fondé en 1994 fut ainsi un forum pour les ténors du UKIP avant de devenir actuellement le point de ralliement des partisans d’un Brexit dur menés par le député Jacob Rees-Mogg.

En cultivant l’idée d’un populisme issu des victimes de la globalisation, on passe à côté du populisme de droite, un mouvement transnational puissant à la fois néolibéral, nationaliste et pro-globalisation.

Jean-Baptiste Fressoz

Source Blog Médiapart 11/10/2018

Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences, des techniques et de l’environnement au CNRS, auteur de L’Apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique (Seuil, 2012) et co-auteur de L’événement anthropocène (Seuil, 2013).

Italie : fusillade raciste en pleine campagne électorale

picture alliance dpa

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Samedi à Macerata, dans la région des Marches, un homme a tiré 30 coups de feu sur des personnes noires, faisant six blessés, graves pour certains. Lors de son arrestation, le membre du parti Lega Nord a fait le salut fasciste. Un mois avant des législatives que les partis nationalistes et d’extrême droite risquent de remporter, cet attentat revêt une importance particulière.

La disparition du centre politique, un facteur de risque

L’immigration est désormais un thème majeur de la campagne :

«La Lega Nord xénophobe va faire monter les enchères sur les thèmes de la politique migratoire et de la prise en charge des réfugiés. Lors de la dernière participation au pouvoir de la Lega Nord aux côtés du parti de Silvio Berlusconi, la politique de la coalition dans ce domaine portait la signature brutale du petit partenaire. Il n’est pas exclu que l’alliance de centre-droit forme à nouveau un gouvernement début mars, à l’issue des législatives. L’Italie, qui a vu ses grands partis traditionnels se déliter bien avant ceux des autres pays d’Europe de l’Ouest, illustre le pouvoir que peuvent exercer les partis xénophobes si on leur laisse carte blanche et s’il n’y a plus de centre politique. Ils constituent un danger pour la démocratie.»

Source Frankfurter Rundschau 04/02/2018

 

 L’Italie se sent abandonnée par l’Europe

A l’approche de l’échéance électorale, tous les partis exploiteront l’attentat, redoute Delo :

 

«Actuellement, il n’existe aucun parti qui ne soit pas populiste. Certains observateurs redoutent que la fusillade, perpétrée devant un monument aux morts, soit un coup de pouce pour la Lega Nord – une formation comparée en Europe au parti de Marine Le Pen en France. A une époque où une partie croissante de la population, surtout dans la partie sud du pays, souffre de privations, l’Italie cultive le souvenir de temps ‘plus glorieux’. La crise économique et l’arrivée en masse de personnes en provenance d’Afrique rendent les évènements de Macerata d’autant plus inquiétants. Car l’Italie se sent abandonnée, négligée et sous-estimée par l’Europe.»

Source : Delo , quotidien Slovène 05/02/2018

 

L’écrasante responsabilité de la gauche dans la victoire de Donald Trump

« Il ne reste plus à ceux qui votaient traditionnellement pour [la gauche] qu’à se tourner vers ceux qui s’intéressent (ou font semblant de s’intéresser) à eux et à leurs problèmes » (Photo: les leaders et chefs de gouvernement socialistes européens réunis  à Paris en 1999). JACK GUEZ / AFP

« Il ne reste plus à ceux qui votaient traditionnellement pour [la gauche] qu’à se tourner vers ceux qui s’intéressent (ou font semblant de s’intéresser) à eux et à leurs problèmes » (Photo: les leaders et chefs de gouvernement socialistes européens réunis à Paris en 1999). JACK GUEZ / AFP

Le sociologue Dominique Méda revient à juste titre sur les raisons pour lesquelles la gauche de gouvernement ne devrait pas trop se réjouir du report escompté des voix vers son camp après la victoire de Trump. Il ne s’agit plus de tirer une nouvelle fois les marrons du feux sans rien faire, mais d’assumer et de donner des gages concrets de courage et de responsabilité politique.

Par Dominique Méda, sociologue, professeure des universités

Pourquoi les gauches se font-elles tailler des croupières presque partout dans le monde par des partis qui prétendent mettre au cœur de leurs préoccupations les oubliés, les invisibles, les damnés de la mondialisation, les sans-grade, les déclassés ?

L’énigme semble complète : pourquoi les pauvres et les ouvriers ont-ils voté pour un milliardaire qui ne s’est donné que la peine de naître – un don conséquent de son père lors de son entrée dans la vie adulte lui ayant permis de construire son empire – et non pour la candidate démocrate ?

Pourquoi presque un tiers des Français qui vont voter aux prochaines élections présidentielles, dont de nombreux électeurs issus des classes populaires, s’apprêtent-ils, selon les sondages, à apporter leur suffrage non pas à la gauche, mais à une candidate, Marine le Pen, dont le répertoire idéologique était il y a encore peu aux antipodes de l’anticapitalisme et de la lutte des classes ?

Pourquoi les gauches se font-elles tailler des croupières presque partout dans le monde par des partis qui prétendent mettre au cœur de leurs préoccupations les oubliés, les invisibles, les damnés de la mondialisation, les sans-grade, les déclassés ?

Les droits que nous pensions définitivement acquis

Cela s’explique en grande partie par le fait que la gauche a tout simplement renoncé à mener une politique de gauche et que, dès lors, il ne reste plus à ceux qui votaient traditionnellement pour elle qu’à se tourner vers ceux qui s’intéressent (ou font semblant de s’intéresser) à eux et à leurs problèmes.

Aurions-nous vu le Front national (FN) changer radicalement de fond idéologique, s’intéresser à la classe ouvrière, à la valeur du travail, à la faiblesse des salaires, aux régions ruinées par le départ des usines, à la difficulté de boucler les fins de mois, à la mondialisation, si la gauche avait été fidèle à son héritage idéologique, on n’ose dire à ses valeurs ?

Les victimes de la globalisation, ceux qui ont perdu leur emploi ou se trouvent dans des zones de relégation seraient-ils autant tentés par le discours de Marine Le Pen si la gauche avait continué à défendre l’égalité, l’augmentation des salaires, le développement de l’Etat-providence, la coopération, la réduction du temps de travail, le partage ?

A l’évidence, non. A l’évidence nous n’en serions pas là, à trembler pour la paix et le maintien de droits que nous pensions pourtant définitivement acquis, si, en 1983, au lieu d’accepter de se soumettre à une Europe qui ne parvenait pas à devenir politique, la gauche au pouvoir avait continué à défendre l’intérêt du paradigme keynésien.

Nous n’en serions pas là si, en 1985-1986, la gauche n’avait pas cédé aux sirènes de la libre circulation des capitaux et de l’ouverture des marchés financiers dont même le Fonds monétaire international (FMI) reconnaît aujourd’hui qu’ils sont en train de détruire nos sociétés ; nous n’en serions pas là si la gauche française n’avait pas, année après année, accepté les uns après les autres les renoncements à l’héritage de gauche.

Augmentation insupportable du chômage

Souvenons-nous : la fameuse équité promue en 1994 par le rapport Minc encensé par la gauche ; l’orthodoxie budgétaire pleinement revendiquée par l’actuel Président de la République et qui a conduit à une augmentation insupportable du chômage ; l’abandon dans lequel la gauche a laissé les banlieues depuis trente ans tout en prétendant s’en occuper ; l’obsession de l’équilibre comptable érigé en dogme et objet de la plus grande fierté pendant qu’une partie du pays crève ; le désintérêt complet pour les conditions de travail dont la dégradation saute pourtant tous les jours aux yeux ; le glissement progressif de la gauche vers la condamnation de l’assistanat ; l’incompréhension totale à l’endroit du « Moustachu » (Philippe Martinez), considéré dans les plus hautes sphères de l’Etat comme le Diable ; le refus d’obliger les entreprises mères à assumer la responsabilité des actes de leurs filiales ; la soumission au pouvoir des banques…

Et surtout, la conversion complète – parfaitement mise en évidence dès 1994 dans le livre remarquable de Bruno Jobert et Bruno Théret, Le Tournant néolibéral – des soi-disant élites à l’ensemble du bagage théorique néoclassique, et à ses prêtres, qui nous proposent depuis des années des baisses du smic (alors que le moindre de leur « ménage » leur rapporte un smic en quelques heures), des contrats uniques, des licenciements plus rapides, un démantèlement complet des protections du travail, une baisse des allocations-chômage et des minima sociaux pour que les paresseux reviennent plus vite au travail, et tout cela en des termes trompeurs (qu’on se souvienne de la fameuse « sécurisation »).

