Camille Tolédo « Faire face à l’angle mort de l’histoire »

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Camille Tolédo : « Le massacre d’Utoya révèle un état politique réactionnaire en Europe ». Photo dr

L’auteur Camille Tolédo évoque son drame contemporain « Sur une île » donné au Théâtre de la Vignette. Une pièce inspirée de la tragédie d’Utoya en Norvège où le raid d’Anders Bechring Breivik s’est soldé par la mort de 69 jeunes et une dizaine de blessés

Sur une île fait suite à votre texte « L’inquiétude d’être au monde » paru chez Verdier, comment s’est opéré ce passage au théâtre ?

J’avais écrit ce texte suite au carnage d’Utoya où ce gamin, qui s’est mis à tirer sur des enfants comme dans un jeu vidéo, m’est apparu comme le marqueur d’un cycle historique qui se réveille  en Europe  sous le fantasme de la pureté des origines, comme un besoin de revenir aux fondamentaux identitaires et religieux réducteurs. Cela révèle un état politique réactionnaire en Europe. Une vague très lourde, qui m’a inspiré un chant pour prendre à rebours et inverser ce cycle de mort. Le metteur en scène Chistophe Bergon avec le Théâtre Garonne de Toulouse et le TNT qui produisent la pièce, m’ont demandé d’écrire une adaptation.

Cette adaptation, que l’on vient de découvrir à Montpellier, nous donne une nouvelle perception de cet événement plus intime et prégnante que celle véhiculée par les médias.  Est-ce à vos yeux le rôle politique et social du théâtre ?

J’aurais du mal à assigner une fonction au théâtre. Chacun s’en saisit à sa manière. Le théâtre dans sa forme classique, qui met des gens dans une assemblée, recoupe la fonction politique. Aujourd’hui on le voit avec ses formes stéréotypées de discours, l’arène politique est ruinée. J’observe dans l’art contemporain et dans la littérature une reprise de l’activité politique. L’expression artistique propose des scénarii. Pour cette pièce, je voulais aller sur ce terrain. Je souhaitais que l’assemblée réunie au théâtre se retrouve face à ces grands cortèges souverainistes  extrémistes qui défilent massivement en Europe.  Dans la pièce, on fait face à l’angle mort de l’histoire, face à une Europe putréfiée qui fait histoire.

Vous faites remonter la conscience d’un temps historique et générationnel, ce sont les premiers enfants du siècle qui sont morts à Utoya écrivez-vous. Pensez-vous que la perception de votre pièce par les jeunes diffère de celle de leurs aînés sans doute moins aptes à agir ?


Quelque chose chez moi fait appel à nos enfances. Après le virage néo-libéral, il est juste de dire que le discours dominant depuis une vingtaine d’année, s’est accommodé de ce monde sans perspective. La génération des trente glorieuses et celle qui lui succède n’ont pas les capteurs sensoriels  aiguisés. Ils n’ont pas vu venir la violence et cette violence s’est installée.  Là, on retombe sur deux enfances captées par le désir des petits soldats radicaux qui tuent pour exister, celle des Breivik et celle des islamiques et puis il y a la jeunesse  d’Utoya, la jeunesse sociale démocrate. Celle qui se réveille le lendemain du Bataclan soudainement face au loup, à la verticalité de l’Histoire et à la mort.

Sur une ïle. Production Théâtre Garonne, TNT, programmé au Théâtre La Vignette

Sur une ïle. Production Théâtre Garonne, TNT, programmé au Théâtre La Vignette

Vous pointez la soumission, l’obéissance à un monde révolu. Dans la pièce, Jonas le bon enfant de Norvège, finit par tuer Breivik devenu un décideur européen. Assumez-vous ce rapport à la violence ?

Je la mets très clairement dans la bouche de Jonas, mais son acte individuel doit questionner nos impuissances. La séquence ouverte par François Furet, qui a enterré la Révolution française dans les année 80, s’ouvre à nouveau aujourd’hui. Nous sommes dans un moment où nous devons prendre en charge la question du politique. Face à la résurgence du KKK sous sa forme trumpiste ou à l’ordre nihiliste de type islamiste, il est temps de sortir de la vision : la violence c’est mal. Je crois qu’une violence peut être plus légitime qu’une autre.

On sait qu’un ordre politique naît souvent du meurtre. Ce savoir tragique a été complètement oublié. Le pouvoir tyrannique qui règle la question de nos peurs fonde les dérives de la démocratie avec toujours plus de sécurité et d’Etat d’urgence. L’Etat reste en suspension mais la question demeure. Quel meurtre dois-je commettre pour fonder un autre monde ?

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source La Marseillaise 03/02/2017

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«Insécurité culturelle» et différentialisme de gauche

Par Valéry Rasplus, Sociologue et Régis Meyran , Anthropologue

Après la Droite populaire, c’est au tour aujourd’hui de la Gauche populaire d’utiliser des concepts socio-anthropologiques qui pourraient s’avérer glissants. La Gauche populaire est un jeune collectif d’intellectuels, initié par le politologue Laurent Bouvet, qui explique la montée du vote pour le Front national dans la récente élection présidentielle non seulement par «l’économique et le social» mais encore, et c’est là sa trouvaille, par des «variables culturelles» telles que «la peur de l’immigration, des transformations du « mode de vie », de l’effacement des frontières nationales». Cette idée, défendue dans un texte issu du blog du collectif, tenu par Laurent Macaire (1), débouche sur une conclusion quelque peu alambiquée, faisant foi d’hypothèse politique, mais clairement centrée sur l’idée que «l’insécurité culturelle» doit être prise en compte par la gauche : « L’insécurité culturelle n’est pas un thème identitaire destiné à masquer la question sociale comme le ferait la Droite populaire, mais relève d’une question économique qui a une implication culturelle.»

