Rwanda, la preuve d’un génocide planifié

Il y a des experts, des journalistes et des responsables français qui, hier soir, ont dû se sentir mal à l’aise : en affirmant sans aucun doute possible que les tirs qui ont abattu l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994 provenaient du camp de sa propre garde présidentielle, le camp de Kanombé, l’équipe des techniciens mandatés par le juge antiterroriste Marc Trévidic pour établir un rapport balistique sur cet attentat, ont indirectement désigné les extrémistes hutus comme responsables de l’événement déclencheur du génocide des Tutsis. Car si l’attentat n’a jamais été la cause d’une sanglante épuration ethnique annoncée et préparée dès 1991, la mort du chef de l’Etat hutu a bien donné le signal des massacres qui en trois mois feront plus de 800 000 morts.

Négationnisme.Or, autour de cet assassinat aux conséquences vertigineuses, la polémique fait rage depuis dix-huit ans. Jusqu’en France, pays longtemps très impliqué aux côtés du régime hutu. Au nom de cette étrange passion française pour un minuscule pays perdu au cœur de l’Afrique, un certain nombre de «spécialistes», parmi lesquels le journaliste Pierre Péan et le sociologue André Guichaoua ainsi que certains officiers français qui ont été en poste au Rwanda, vont ainsi marteler sans relâche que les tirs sont partis de la colline de Masaka à Kigali, et que ce sont les rebelles tutsis du FPR (Front patriotique rwandais) qui auraient abattu l’avion pour s’emparer du pouvoir. Une «hypothèse monstrueuse», selon les termes du journaliste Stephen Smith, qui fut l’un des premiers à incriminer sans preuves le FPR (dans Libération, dès juillet 1994). Cette thèse suggérait en réalité que les rebelles auraient provoqué le malheur de leur propre ethnie, en déclenchant le génocide par un assassinat.

Loin de s’apitoyer sur ce dilemme tragique, les tenants de la thèse «Masaka» basculaient vite dans un négationnisme plus simpliste. Si les Tutsis avaient tiré, ce n’était donc pas un génocide «préparé», ni même «planifié». Une façon à peine subliminale de ne pas voir de génocide du tout, et qui explique pourquoi tous les négationnistes ont plébiscité cette interprétation attribuant l’attentat au FPR. Or le mouvement dominé par les exilés tutsis en guerre contre le régime Habyarimana depuis 1990 va chasser les forces génocidaires du pays et s’emparer du pouvoir en juillet 1994. Une victoire inattendue qui va mobiliser encore davantage ceux qui attribuent le déclenchement du génocide aux rebelles tutsis.

Nouveau juge. Premier magistrat français chargé de cette enquête, le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière en fait partie et provoque en 2006 la rupture des relations diplomatiques avec Kigali en lançant neuf mandats d’arrêt contre des hauts responsables du FPR. Les négationnistes applaudissent et la «vengeance spontanée du peuple hutu», défendue par les auteurs des massacres, s’en trouve justifiée. Bruguière quitte la scène en 2007 mais alors que tout le monde s’attend à ce que son successeur se contente de clore le dossier, le nouveau juge, Marc Trévidic, va au contraire réentendre les témoins-clés. Mieux : à la demande des avocats des neuf membres du FPR accusés par Bruguière, Trévidic met ces derniers en examen (ce qui lève les mandats d’arrêt) et accepte de les rencontrer en «terrain neutre» au Burundi. Auparavant, Rose Kabuye, chef du protocole du président rwandais, Paul Kagamé, et elle aussi accusée, avait été opportunément arrêtée lors d’un déplacement en Allemagne, mise en examen puis laissée en liberté provisoire. Un dialogue s’esquisse. Il était absent de la procédure Bruguière (qui n’a jamais mis les pieds au Rwanda, tout comme le journaliste Pierre Péan).

Restait à pallier une autre lacune de l’enquête : la balistique. Une analyse aura lieu à partir de septembre 2010 et ce sont ses conclusions qui ont été présentées hier. L’impact du missile sur la carcasse de l’avion et l’analyse acoustique ont été décisifs pour déterminer l’origine des tirs et écarter l’hypothèse Masaka. Une conclusion qui décrédibilise huit ans de procédure Bruguière et qui va conduire à explorer une nouvelle piste : celle des ultras du camp Habyarimana. Des officiers mis à la retraite, membres du clan mafieux familial, qui gravitaient autour du chef de l’Etat. Après avoir longtemps joué la carte de l’ethnisme et mobilisé ses miliciens, Habyarimana était acculé. Des accords de paix avec le FPR avaient été signés en août 1993, et la communauté internationale le pressait de les appliquer et de partager le pouvoir.