Des élites converties au discours que l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) asséné depuis les années 1980 ; des élites de gauche, y compris Obama, qui préfèrent conserver auprès d’eux des économistes champions de la dérégulation (comme Larry Summers) tant la discipline économique semble aujourd’hui dépolitisée.

Soupçon généralisé sur les chômeurs

Souvenons-nous : la trahison de Bill Clinton qui, en 1992, assène qu’il faut « To end welfare as we know it » (« en finir avec l’Etat-providence tel que nous le connaissons ») et met en place, en 1996, une réforme qui pousse les allocataires de minima sociaux à reprendre le travail à n’importe quel prix, plongeant dans la misère ceux qui n’en sont pas capables.

Souvenons-nous : le coup de tonnerre qu’a constitué le Manifeste Blair-Schröder de 1999 dans lequel les deux dirigeants « de gauche » en appellent à en finir avec cette « vieille » gauche, dopée aux dépenses publiques, incapable de croire à l’entreprise et à la compétitivité.

Souvenons-nous des réformes du chancelier allemand Gerhard Schröder, le soupçon généralisé sur les chômeurs qui refuseraient, par pure paresse, de reprendre des emplois (qui n’existent pas), la fusion de l’allocation-chômage et de l’allocation d’assistance, la politique du « bâton » comme si ceux qui avaient perdu leur emploi et ne parvenaient pas en en retrouver un le faisaient exprès. Et, pendant ce temps, l’explosion des inégalités, les fortunes aussi colossales que rapidement acquises, la consommation ostentatoire, la finance folle.

Presque partout, parvenue au pouvoir, la gauche a adopté le paradigme néolibéral, souvent pour montrer qu’elle était capable d’être une aussi bonne gestionnaire que la droite, souvent aussi parce qu’il aurait fallu renverser la table pour mettre en œuvre une autre politique.

Une Europe n’ayant pour seul idéal que le marché

Chaque époque est singulière. Lors du premier septennat de François Mitterrand, peut-être ne savions-nous pas, ne pouvions-nous pas imaginer, qu’une Europe si mal née, une Europe incapable de s’unir sur des accords politiques, une Europe n’ayant pour seul idéal que le marché, ne pourrait pas survivre.

Mais en 2012, les choses étaient bien différentes. Il aurait fallu, au lieu de vouloir à tout prix exercer le pouvoir, sauvegarder au contraire, comme ce qu’il y a de plus précieux, les valeurs de la gauche. Même au risque d’être moqués, au risque d’être considérés comme de mauvais élèves en économie, comme de piètres gestionnaires, il fallait conserver contre vents et marées comme unique boussole la recherche absolue de l’égalité, l’attention pour les ouvriers, les déclassés, les ségrégués, les oubliés, les dominés, les banlieues, les petits salaires, les privés d’emploi et défendre en conséquence le service public, la solidarité, la redistribution.

Il aurait mieux valu ne pas exercer le pouvoir et conserver intact l’espoir de changer un jour la situation plutôt que de l’exercer en singeant la droite, en récupérant l’héritage, les manières de faire, les comportements, l’idéologie de la droite, ce qui conduit aujourd’hui nos concitoyens abandonnés à se jeter dans les bras des seuls qu’ils n’ont pas encore essayés.

Tant que la gauche n’aura pas renoué avec ses principes fondamentaux, ses (improbables) succès électoraux seront autant de victoires à la Pyrrhus, faisant le lit de la droite et de l’extrême droite.

Dominique Méda

Soure Le Monde Idée 13/11/2016

Voir aussi : Voir aussi : Actualité Internationale, : Actualité France, Rubrique Politique, Politique Economique,

Au nom du «vrai public», la censure de la culture

Tribune de Barbara MÉTAIS-CHASTANIER

Depuis quelques mois, un même mot d’ordre se fait entendre : les lieux d’art et de culture devraient être des lieux «populaires» et «soucieux des goûts de chacun». Vague succédané démagogique du «populaire» des années 50 défendu par un Vilar ou un Vitez, le «populaire» semble aujourd’hui n’être qu’un vulgaire cache-sexe pour des politiques culturelles populistes qui n’hésitent pas à prendre les commandes de lieux artistiques quand leur programmation ne s’ajuste pas aux cahiers des charges municipaux. Celui qui est toujours instrumentalisé par le discours d’un «populaire» s’abritant derrière l’étendard de la «démocratie», c’est le public. Le «vrai» public, entendons-nous bien. Celui qu’on dit «empêché». Celui qui comme la vérité d’X-Files est toujours ailleurs. Et c’est au nom de ce Vrai Public, au nom de ce vague fourre-tout qu’est devenu le «peuple», que le «populaire» se voit réduit au rang de produit culturel consensuel. Le «populaire» et son «peuple» n’auront, d’ailleurs, jamais été autant mobilisés que depuis qu’on les aura vidés de leur substance en rangeant au placard la lutte des classes et les outils de l’analyse marxiste.

Pasolini annonçait déjà dans les années 60 la puissante progression de ce nouveau fascisme, celui du conformisme, du conservatisme, de l’anti-intellectualisme et de sa suite, la consommation culturelle. Il semble que depuis le virage à droite des années 80 et depuis les dernières élections, il trouve sa pleine mesure, comme en témoignent les cas du Forum du Blanc-Mesnil et de la Panacée à Montpellier [lire ci-dessous, ndlr]. Le premier s’est vu retirer le soutien de la mairie qui a voté le 13 novembre la sortie du conventionnement, mettant ainsi en péril le devenir du lieu. Le second serait sous la menace d’une mise à l’index, le programme pour l’année 2015 étant gelé jusqu’à une date indéterminée. D’un côté comme de l’autre, c’est la même rhétorique populiste et paternaliste qui prétend donner le ton en choisissant, au nom des citoyens, des programmes sans ambition autre que celle de ratisser le plus largement possible. Se diffuse, ainsi, à gauche comme à droite, un discours anti-élitiste qui privilégie les formes les «moins contraignantes», selon les mots de Karim Boumedjane, chargé de la culture au Blanc-Mesnil, au détriment de l’exigence artistique : en temps de crise, l’art est prié de payer son tribut au social et à un vague «commun», qui n’existe que comme figure idéologique de la démocratie, pour justifier de son utilité.

Rien de nouveau sous le soleil. On se souvient que le FN avait fait du Centre chorégraphique de Rillieux-la-Pape de Maguy Marin l’une de ses principales cibles lors de sa campagne pour les municipales. La danse contemporaine à Rillieux-la-Pape ? Vous n’y pensez pas. Le contribuable n’a pas à payer pour ça. C’était en 2001. Plus de dix ans plus tard, c’est désormais l’UMP qui s’occupe de sangler les museaux en brandissant le pavillon réactionnaire d’un «populaire» qui cache difficilement ses atours populistes : en juin, le Théâtre Théo Argence de Saint-Priest voit sa programmation amputée de plus de la moitié de ses spectacles. Les motifs de l’annulation ? La nouvelle mairie UMP souhaite voir à l’affiche du théâtre des formes «plus populaires». Le «populaire», comme nous l’explique l’édito de saison qui n’est d’ailleurs pas signé par la directrice du lieu, Anne Courel, littéralement menottée par les décisions municipales et licenciée depuis, mais par le mai(t)re de Saint-Priest, et sa première adjointe à la Culture (avec majuscule), c’est donc enfoncer les portes, de préférence ouvertes : «L’accès à la culture ne se fait pas par une seule porte d’entrée. Chacun doit pouvoir venir avec sa sensibilité, sa liberté, ses goûts ; voir ou entendre ce qu’il aime.»

Qu’il s’agisse du FN, de l’UMP ou du PS, la mode semble être aujourd’hui à une resucée molle du terme «populaire», vague chewing-gum qui passe de bouche en bouche, et semble se résumer à ce concept flou : le plus petit dénominateur commun est la seule chose à laquelle doit pouvoir se ramener une œuvre pour échapper au constat d’élitisme. On serait tenté d’en rire (jaune) si cette réappropriation populiste du populaire ne s’exprimait pas par une politique de censure, qu’elle soit institutionnelle (comme dans les cas précédents) ou plus simplement réactionnaire : les cas de Brett Bailey, Mac Carthy, Rodrigo Garcia, Romeo Castellucci, Céline Sciamma ou Benjamin Parent sont là pour nous le rappeler.

«Populaire» désigne pourtant tout autre chose que la somme de ces compromis : il est le nom qui rappelle que l’expérience esthétique est le fruit d’un apprentissage, ce qui signifie que le public n’existe pas mais qu’il est construit, attendu, espéré ou méprisé par des œuvres qui dessinent pour lui la carte de ses possibilités ; que chacun(e) – quel(le) qu’il(elle) soit – est en mesure de décider de ce qui l’intéressera ou non – car la Princesse de Clèves circule en toute main – ; que la culture ne saurait se réduire à une vague collection d’objets disposés sur des étagères municipales pour justifier du devenir des ressources fiscales, mais qu’elle est d’abord une série de relations individuelles et collectives construites avec ceux-ci ; que l’art n’est pas qu’un divertissement compensatoire et qu’il peut être une manière d’organiser le pessimisme et de distribuer dans le réel l’élan du nouveau.

Si on interroge ce que cherchent à construire ceux qui s’appuient sur cette répartition falsifiée qui voudrait distribuer d’un côté l’art élitiste – excluant car réservé aux élus et nobles éclairés -, et de l’autre une culture divertissante, tout public, pour chacun plus que pour tous, que voit-on ? Que masque cette mobilisation d’une fracture purement idéologique, sinon l’abandon du projet émancipatoire par l’art et la culture au profit d’une politique de réparation sociale si possible rapide, peu coûteuse et consensuelle. Car c’est bien à ces inégalités – économiques, sociales culturelles – qui distribuent les inégalités d’accès aux œuvres qu’il faut s’attaquer, et non aux jugements de surface qui n’en sont que les symptômes.

C’est à ces fabriques de l’exclusion qu’il faut s’en prendre, en interrogeant cette logique de distribution poujadiste qui décide, en mettant au rebut les questions de classe, de ce qui fait écart et de ce que «peut/veut» voir le peuple.

L’élitisme qui ne dit pas son nom, c’est celui qui concède au précariat et au prolétariat un folklore médiocre pour justifier et confirmer ce qu’il se proposait de démontrer.

Barbara MÉTAIS-CHASTANIER Maître de conférences en littérature française contemporaine, dramaturge

Source Libération 01/12/2014

Voir aussi : Rubrique Politique, Politique culturelle,

Origine de la démocratie représentative

par Hélène Landemore , le 7 mars 2008 La Vie des idées, ISSN : 2105-3030.

 

La représentation trahit-elle ou accomplit-elle l’idée démocratique ? N’est-elle au fond qu’un détournement par les élites de la souveraineté populaire ou permet-elle au contraire l’émergence d’une véritable volonté démocratique ? Nadia Urbinati et Bernard Manin en débattent dans un entretien réalisé en anglais par Hélène Landemore, à New York en avril 2007, dont voici les principaux extraits.

 

Hélène Landemore : Bernard Manin et Nadia Urbinati, vous avez tous deux écrit des livres aux titres proches, respectivement Les principes du gouvernement représentatif (Calmann-Lévy, 1995) et Representative Democracy : Principles And Genealogy (University of Chicago Press, 2006). Mais la représentation n’est pas forcément démocratique et la démocratie n’est pas forcément représentative. Comment ces deux concepts se sont-ils rencontrés d’un point de vue historique ? Et quand le concept de démocratie représentative apparaît-il pour la première fois ?

N. Urbinati : Selon Gordon Wood, l’expression a été utilisée pour la première fois par Alexandre Hamilton en 1777 dans une lettre à Gouverneur Morris. La Révolution Américaine, contrairement à la Révolution française, n’a pas fait l’expérience d’un conflit dramatique entre souveraineté populaire et représentation et a sans doute fourni le premier effort décisif pour dissocier la démocratie des Modernes de celle des Anciens, c’est-à-dire la démocratie « représentative » de la démocratie « pure ». Afin de marquer la séparation et d’éviter toute confusion, les leaders américains ont préférés utiliser le terme « républicain » pour caractériser leur gouvernement populaire. En tous les cas, le terme « démocratie représentative » était utilisé de manière plus systématique au début des années 1790, en particulier par Paine, Condorcet et Sieyès. Dans les Bases de l’ordre social (1794), Sieyès opère une distinction intéressante entre deux interprétations du gouvernement représentatif, dont une seule est démocratique même si les deux sont fondées sur le principe des élections. Ces deux interprétations sont applicables à des territoires importants et fortement peuplés, mais la première consiste à faciliter « des rencontres partielles dans des localités diverses » tandis que la seconde consiste uniquement à « nommer des députés à une assemblée centrale ». Ainsi, selon Sieyès, la première ne peut résulter en une « volonté générale » unique parce qu’elle donne voix aux citoyens vivant dans les localités, semblable en cela au modèle proposé par Condorcet. Ce qui nous intéresse ici, c’est que Sieyès comprenait très bien la distinction entre différentes formes de gouvernement représentatif.

H. L. : Bernard Manin, peut-on dire que la différence tient au fait que la démocratie représentative est authentiquement démocratique alors que le gouvernement représentatif est, au fond, aristocratique ?

B. Manin : Non, ce n’est pas du tout ce que je dis. La représentation comporte bien des éléments démocratiques, en particulier, la possibilité pour tous les citoyens de demander des comptes aux représentants à la fin de leur mandat et de les congédier si leur performance au pouvoir n’est pas jugée satisfaisante. Ces éléments démocratiques sont réels et importants. Ma thèse est que la représentation ne comporte pas seulement des éléments démocratiques. La représentation est aussi un gouvernement par des élites qui ne sont pas strictement tenues de réaliser les vœux de leurs mandants. Ainsi, le gouvernement représentatif combine des éléments démocratiques et des éléments non-démocratiques. C’est pourquoi je le caractérise comme une forme de gouvernement « mixte », en m’inspirant de l’idée de constitution mixte des Anciens, qui remonte à Aristote et à Polybe. Décrire les démocraties représentatives modernes uniquement comme des systèmes dans lesquels le peuple est « souverain », ou s’autogouverne de manière « indirecte », obscurcit la nature mixte de tels systèmes. Le gouvernement représentatif n’a jamais été une forme simple de gouvernement. Il a toujours été complexe et composite. En outre, au cours des dernières décennies, des institutions qui ne faisaient pas partie de l’arrangement initial se sont implantées dans un nombre de démocraties représentatives, par exemple les cours constitutionnelles exerçant un contrôle de la constitutionnalité des lois et des agences « indépendantes » non élues. L’essor de ces institutions a rendu le caractère mixte de nos démocraties encore plus visible.

H. L. : Vous voulez dire que les Anciens ne connaissaient aucune forme de représentation ?

B. Manin : Oui, c’est ce que je dirais. Je ne crois pas qu’on puisse voir le conseil athénien [Boulè] comme un corps représentatif. Les sources identifient l’Assemblée avec « le peuple d’Athènes », mais elles n’identifient pas la Boulè et le demos, soulignant ainsi que le Conseil n’était pas perçu comme le représentant du peuple. La Boulè était simplement une magistrature collégiale.

N. Urbinati : Je suis d’accord. Le lieu de la représentation politique, c’est là où les lois sont faites. En ce sens, les érudits et leaders politiques du XVIIIe siècle reconnaissaient que les Modernes avaient introduit quelque chose que les Anciens ne connaissaient pas. Peut-être la révolution constitutionnelle anglaise du XVIIe siècle a-t-elle été une étape importante dans la construction du gouvernement représentatif. Le passage de la sélection à l’élection, ou l’institution d’une compétition ouverte pour les positions législatives, a représenté un tournant crucial dans la construction de la représentation politique. Le gouvernement représentatif exige d’être relié aux élections et d’avoir trait au pouvoir législatif.

Ces deux éléments combinés nous amènent à dire que le gouvernement représentatif est le gouvernement des Modernes.

H. L. : Quand le concept de représentation émerge-t-il ?

N. Urbinati : C’est une longue histoire. Les historiens nous disent qu’elle commence au Moyen-âge au sein de l’Eglise. Dans ce cas aussi, la question était de résoudre le problème du lien entre centre et périphérie. L’Eglise cherchait à représenter la communauté de toute la Chrétienté. La représentation était utilisée comme une manière d’unifier le peuple ou de relier le vaste corps des croyants. Au Moyen Âge fut avancée l’inscription de la règle du contrat dans la loi publique. Les communautés religieuses et laïques acceptèrent toutes deux que la décision portant sur la nomination au pouvoir soit régulée par la loi publique et, comme l’écrit Otto Gierke, cette nomination impliquait que tout pouvoir de type politique devait « représenter » la communauté tout entière. Cependant Scipione Maffei écrit dans une étude comparative et historique sur les formes républicaines de gouvernement datant de 1736 que les Romains pratiquaient [déjà] la représentation afin de donner voix aux nombreuses nations de l’empire. Il fait référence à Tacite qui, dans sa Germania, décrit les formes de représentation et les institutions parlementaires utilisées par les tribus Germaniques afin d’exprimer leurs revendications auprès du Sénat romain. La représentation était dans ce cas une manière de relier les diverses parties du vaste territoire de la république par une sorte de système fédéral.