Fanatiques. Ce 6 avril 1994, c’est ce qu’il venait d’accepter lors d’une conférence régionale à Dar es-Salaam, en Tanzanie. A l’aéroport de Kigali, son directeur de cabinet l’attendait pour lui faire signer la liste du futur gouvernement de transition. Mais les fanatiques de la politique du pire guettaient déjà le retour de l’avion.

 

A l’horreur absolue du troisième génocide de l’histoire reconnu par les Nations Unies – celui commis au Rwanda entre le 6 avril et le 4 juillet 1994 par le régime hutu contre la population tutsie (et ses soutiens hutus) et qui fit plus de 800 000 morts – la justice française et quelques désinformateurs en tout genre ont longtemps ajouté la honte et même l’infamie. Tous ceux, dont certains se présentent encore comme journalistes, qui derrière le «juge» Bruguière se sont employés à colporter sans preuves la thèse de la responsabilité des rebelles du FPR de Paul Kagamé dans l’attentat commis contre le Falcon du président rwandais Juvénal Habyarimana, auront en effet ouvert la voie à l’expression de différentes versions négationnistes de l’histoire. Notamment celle d’un double génocide, abjection toujours démentie par l’ensemble des rapports d’institutions nationales ou internationales et d’organisations non gouvernementales. Le rapport rendu public hier par le magistrat Marc Trévidic vient enfin restaurer l’honneur d’une justice française qui refuse cette fois de plier face à la trop commode raison d’Etat brandie par des responsables politiques de gauche comme de droite – cohabitation Balladur-, Mitterrand oblige. Même partielles, les conclusions du rapport permettent désormais de considérer l’attentat du 6 avril 1994 comme le lancement d’un génocide minutieusement préparé, sous l’œil attentif de Paris. Cette vérité-là est désormais un fait historique.

Sylvain Bourmeau Libé

Voir aussi : Rubrique Afrique, Rwanda,

L’Oréal, le cœur à droite

Un groupe qui a du volume

Des faits de collaboration aux versements à l’UMP, retour sur l’histoire d’un groupe très politique.

Malgré la tempête, l’affaire Bettencourt ne provoquerait «aucun nuage» chez L’Oréal. C’est le message qu’a fait passer le directeur général du groupe, Jean-Paul Agon, dans une pleine page que lui a consacrée le Journal du dimanche, hier. Le site du groupe rappelle que L’Oréal a été désigné en 2010 parmi les «sociétés les plus éthiques au monde» par un groupe de réflexion bien informé, Ethisphere Institute. On verra en 2011 si la fraude fiscale massive présumée de Liliane Bettencourt, première actionnaire de L’Oréal, modifie son classement éthique. Les révélations récentes des liens d’Eric Woerth (1) avec Patrice de Maistre, gestionnaire du patrimoine de la milliardaire, des «petites sommes» versées à l’UMP par Bettencourt et de l’embauche de la femme du ministre par la société Clymène, ne sont que le dernier épisode de l’histoire très politique du groupe L’Oréal.

Luc Chatel, un bébé l’Oréal

Tout récemment, le 3 juin, le ministre de l’Education, Luc Chatel, a signé un accord-cadre avec Jean-Paul Agon portant sur la validation des acquis d’expérience (VAE) au sein du groupe L’Oréal. Le ministre s’est prêté, sans déplaisir, à une séance photo en compagnie de l’état-major d’un groupe qu’il connaît bien. Il y a fait l’essentiel de sa carrière professionnelle avant d’être élu député (UMP) de Haute-Marne, en 2002. Entré comme chef de produit, Luc Chatel y a occupé pendant sept ans le fauteuil de directeur des ressources humaines. «Luc Chatel a été poussé par Mme Bettencourt pour devenir le député-maire de Chaumont», assure un ancien conseiller du RPR. «Absolument pas, rectifie le ministre. Je n’ai jamais eu de liens particuliers avec la famille, et je n’ai reçu aucun soutien de leur part au cours de mon activité politique.»

Chatel, qui n’est pas gaulliste, s’inscrit dès ses débuts en politique au Parti républicain, avant d’intégrer l’UMP, dont il est devenu le porte-parole entre 2004 et 2007. L’ancien DRH est nommé en 2007 secrétaire d’Etat à la Consommation et au Tourisme, puis il obtient l’Industrie. L’Oréal applaudit. Dans l’Express, Jean-Claude Le Grand, l’actuel DRH, salue sa «façon moderne de faire de la politique» : «Il applique les méthodes de l’entreprise à ses ambitions. Tout cela, il l’a sans doute appris chez L’Oréal.»