B. Manin : Les origines de la représentation sont sans aucun doute à chercher au Moyen Âge, dans le cadre de l’Eglise et celui des villes dans leur relation au roi ou à l’empereur. L’idée était d’envoyer des délégués ayant pouvoir de lier ceux qui les envoyaient. C’est là que se trouve l’origine de la représentation. Une communauté donnée déléguait des membres ayant le pouvoir de lier ceux qui les avaient nommés. C’est le cœur de la notion de représentation. Ensuite la technique a été transférée à d’autres contextes et utilisées à d’autres fins.

N. Urbinati : Il y avait aussi des pratiques et des institutions privées, comme chez les avocats ou les juristes.

H. L. : Quel est le rôle de Hobbes dans cette histoire ?

N. Urbinati : Hobbes a utilisé la stratégie de la représentation d’une manière nouvelle et importante afin de créer l’état souverain. La représentation est pour lui un moyen de légitimer le souverain absolu tout en retirant du pouvoir au peuple, qui n’est que sujet. C’est une manière intéressante de légitimer l’autorité politique tout en ôtant du pouvoir au peuple. La représentation est une fiction qui crée le souverain absolu.

B. Manin : Hobbes articule peut-être avec une rigueur particulière l’idée d’une autorité souveraine qui agit à la place et au nom des sujets. Cependant le fait que la théorie de Hobbes soit particulièrement frappante pour nous n’est pas la preuve qu’elle ait eu un impact majeur dans les développements historiques réels. Comme Nadia et moi venons juste de le faire remarquer, les institutions et techniques représentatives précèdent largement Hobbes. Remarquons également que Hobbes ne mentionne pas du tout les élections comme méthode de désignation de l’autorité souveraine. Pour ce qui est de la représentation, il est certain que Sieyès a lu Hobbes et l’a utilisé afin d’articuler et justifier certaines de ses idées sur le gouvernement. Mais je ne crois pas que l’on puisse trouver un tel recours à Hobbes chez les Pères Fondateurs américains. Chercher des idées hobbesiennes chez les révolutionnaires américains et les fondateurs de la Constitution américaine paraît une entreprise compliquée, à tout le moins.

N. Urbinati : Skinner insiste sur le rôle de Hobbes dans la création du système représentatif dans une fonction anti-républicaine. Pourtant Hobbes n’utilise pas la représentation comme institution politique ou comme une manière de créer un gouvernement qui est relié aux opinions du peuple et est en ce sens réactif et limité. Nous devrions dissocier la représentation politique de cette tradition, qui était une manière de conférer au souverain un pouvoir absolu, pas de créer un gouvernement axé sur le consentement du peuple. Le XVIIIe siècle est plus intéressant pour observer les différentes voies empruntées par cette idée de démocratie représentative. Je pense que le cas américain est très intéressant. Les fondateurs Américains ont organisé la représentation dans la pratique plutôt que dans la théorie.

Principes de la démocratie représentative

H. L. : Vous décrivez tous les deux différents principes pour caractériser respectivement le gouvernement représentatif et la démocratie représentative. Quels sont ces principes ? En quoi et pourquoi sont-ils différents ?

B. Manin : Mon livre porte essentiellement sur la question des arrangements institutionnels concrets. J’appelle ces arrangements institutionnels principes parce qu’ils se sont avérés stables au cours du temps. Mais par principes je n’entends pas des propositions abstraites, encore moins des idéaux et des valeurs. Mon approche est positive et analytique. Une telle perspective, je l’admets, a ses limites. Je l’ai adoptée dans l’intérêt de la maniabilité du projet.

J’identifie quatre arrangements institutionnels qui sont restés inchangés depuis l’instauration des systèmes représentatifs.

1/ Ceux qui gouvernent sont choisis par des élections qui ont lieu à intervalles réguliers. Ce n’est pas simplement le fait que les gouvernants soient élus qui caractérise le gouvernement représentatif, mais le fait que les élections reviennent à intervalles réguliers. Dans sa célèbre définition de la démocratie, Schumpeter oublie de mentionner le caractère récurrent des compétitions électorales [1]. Le fait que les élections sont répétées a pourtant des conséquences capitales. Pendant qu’ils sont au pouvoir, les gouvernants ont une incitation à anticiper le jugement rétrospectif que les électeurs vont porter sur leurs actions à la fin de leur mandat. Ainsi les élections ne sélectionnent pas seulement ceux qui gouvernent, elles affectent aussi ce qu’ils font pendant qu’ils sont au pouvoir. Au terme de leur mandat, les représentants publics sont tenus de rendre des comptes aux citoyens ordinaires. Il est remarquable que dans sa définition Schumpeter ne fasse aucunement mention de l’obligation de rendre des comptes (accountability). Nous observons ici avec une clarté particulière la combinaison d’éléments démocratiques et d’éléments non démocratiques.

2/ Ceux qui sont au pouvoir disposent d’un certain degré d’indépendance dans la prise de décisions politiques pendant qu’ils sont en fonction. Ni les vœux de leurs mandants ni les programmes qu’ils leur ont proposés ne les contraignent de façon stricte. Remarquons que cet arrangement permet aux vœux des électeurs d’avoir une certaine influence sur les actions des représentants élus. Il dispose seulement que la correspondance rigoureuse entre les deux n’est pas obligatoire.

3/ Le troisième principe est ce que j’appelle « liberté de l’opinion ». Quoique les représentants aient une certaine liberté de manœuvre dans leurs actes, le peuple ou une partie du peuple conservent pour leur part le droit d’exprimer opinions et griefs, et de faire valoir à tout moment ses revendications auprès des représentants en fonction. Même Burke, l’un des opposants les plus fervents au principe du mandat impératif, insiste, dans la Troisième lettre sur une paix régicide [1796-1797] sur l’idée que le peuple garde à tout moment le droit d’exprimer ses vues et désirs « sans autorité absolue mais non sans un certain poids » (without absolute authority, but with weight). On trouve la même idée dans la dernière clause du Premier Amendement de la Constitution Américaine. Cette clause consacre le « droit des citoyens à s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement de leurs griefs ». Le gouvernement représentatif n’a jamais été un système dans lequel les citoyens élisent leurs représentants à intervalles réguliers et ensuite se tiennent cois dans l’intervalle. C’est encore un point que Schumpeter et ses successeurs n’ont pas vu [2].

4/ Le dernier principe est que les décisions publiques sont soumises à « l’épreuve de la discussion ». Dire que les décisions publiques sont soumises à « l’épreuve de la discussion » ne revient pas, et j’y insiste, à caractériser le gouvernement représentatif comme un gouvernement par la discussion. La discussion n’est pas une procédure de décision. C’est une méthode pour mettre à l’épreuve, examiner, et tester les décisions publiques. Voilà les quatre principes du gouvernement représentatif.

N. Urbinati : Aux quatre principes décrits par Bernard, que j’accepte, j’en ajouterais d’autres. Je pense que la démocratie (ou, pour le dire mieux, la transformation démocratique des institutions représentatives par le suffrage universel) introduit quelque chose d’intéressant. Par démocratie je veux dire ici le suffrage universel, incluant les adultes hommes et femmes, et aussi la spécialisation et la pluralisation de la société civile — tout ce que nous appelons aujourd’hui la société démocratique. La démocratie en ce sens large introduit deux éléments essentiels. L’un est le moment de la plaidoirie (advocacy) — qui a à voir avec le troisième des quatre points de Bernard. L’autre est celui de la représentativité. En ce qui concerne le moment de la plaidoirie, la représentation a besoin d’être corrélée avec la société civile à travers des formes associatives de politique telles que les parties ou les associations politiques, c’est-à-dire des formes agrégatives capables d’exprimer des revendications et de sonder [survey] la dimension institutionnelle tout en restant en contact avec le public. Bien entendu la plaidoirie est une forme de politique informelle, une politique faite d’influences et de jugement public plus que d’une volonté officielle. Mais c’est un aspect très important et qui souligne le fait que la représentation, ce n’est pas juste faire en sorte que les citoyens votent pour des candidats individuels. C’est aussi faire en sorte qu’ils aient une voix entre les élections. Les partis et les associations ont rendu possible cette fonction de plaidoirie.

L’autre élément est la représentativité de la représentation. La représentation n’est pas une substitution, mais une manière de s’identifier avec. Quand je vote, je fais en réalité deux choses : je sélectionne quelqu’un pour l’envoyer à l’assemblée (pour former une majorité) mais j’exprime aussi ma préférence pour quelqu’un dont les idées ou les valeurs ou les propositions sont proches des miennes. Je ne choisis pas un bureaucrate compétent ou un expert, parce que le métier d’un législateur n’est pas comme celui d’un bureaucrate ou d’un magistrat (ce métier n’est ni impartial, ni neutre, bien que faire des lois implique de passer des jugements qui ont l’intérêt général comme prémisse de départ). Je choisis quelqu’un de proche de mes propres positions, parce que j’ai des idées sur la manière dont les lois peuvent être améliorées ou changées ou sur la politique à poursuivre. Le choix d’un représentant, c’est assez comme le choix que fait un représentant qui délibère à l’Assemblée. Cette représentativité, je l’appelle voisinage d’idées et d’idéologie. La représentativité est aussi importante pour ce qu’elle fait à l’intérieur de l’assemblée, où les législateurs doivent opérer en tant que membres du cadre délibératif tout en étant en contact avec l’en dehors du Parlement. Sans ces différences d’idées entre représentants ou le pluralisme idéologique, l’Assemblée reflèterait simplement les vues personnelles des législateurs sans corrélation avec la société civile. Les représentants ne représenteraient qu’eux-mêmes. Une telle Assemblée serait une imitation de la démocratie directe (à la différence cruciale que, dans ce cas, elle s’appliquerait uniquement au petit nombre des élus).

Mais la représentation n’est pas la démocratie directe. La construction des partis et des associations est importante, je dirais même essentielle, pour le gouvernement représentatif. L’assemblée n’est pas une liste de délégués individuels, mais un corps collectif de représentants, c’est-à-dire des individus pris dans des séparations/alliances idéologiques qui participent ensemble à la prise de décisions publiques. Pour cette raison, la représentation politique est une violation complète du privé comme forme de représentation juridique. Le représentant n’est pas élu juste pour moi comme personne privée, mais pour moi comme part égale du demos, c’est à dire comme citoyen. La représentation politique est en réalité une violation de la représentation parce qu’elle exclut le mandat impératif : je ne peux pas renvoyer le représentant comme je le souhaite même lorsqu’il ou elle dit ou fait des choses que je désapprouve personnellement. Mais les partis et l’intérêt général sont liés de manière intéressante dans l’assemblée représentative et peuvent exercer un certain contrôle (informel) afin de rendre possible un mandat politique. Une analyse des partis politiques serait nécessaire à ce stade. Disons juste qu’un parti n’est pas la même chose qu’une faction, pour utiliser une expression que Machiavel est le premier à avoir formulée avec soin. Les partis sont une façon de connecter l’intérêt particulier et l’intérêt général, alors que les factions ne cherchent qu’à s’approprier l’intérêt général pour satisfaire des intérêts privés et remplacer l’un par les autres.

H.L. : Diriez-vous alors que la représentation n’est pas l’alternative inférieure (second best) à la démocratie directe ?

B. Manin : Exactement. Sur ce point, Nadia et moi sommes absolument d’accord. La démocratie représentative n’est pas la démocratie directe en moins bien. C’est un système différent. Selon moi, la démocratie, directe ou indirecte, est une forme de gouvernement simple, alors que la démocratie représentative est une forme mixte impliquant une pluralité d’éléments.

La démocratie représentative est-elle élitiste ?

H.L. : Bernard Manin, vous montrez dans votre livre un processus de démocratisation du gouvernement représentatif. On passe ainsi selon vous de la démocratie parlementaire du XVIIIe siècle à la démocratie de partis de la fin du XIXe siècle et du début XXe à la démocratie du public d’aujourd’hui. Mais au bout du compte le gouvernement représentatif, même démocratisé, est toujours un régime partiellement élitiste. C’est un régime mixte. Pour vous, Nadia Urbinati, le modèle représentatif de la démocratie n’implique pas cet élément élitiste. En ce sens la démocratie représentative peut être opposée au modèle de la démocratie « électorale », qui présente selon vous une dimension élitiste. Est-ce correct ?

N. Urbinati (riant) : Bernard est plus élitiste que moi.

B. Manin : Selon moi, les élites jouent en effet un rôle important dans le gouvernement représentatif. C’est le cas parce que les élections sélectionnent nécessairement des individus dotés de caractéristiques peu communes qui sont valorisées positivement par les électeurs. Un candidat qui ne se distinguerait pas par certains traits favorablement jugés ne pourrait pas gagner une compétition électorale. Cela dit, la méthode élective ne détermine pas le contenu particulier des caractéristiques distinctives et jugées positivement qui font que les candidats sont élus. De telles caractéristiques sont déterminées par les préférences des électeurs, c’est-à-dire par les citoyens ordinaires. Les électeurs choisissent les qualités distinctives qu’ils veulent trouver dans leurs représentants. Ces qualités peuvent consister en une quantité de choses, y compris en une capacité exceptionnelle à exprimer et à diffuser une opinion politique donnée. Même dans ce cas nous avons toujours affaire à des élites, au sens où ces personnes qui sont exceptionnellement capables de défendre une opinion possèdent un talent que n’ont pas la plupart des gens partageant la même opinion. C’est la signification que j’attache au terme « élites ».

Je ne pense pas cependant que les arguments que je viens d’avancer équivaillent à une position élitiste. L’élitisme en tant que position normative affirme qu’il est désirable que des gens qui sont objectivement supérieurs aux autres occupent des positions supérieures. Ma théorie de la représentation n’implique pas une telle position. D’abord, je ne défends pas l’idée que les élections sélectionnent des candidats objectivement supérieurs à leurs électeurs. L’argument que j’avance est que les élections sélectionnent des candidats dotés des caractéristiques subjectivement valorisées, à tort ou à raison, par les électeurs. Deuxièmement, je n’avance pas d’arguments sur la question de savoir s’il est désirable ou pas que les positions de pouvoir aillent à des personnes possédant des traits distinctifs et valorisés par leurs concitoyens. J’établis principalement qu’un tel résultat est un trait nécessaire des systèmes représentatifs. Je soutiens, il est vrai, l’idée que ces systèmes sont cohérents avec le principe normatif selon lequel le pouvoir politique doit provenir du consentement libre de ceux sur lesquels il est exercé. C’est le cas aussi longtemps que les électeurs ont la possibilité effective de choisir les traits distinctifs de leurs représentants. Mais je ne vais pas au delà de cet argument limité. Une perspective normative plus ambitieuse aurait requis un argument long et complexe étant donné le mélange étroit des dimensions égalitaires et non-égalitaires dans la représentation. J’ai décidé qu’un tel argument était au delà des limites de mon projet et de mes capacités. Ainsi, en résumé, mon argument sur les élites est positif, pas normatif. On peut très bien reconnaître l’importance de fait des élites sans pour autant prendre partie pour l’élitisme comme valeur.

H. L. : N. Urbinati, à supposer que B. Manin ait raison sur le fait que le gouvernement représentatif est, d’un point de vue descriptif et objectif, toujours partiellement élitiste, même aujourd’hui, et à supposer que vous ayez raison sur le fait que, d’un point de vue normatif, cela ne devrait pas être le cas, avons-nous alors jamais fait l’expérience de ce qu’est la vraie démocratie représentative ?

N. Urbinati : Pas exactement. Quand vous lisez le dernier chapitre du livre de B. Manin, vous lisez que l’on ne peut pas parler d’une crise de la représentation parce que la représentation a été instituée dès le début afin de contenir plutôt que réaliser la démocratie. Comment pourrions-nous exiger de nos gouvernements qu’ils agissent d’une certaine manière (démocratique), s’ils n’ont pas été conçus pour cela ? En ce sens il est futile de parler d’une « crise de la représentation. » Pourtant il y a des moments lors desquels nous sentons une déconnexion entre nous et nos représentants. Est-ce que cette tension fait partie de la signification du gouvernement représentatif ? C’est un fait qu’il y a des moments où nous sentons, ou pensons, ou écrivons que cette déconnexion existe. Pourquoi cela ? Même s’il ne peut pas être mesuré ou quantifié, ce sentiment de déconnexion, ou de violation, ou de manque de représentativité, est bien réel. Ce qui m’intéresse est la démocraticité [sic] de la représentation. S’il est vrai que la démocratie représentative a à voir avec le jugement du peuple plutôt que la volonté du peuple, alors afin d’avoir un gouvernement plus démocratique, vous avez besoin de davantage que simplement de systèmes électoraux ou de systèmes de partis. Ce qui est sûr c’est que vous avez besoin d’être attentif à la qualité des systèmes d’information (parce que le jugement est ce qui caractérise la présence du peuple dans un gouvernement indirect ou représentatif). L’information est très importante dans un système dans lequel l’aspect indirect et médié est si important, dans lequel nous recevons toutes nos données sous forme d’information pré-digérée et où rien n’est de première main ou face à face. Nous n’avons pas d’instrument pour passer un jugement compétent indépendamment des médias. Donc c’est vrai que les questions de l’argent privé dans les campagnes, de l’indépendance des médias, et du pluralisme, sont de réels problèmes parce qu’ils peuvent entraîner une violation de l’égalité de participation dans le système. Il y a donc des réformes à mener sur ces questions si nous voulons être plus en accord avec un système représentatif.