André Bettencourt et François Mitterrand

Huit fois ministre, André Bettencourt, le mari de Liliane, décédé en novembre 2007, a lui aussi fait une brillante carrière politique, plutôt enracinée à l’UDF. Elu député sous l’étiquette des Indépendants et Paysans, puis des Républicains indépendants, il est très proche de Valéry Giscard d’Estaing, Jean Lecanuet et Michel d’Ornano. Mais André Bettencourt compte aussi un grand ami à gauche, François Mitterrand. Dans Une jeunesse française, Pierre Péan a situé l’origine de cette amitié dans l’internat des pères maristes, fréquenté par Bettencourt, Mitterrand et François Dalle, le futur PDG du groupe L’Oréal. «Bettencourt était de trois ans plus jeune que Mitterrand, mais c’est par François Dalle qu’il est entré dans le premier cercle», explique Pierre Péan.

Ils sont alors tous proches de la Cagoule, le mouvement d’extrême droite financé par le fondateur du groupe L’Oréal, Eugène Schueller, père de Liliane Bettencourt. «C’est à Vichy que Bettencourt, qui est devenu journaliste à la Terre Française, retrouve Mitterrand en 1942, poursuit Péan. Mitterrand l’enrôle dans son mouvement clandestin. Bettencourt va devenir l’un de ses plus proches collaborateurs, jusqu’à assurer sa protection dans ses rencontres secrètes, et devenir son agent de liaison en Suisse.»

Le groupe et la collaboration

En 1990, Jean Frydman, l’ancien dirigeant d’une filiale de L’Oréal, déclenche une première «affaire Bettencourt» en déposant plainte contre l’ancien président du groupe François Dalle pour «faux, usage de faux et discrimination raciale» à la suite de son licenciement. Jean Frydman révèle que L’Oréal a recyclé, dans ses filiales étrangères, plusieurs collaborateurs de premier plan. L’affaire se conclut par un non-lieu, mais elle dévoile les faits de collaboration d’Eugène Schueller et de François Dalle, devenu depuis la guerre l’un des dirigeants de L’Oréal. Schueller avait financé le Mouvement social révolutionnaire (MSR) d’Eugène Deloncle. André Bettencourt et François Mitterrand interviendront en leur faveur à la Libération. François Dalle obtiendra pour Mitterrand un poste de responsable de la revue du groupe, Votre beauté.

Karl Laske (Libération)

Affaire Bettencourt

Le procès de François-Marie Banier

Accusé d’abus de faiblesse sur Liliane Bettencourt, François-Marie Banier doit comparaître jeudi devant le tribunal correctionnel de Nanterre. Figure du Tout-Paris, photographe des stars, il doit s’expliquer sur les centaines de millions d’euros de dons que lui a consentis l’héritière et actionnaire principale de L’Oréal. Mais son procès risque d’être bouleversé par la révélation des enregistrements clandestins du maître d’hôtel de la milliardaire.

Deux semaines De révélations

16 juin Le site Mediapart révèle des enregistrements pirates réalisés entre mai 2009 et mai 2010 par le maître d’hôtel de Liliane Bettencourt. Ils mettent au jour des opérations financières destinées à échapper au fisc et (1) des liens entre la milliardaire, le ministre du Travail, Eric Woerth, et son épouse, Florence – laquelle travaille pour la société gérant la fortune Bettencourt. Le parquet de Nanterre ouvre une enquête pour «atteinte à la vie privée».

20 juin Eric Woerth assure ne rien savoir des finances de Liliane Bettencourt et dénonce des accusations «fausses» et «scandaleuses». Le lendemain, il annonce que sa femme va démissionner «dans les prochains jours» de la société où elle gère depuis 2007 une partie de la fortune Bettencourt. Cette dernière annonce la régularisation fiscale de ses avoirs à l’étranger.

25 juin Le procureur Courroye révèle qu’il a saisi l’administration fiscale, le 9 janvier 2009, «de la procédure suivie à l’encontre de François-Marie Banier et tous autres», lui transmettant «l’intégralité des éléments de la procédure et des scellés». Eric Woerth, ministre du Budget jusqu’en mars dernier, annonce qu’il a autorisé un contrôle fiscal de Banier.

26 juin L’Elysée affirme que «le président de la République n’a strictement rien à reprocher à Eric Woerth».

27 juin Le ministre du Budget, François Baroin, annonce que le fisc va passer la fortune Bettencourt au peigne fin et exclut toute intervention de son prédécesseur, Eric Woerth, dans le dossier.

Voir aussi : rubrique Affaires Corruption Karachi le juge confirme, La police luxembourgeoise met en cause Sarkozy, Politique, démission du 1er ministre japonais, Démission du président Allemand