La démocratie représentative n’est certainement pas moins démocratique que la démocratie directe. Paine avait raison de dire que la démocratie représentative surpasse la démocratie directe. En démocratie directe, chaque citoyen est là pour lui-même ou elle-même, et il est difficile de créer un lien entre les individus et les institutions. Mais dans un gouvernement représentatif, le Parlement et les institutions sont toujours connectés au peuple de façon médiée. La deuxième chose que la représentation rend possible est la stabilité de la démocratie. Paine disait que la démocratie représentative est supérieure à la démocratie directe par cet aspect également. Dans la démocratie directe les assemblées sont le lieu d’une confrontation directe entre les citoyens individuels. Cela peut rapidement donner lieu à des conflits ou des situations où seule la majorité dirige sans aucune contrainte, ou bien encore une situation dans laquelle des factions et des pouvoirs forts dirigent. La médiation est un bon remède. Mais elle demande à être régulée.

J’aimerais ajouter une dernière chose sur le caractère démocratique de la représentation. La représentation dénote à la fois un pouvoir positif et actualisant et un pouvoir négatif, de contrôle. Elle assure que les citoyens peuvent compter sur un point d’appui à la fois pour faire avancer leurs revendications et résister aux tendances du pouvoir en place. En tant qu’institution remplissant une fonction législative (faisant des lois qui doivent être obéies), la représentation en démocratie moderne est intrinsèquement corrélée avec la voix [voice] comme moyen d’exercer le pouvoir et de le contrôler (la voix des citoyens et de leur représentants élus).

A l’inverse, en démocratie représentative, l’exclusion politique pour un individu se traduit principalement par le fait de n’être pas écouté parce que sa voix n’est pas comptabilisée de manière proportionnelle ou/et parce que l’individu n’est pas assez fort pour être entendu. C’est pourquoi en démocratie représentative l’inclusion dans le demos n’est pas une garantie suffisante que les inclus auront tous la même influence politique. La raison en est qu’en démocratie la participation, directe ou indirecte, est structurellement volontaire. Ceci rend compte du fait que les représentants sont des délibérateurs politiques qui, au contraire des juges, ne sont ni impartiaux ni obligés d’écouter toutes les parties. En effet, ils peuvent choisir d’ignorer les « voix » des autres à l’assemblée, même si cela peut entraîner une désapprobation morale.

Démosthène pensait que c’était vrai des citoyens démocratiques en général et se plaignait de ce que l’un des principaux problèmes de la délibération politique était que les Athéniens « n’écoutent même pas les autres » à l’assemblée. Et John Stuart Mill reconnaissait de façon explicite dans ses discours parlementaires le fossé entre voix politique (le suffrage) et influence politique (la capacité à être entendu) de sorte que, dans sa défense du suffrage politique pour les classes ouvrières, il reconnaissait que cela ne les aiderait pas beaucoup d’avoir des avocats à l’assemblée si ces avocats étaient en petit nombre. Pour cette raison, il voyait la nécessité pour les classes ouvrières d’avoir, en plus du suffrage, une voix influente et en fait de beaucoup de voix, si possible pas trop éparpillées ou isolées.

La démocratie représentative est-elle en crise ?

H. L. : B. Manin, selon N. Urbinati, vous niez qu’il y ait une crise de la représentation. D’un autre côté, vous parlez des différentes crises de la représentation comme autant d’étapes dans la métamorphose de la représentation. Donc est-ce que l’actuelle « crise de la représentation » dont parlent les médias est juste une illusion de perspective ? Juste une nouvelle métamorphose ?

B. Manin : Pour que la notion de crise soit utile à l’analyse, il faut ne l’employer que sous certaines conditions. Il faut, en particulier, que des événements ou développements attestés paraissent pour quelque raison incompatibles avec les caractères constitutifs de l’objet considéré, menaçant potentiellement sa survie. Faute d`une telle exigence, les diagnostics de crise deviennent des lieux communs de faible valeur informative. Tout changement dans un domaine donné, et en particulier toute évolution encore peu étudiée et, du coup, mal comprise, donnent alors matière à une déclaration de crise. Deux facteurs nourrissent, en outre, la prolifération des diagnostics de crise : d’une part, la propension répandue à idéaliser le passé, et d’autre part, le fait que l’annonce d’une crise dans une activité quelconque est plus susceptible d’attirer l’attention des éditeurs et des lecteurs, même académiques, que l’analyse du cours de cette activité.

Les conditions requises pour justifier le diagnostic d’une crise du système représentatif ne me paraissent pas satisfaites. Ici, les deux indicateurs les plus sérieux d’une éventuelle crise sont d’une part la baisse du taux de participation électorale, et d’autre part le relatif discrédit affectant le personnel politique. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans une discussion technique de ces indicateurs. On peut noter, toutefois, que leur analyse fait toujours l’objet de discussions parmi les spécialistes. Et surtout, les raisons pour lesquelles les développements reflétés par ces indicateurs seraient incompatibles avec la constitution du gouvernement représentatif n’apparaissent pas clairement.

Dans son étude magistrale de l’ensemble des démocraties établies, Mark Franklin montre, par exemple, que la participation électorale a baissé depuis 1945 [3]Il souligne, cependant, que cette baisse est limitée et qu’on pourrait aussi bien se demander pourquoi la participation a aussi peu changé. Sa propre théorie s’efforce de répondre aux deux questions. Mais Franklin montre surtout que cette baisse ne constitue qu’une moyenne sur l’ensemble des élections tenues dans chacun des pays. Le phénomène central est que la participation fluctue en fonction du caractère particulier de chaque élection. Le nombre des votants augmente, parfois de façon massive, lorsque l’élection est perçue comme importante et très disputée. Les récentes élections françaises en offrent une illustration spectaculaire, mais le phénomène de la fluctuation se retrouve dans toutes les démocraties. On ne voit pas pourquoi le fait que les électeurs se mobilisent surtout lorsque l’enjeu d’une élection leur paraît important et que les résultats s’annoncent serrés serait incompatible avec le fonctionnement du système représentatif.

Plusieurs travaux montrent d’autre part que les citoyens déclarant leur faible confiance dans le personnel politique ne se retirent pas dans l’apathie politique et le désintérêt. Ils sont au contraire plus susceptibles que la moyenne de s’engager dans des formes de participation politique diverses, non électorales comme électorales [4].

La viabilité du système représentatif serait sans doute menacée si les citoyens cessaient systématiquement de lui porter intérêt et de prendre part aux différentes formes d’action politique qu’il leur offre. Tel ne semble pas être le cas. Le tableau qui se dessine est plutôt celui d’un changement dans le rythme et les modalités de l’engagement politique. Rien n’indique que le système soit incapable de s’adapter à de telles évolutions. Les institutions représentatives ont déjà fait la preuve de leur adaptabilité. Que les agencements établis au XVIIIe siècle aient survécu aux dislocations sociales engendrées par la révolution industrielle, servant même à pacifier le conflit de classe et à intégrer la classe ouvrière au système politique, en fournit l’illustration la plus impressionnante. Cette capacité d’adaptation n’est pas seulement un fait d’expérience, on peut en discerner les raisons. D’une part, comme nous le notions, le système est composite, formé de plusieurs éléments entre lesquels les relations ne sont pas rigoureusement fixées. Ainsi, le dispositif confère l’autorité de décider aux élus seuls. Mais il établit aussi la liberté de manifester opinions et revendications à tout moment. Le poids que les élus doivent donner à ces manifestations n’est pas rigidement déterminé. Cette marge d’indétermination rend les ajustements possibles. D’autre part, le système rend visibles les insatisfactions qu’il engendre lui-même. Il donne aussi des incitations à y remédier du fait de la compétition électorale.

Ainsi, la liberté d’information et d’expression des opinions fait que nous avons connaissance du discrédit relatif dont les hommes politiques sont l’objet. Ceux-ci en ont connaissance également. Et la perspective de voir surgir des compétiteurs qui ne soient pas victimes de ce discrédit pousse à chercher des antidotes. Le gouvernement représentatif comporte ainsi des mécanismes d’auto-régulation et même d’auto-transformation. Compte-tenu des capacités de transformation du gouvernement représentatif, nous devrions être assez exigeants sur les critères permettant de le déclarer en crise.

H. L. : Est-ce que des émeutes en banlieue ne représentent pas un critère suffisant d’une crise de la représentation ?

B. Manin : Les émeutes dans les banlieues sont évidemment la marque d’un échec. Mais pourquoi considérer cet échec comme le signe d’une crise de la représentation ? D’abord, ces émeutes sont propres à la France et n’affectent pas toutes les démocraties représentatives. En outre il faut distinguer un système de gouvernement des politiques particulières qu’il produit dans tel ou tel domaine. La France a certainement échoué, jusqu’ici, à intégrer les habitants de ses banlieues à l’ensemble de la vie sociale, économique et politique du pays. Il ne s’ensuit pas que le système français de gouvernement soit défectueux. La conclusion est plutôt que les politiques suivies dans ce domaine n’étaient pas les bonnes. Plus largement cependant, l’éruption de désordres publics n’est pas nécessairement le pire des maux. Tout dépend de la réponse qui leur est apportée, ainsi que de leur gravité. Dans certaines limites, des désordres peuvent aussi constituer une incitation pressante à résoudre des problèmes ou des injustices particulièrement récalcitrants. Machiavel arguait déjà que les dissensions entre la plèbe et le patriciat, et les troubles qui en avaient résulté, n’avaient pas causé la ruine de Rome, mais avaient plutôt contribué à la longévité et à l’équilibre de la République en contraignant les patriciens à soulager les griefs de la plèbe.

N. Urbinati : On peut parler d’un court-circuit du système. La distance entre le pays « légal » et le pays « réel » — le signe de ce que nous percevons comme un manque d’adhésion sympathique entre institutions représentatives et citoyens — peut être une manière pour le système d’opérer une sorte d’auto-ajustement, comme une sorte d’auto-médication. Selon Machiavel, les émeutes ou, de manière plus pertinente dans son cas, les soulèvements populaires, doivent être interprétés comme une impulsion ou un stimulus poussant à la revitalisation et au changement politique. Dans les démocraties représentatives mûres d’aujourd’hui, le manque d’imagination au regard des réformes à mettre en place pour traiter les problèmes urgents peut être délétère. Ce qui selon moi est un problème urgent, c’est la « démocratie du public », cette forme modernisée de populisme. B. Manin a raison d’un point de vue descriptif de diagnostiquer le passage de la démocratie de partis à la démocratie du public. Mais est-il possible d’être purement descriptif quand on diagnostique ce phénomène ? La démocratie du public n’est-elle pas plutôt une violation du gouvernement représentatif ? Selon moi cette nouvelle forme de césarisme ou de populisme est une violation de la démocratie représentative. Une identification non critique des masses à un leader élu grâce à une campagne qu’il a manipulée avec la complicité active du système médiatique est toujours une violation des principes de la démocratie représentative. L’avènement de la démocratie du public est davantage un problème selon moi que les émeutes. C’est un déni du caractère indirect de la politique démocratique et du pluralisme politique.

Une dérive populiste ?

H. L. : Bernard, en répondant à la question de Nadia, pouvez-vous au passage évoquer la figure de Ségolène Royal et de son supposé populisme (cf. sa référence aux jurys de citoyens et autres mesures “participatives”) ?

B. Manin : Une clarification, d’abord. Je ne défends pas l’idée que les partis politiques sont obsolètes, ni en voie de le devenir. Ma formulation originelle manquait peut-être de netteté. En tout cas, l’idée n’était pas celle-là. Elle était qu’au stade de la démocratie du public les allégeances et loyautés partisanes stables sont en déclin. Elles n’ont pas disparu, certes, mais elles subissent une érosion. Un nombre croissant d’électeurs ne votent plus pour les différents partis sur la base de fidélités stables, insensibles aux conjonctures, et enracinées dans des clivages prédéterminés de classe ou de religion. Ces électeurs moins fidèles votent d’ailleurs rarement pour le parti opposé, parfois pour un parti allié, et le plus souvent oscillent entre l’abstention et le vote. Ceci ne revient pas à dire que les partis perdent leur importance. Les partis sont encore essentiels dans deux domaines. D’abord, les votes au parlement sont toujours commandés par les clivages partisans. D’autre part les partis continuent de dominer l’arène électorale. Ils se sont adaptés, sans doute, à la personnalisation du choix électoral (un autre trait de la démocratie du public). Mais cette adaptation leur a permis de maintenir une place centrale. Ce sont eux qui financent, préparent et organisent les campagnes électorales.

Vous mentionniez Ségolène Royal. Elle illustre justement le rôle prééminent des partis dans la compétition électorale en même temps que leur adaptation à la personnalisation du pouvoir. Sa personnalité a figuré au premier plan de la campagne électorale. Mais elle ne s’est pas portée à la candidature parce qu’elle avait, indépendamment, accédé au rang de célébrité dans le spectacle, la culture ou le sport. Elle a été candidate parce qu’elle a été désignée par le parti socialiste à l’issue d’une procédure choisie par sa direction. Sans doute, n’était-elle pas un des principaux leaders du parti, mais toute sa carrière, depuis plus de vingt ans, s’est faite dans et par le parti. Il y a de fortes raisons de penser qu’en choisissant une femme, n’appartenant pas au cercle des dirigeants habituels, les socialistes ont fait un choix délibéré voulant manifester par là un renouvellement. Les partis politiques ne sont assurément pas sur la voie de la disparition. Dans toutes les démocraties, ils se sont adaptés à la fois à l’érosion des fidélités partisanes stables et à la personnalisation du pouvoir.

N. Urbinati : C’est un ajout et un changement importants que tu fais, Bernard. Parce que dans ton livre, tu présentais la démocratie de partis comme un moment possible et transitoire, une variété de la démocratie représentative à un moment historique donné, le moment des partis de masse. Tu présentais aussi la démocratie du public comme l’avenir du gouvernement représentatif. Tu as même écrit que, une fois « indépendants des inclinations partisanes individuelles », les citoyens seraient plus autonomes dans leur jugement, parce que, quelles que soient leurs opinions partisanes, ils « recevraient la même information sur un sujet donné que les autres citoyens ». Je ne suis pas du tout d’accord avec cette évaluation bénigne de la démocratie du public. Je pense que c’est une forme de populisme qui non seulement ne rend pas le jugement des citoyens plus indépendant mais rend le gouvernement moins ouvert à leur contrôle et leur participation. Je suis d’accord avec ton diagnostic d’une crise des allégeances partisanes idéologiques fortes. Mais c’est la distribution des lignes partisanes qui a changé, pas le caractère idéologique des alliances et de la politique. La « démocratie du public » ne marque pas la fin des partis mais leur transformation du rôle d’instruments publiques de participation à celui d’agents privés de direction et de formation de l’opinion. En Italie, le pays qui a fait du vidéo-populisme un défi puissant au système de partis traditionnel, Silvio Berlusconi a été capable de gagner une majorité stable uniquement à partir du moment où il a créé son propre parti, endossé une identité idéologique forte, et donné à ses électeurs la certitude qu’ils appartenaient à un parti, pas seulement à une publicité télévisée.

En surface, la « démocratie du public » paraît incarner un système de représentation fluide, ouvert, indéterminé, et géré par des candidats individuels plutôt qu’un parti homologué. Une analyse plus profonde révèle cependant que ce système n’est pas moins hiérarchique, rigide, et homologué que son ancêtre, avec la différence remarquable (et négative) que, à présent, l’agent unificateur est, directement, la personne du leader et, indirectement, le pouvoir sublimé des médias. J’aimerais insister une fois encore sur le fait que sans les partis je ne peux pas imaginer aucune forme de démocratie représentative. Comme je le disais, il s’agirait d’une forme de césarisme ou de populisme ; mais ne l’appelons pas démocratie représentative. Le cas de l’Italie est important à cet égard. Mussolini était une violation évidente de la démocratie représentative. Berlusconi en est une autre aujourd’hui.

B. Manin : Je suis entièrement d’accord avec Nadia pour affirmer qu’il y a une violation de la représentation lorsqu’un leader vise à incarner seul la communauté tout entière par delà ses clivages et ses divisions, plutôt qu’une vision particulière de la communauté et du bien commun. Le césarisme transgresse assurément une norme fondamentale du gouvernement représentatif, surtout si l’aspirant à la position transcendante réussit effectivement à disqualifier ses opposants potentiels et à leur interdire l’accès à la compétition. Mais ce n’est pas ce que nous observons dans les démocraties établies. La personnalisation des campagnes électorales ne signifie pas l’abolition des différences entre les options offertes. Chaque orientation proposée prend temporairement une figure personnalisée, chaque parti s’identifie à son chef du moment, mais le résultat est que plusieurs chefs s’affrontent, de fait, dans la compétition.

N. Urbinati : Un théoricien conservateur comme Guizot mérite d’être cité sur ce sujet. Selon lui, le gouvernement représentatif désigne une société dans laquelle les intérêts pluralistes de la société civile n’entrent pas directement dans la politique mais opèrent de façon médiée. L’Italie est un exemple éloquent de pays dans lequel cette médiation est de plus en plus mince et à l’occasion disparaît presque complètement. Le chef d’une corporation privée puissante (et complètement engagée dans le monde des médias) entre dans l’arène politique et fait tout par lui-même, directement. C’est une violation de la représentation. La représentation est un système caractérisé par le fait qu’il est indirect et médié. La démocratie du public, telle qu’elle est apparue en Italie, est un régime dans lequel un intérêt corporatif crée son propre parti, ses propres médias, afin de promouvoir ses intérêts propres. La violation du principe représentatif a lieu quand la société civile entre le politique directement, de façon non médiée. Le transfert direct du social (qu’il soit économique ou religieux ou culturel) au politique est une violation manifeste de la représentation.

La représentation des minorités

H. L. : Certaines personnes [5] ont proposé de nouvelles manières d’assurer une meilleure représentativité des assemblées démocratiques, par exemple par l’introduction d’échantillonnage aléatoire ou de tirages au sort. Que pensez-vous de ces propositions ?

N. Urbinati : Je suis sceptique et critique à l’égard de ces idées, et particulièrement à l’égard de l’idée des forums délibératifs composés de citoyens sélectionnés par échantillonnage aléatoire. Ces citoyens sont en fait sélectionnés comme membres d’une classe de personnes (caractérisées par leur âge, leurs revenus ou leur sexe) comme si les individus étaient le reflet de leur groupe d’appartenance. Je ne comprends pas le but de ces pratiques.

 

H. L. : Et si le but était simplement de corriger un déséquilibre objectif, comme la sous-représentation des femmes dans les assemblées démocratiques ? L’idée est qu’un échantillonnage aléatoire produirait des assemblées dont la composition serait plus proche de la composition réelle de la population que celle produite par les systèmes représentatifs existants.

N. Urbinati : En théorie, je suis contre les quotas, pour deux raisons. D’abord, parce que les quotas représentent une violation des principes de base de la citoyenneté démocratique (liberté égale) et deuxièmement parce qu’ils représentent des mesures exceptionnelles prises pour protéger une minorité (par exemple une minorité ethnique) du risque d’être absorbée par la majorité. Mais les femmes ne sont pas une minorité à protéger. Le manque de présence représentative des femmes n’est pas le fait d’une majorité forte qui doit être contrôlée mais celui d’une majorité qui est partiale et qui n’est pas inclusive de la majorité dans son ensemble. Bien que les quotas ne soient peut-être pas la meilleure solution, il peut parfois être nécessaire de transgresser les principes quand il s’agit de redresser une injustice flagrante (c’est ce qui s’est passé avec les politiques de discrimination positive). L’absence de femmes dans les listes de candidats et au Parlement est une forme d’injustice même si elle ne contredit aucun principe constitutionnel. Comme je l’ai dit auparavant, un élément essentiel de la représentation politique est la présence informelle et indirecte par l’intermédiaire des idées et de la voix. C’est à cette dimension que nous devons prêter attention lorsque nous affirmons que les femmes devraient être présentes dans les lieux où les programmes politiques sont faits. De plus, un Parlement qui est seulement un Parlement masculin est, vu de l’extérieur, si évidemment non-représentatif ! Imaginez un pays où le Parlement serait essentiellement composé de femmes. Ne pensez-vous pas que les citoyens (les citoyens hommes) questionneraient sa représentativité et l’accuseraient d’être biaisé en faveur des femmes ? Il est vrai que puisque ce sont les idées et non les personnes qui importent pour la représentation, les femmes peuvent bien être représentées par les hommes. Et il est possible qu’augmenter le nombre de femmes au Parlement ne changerait rien à la qualité de la politique. Mais est-ce que nous savons seulement de quoi aurait l’air la politique d’un Parlement composé pour moitié de femmes ? Il est difficile de généraliser sans l’appui de l’expérience.

En tous cas, bien que je puisse m’identifier aux idées des représentants masculins, je ne doute pas que les idées sont un cocktail que les hommes et les femmes concoctent à travers leur vie sociale quotidienne. Aussi, plutôt que des quotas, je pense qu’il serait plus approprié d’adopter une politique des 50%. Chaque liste de candidats devrait être composé d’une double liste, de façon à avoir le même nombre de candidats hommes et femmes. Cela donnerait une vraie liberté de choix et on n’aurait pas besoin d’imposer des quotas.

B. Manin : Je ne suis pas hostile à l’expérimentation institutionnelle. Et la flexibilité du gouvernement représentatif permet d’introduire des dispositifs complémentaires. Quant au déséquilibre dans la composition des assemblées représentatives, il est sans doute indésirable. Mais cela ne tient pas à ce que chacune des catégories composant la population ne pourrait être convenablement représentée que par ses membres. Ce serait là le principe de la représentation-miroir contre lequel le gouvernement représentatif s’est explicitement établi, aux Etats-Unis en particulier. Ce n’est pas à l’architecte institutionnel qu’il appartient de choisir par qui doivent être représentés les femmes ou les descendants des immigrés, c’est à eux-mêmes. Le défaut tient plutôt à ce qu’un écart important, stable et se maintenant sur la longue durée entre la composition de l’assemblée et la composition de la population est un indice que certaines catégories de la population sont très probablement victimes de handicaps résistants dans l’accès à la candidature. On ne voit pas ce qui pourrait expliquer une proportion constamment minuscule de femmes dans les assemblées, sinon les obstacles, matériels ou culturels, que rencontrent les femmes désirant se porter candidates. Il y a là, comme le dit justement Nadia, une violation de l’égalité politique fondamentale.

La solution ne consiste pas à établir des quotas permanents, mais d’abord à identifier les causes de ces handicaps résistants, ensuite à y apporter remède par des mesures sociales appropriées (rendant, par exemple, la carrière politique plus compatible avec la maternité). Enfin, si l’on trouve que ces handicaps tiennent à des causes culturelles et des préjugés, on peut avoir recours à des dispositions incitatives, voire contraignantes. Mais il est préférable que ces dispositions soient temporaires (jusqu’à la disparition des préjugés), car elles contreviennent tout de même à l’égale liberté de choisir ses représentants.

Un handicap structurel méritant une attention particulière concerne cependant, non pas des catégories socio-démographiques, mais ceux que l’on appelle « les challengers » dans une élection. Dans plusieurs démocraties, les élus sortants bénéficient d’avantages divers (de ressources, en particulier) lorsqu’ils se présentent à la réélection. Les avantages des sortants font évidemment les handicaps des challengers. Une telle configuration est doublement défectueuse. D’une part, elle contrevient, comme les handicaps précédents, au principe de l’égale liberté de choisir ses représentants. D’autre part, elle entrave le renouvellement du personnel politique, contribuant ainsi à nourrir l’image d’une classe politique fermée, se perpétuant au pouvoir contre vents et marées.

Traduit de l’anglais par Hélène Landemore en collaboration avec Bernard Manin.

1] Pour Schumpeter, la démocratie se définit comme un mode de désignation, par les élections, des gouvernants .

[2] B. Manin développe ce point plus longuement dans le post-scriptum » à la traduction allemande de son livre. Voir « Publikumsdemokratie revisited. Nachwort zur deutschen Ausgabe », Kritik der repräsentativen Demokratie, Matthes & Seitz, Berlin, 2007.

[3] Voir Mark N. Franklin, Voter Turnout and the Dynamics of Electoral Competition in Established Democracies since 1945, Cambridge University Press, 2004.

[4] Voir, entre autres, Pippa Norris, Democratic Phoenix : Reinventing Political Activism, Cambridge, Cambridge University Press, 2002

[5] Par exemple James Fishkin et ses « sondages délibératifs » (deliberative polling) qui consistent à former des mini-assemblées citoyennes ou forums délibératifs à partir de tirage au sort au sein de l’ensemble de la population. Ces mini-assemblées n’ont qu’un rôle consultatif dans le modèle de Fishkin mais on pourrait envisager de créer une assemblée générale à pouvoir décisionnel constituée sur le même principe. Pour une illustration des « deliberative polling », voir le site du « Center for Deliberative Democracy ». Voir aussi l’ouvrage de Bruce Ackerman et James Fishkin, Deliberation Day (2004), qui reprend en partie les propositions de Fishkin.

Voir aussi : Rubrique Débat, rubrique Science politique,