Cette démarche témoigne de la banalisation et de la sous-estimation d’un certain type d’idées culturalistes qui traversent désormais une grande part du spectre politique. Elle se fonde en outre sur une utilisation assez malvenue de la notion de culture. En effet, grâce à une opération sémantique qui tient de la magie, la peur de l’immigration est présentée comme une «variable culturelle». Un sentiment de peur, dont on sait à quel point il est labile, à quel point il peut être instrumentalisé, devient une réalité : la peur de l’immigration se trouve incrustée dans la culture.

Que penser de cette hypothèse d’«insécurité culturelle» ? Notons d’abord que la question de l’idéologie est passée à la trappe : si des personnes manifestent un sentiment de peur de l’immigration, ce n’est pas pour autant que cette peur est justifiée, et la somme des opinions contradictoires, comme l’ampleur des débats sur le sujet, nous montrent qu’on est bien loin d’être dans la réalité avérée d’une immigration en soi menaçante. Par ailleurs, nous pourrons rappeler que le concept scientifique de culture, tel qu’il est consensuellement admis en anthropologie sociale, a été élaboré par l’Anglais E. B. Tylor à la fin du XIXe siècle et reformulée par Claude Lévi-Strauss au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, malgré le flou relatif à la définition, les anthropologues et les sociologues conviennent par commodité, à la suite de Tylor, qu’une culture est constituée d’un ensemble de savoirs, de croyances, d’arts, de morale, de lois et, à la suite de Lévi-Strauss, qu’elle s’organise en système cohérent, à l’image des langues. Or, la notion a été fabriquée pour analyser des cultures exotiques et traditionnelles, qui vivaient dans un temps relativement cyclique, en tout cas en marge des grands bouleversements historiques qui accélérèrent le rapport des peuples à l’histoire. Cette notion est du coup assez difficilement applicable à la France, pays d’immigration de longue date, où se mélangent des cultures diverses. Mais admettons, en forçant le trait, qu’il existe une culture française dominante, en perpétuelle évolution, centrée sur la langue et l’histoire (qui comprend d’ailleurs l’histoire de l’immigration). La peur de l’immigration, sentiment récent qui remonte à la IIIe République, revient certes dans les périodes de crise, étant instrumentalisée par des idéologues afin de capter un électorat souvent en perte de repères sociaux. Toutefois, on ne voit pas en quoi elle constituerait une variable culturelle, si on s’en tient à la définition ci-dessus. Le sentiment de peur est une croyance anormale, qui ne structure pas la société française. La peur, véritable pathologie sociale, ne fait pas partie de la culture, elle ne participe pas au maintien à l’équilibre du système culturel.

Par ailleurs, il existe un autre dérapage idéologique visant à présenter la xénophobie comme un sentiment acceptable voire normal, selon une lecture faussée d’un texte célèbre de Lévi-Strauss. Nous nous référerons à un autre article du blog de la Gauche populaire dans lequel est commis un abus d’interprétation : il est écrit que Lévi-Strauss aurait «montré» que «l’esprit de fermeture et l’hostilité envers l’étranger sont des propriétés inhérentes à l’espèce humaine, [débouchant] donc sur une forme de xénophobie, qui protégerait les sociétés de l’uniformisation, et assurerait donc leur pérennité». Le texte auquel il est fait allusion est Race et Culture (1971). Claude Lévi-Strauss y présente comme acceptable l’ethnocentrisme, c’est-à-dire le rejet de l’autre et la fidélité à ses propres valeurs culturelles qui, selon lui, permet d’éviter l’uniformisation culturelle généralisée. Le texte a suscité des réactions critiques, pourtant il est de même teneur que Race et Histoire (1952), célèbre manifeste contre le racisme. Car, pour Lévi-Strauss, il est nécessaire de respecter les particularités de chaque culture, sans les enfermer dans une identité cloisonnée ou une identité nationale figée, qui mène droit à la xénophobie et au racisme. Il écrivait ailleurs qu’il n’y a pas de monoculture et que «toutes les cultures résultent de brassages, d’emprunts, de mélanges». Finalement, si Lévi-Strauss réhabilite l’ethnocentrisme, il ne considère pas pour autant, loin s’en faut, que tous les peuples de la Terre sont par nature xénophobes ! Quant à la xénophobie, elle peut varier, quand elle existe, en nature et en concentration selon les époques, et se développe surtout dans les moments de crise. Bref, ce n’est pas une catégorie universelle comme on voudrait nous le faire croire.

Avec cette hypothèse, la Gauche populaire use ici d’une lecture déformée de Lévi-Strauss et elle s’avance dans le terrain quelque peu miné du différentialisme culturel : faut-il considérer que la culture d’un peuple doit être préservée, et que la xénophobie comme la peur de l’immigration sont des traits normaux d’une culture qui permettent qu’elle conserve ses spécificités et ne s’abîme dans l’uniformisation au contact des autres cultures ? En s’engouffrant dans l’hypothèse, encore en développement, de l’«insécurité culturelle», la gauche populaire pourrait légitimer l’usage du différentialisme culturel à gauche.

(1) http://gauchepopulaire.wordpress.com/

Valéry Rasplus Sociologue , Régis Meyran Anthropologue

 

Voir aussi : Rubrique Rencontre Jean Ziegler, Tzvetan Todorov, Michela Marzano, Jacques Broda, Jean-Claude Milner, rubrique Philosophie, Judith Butler, Daniel Bensaïd, rubrique Débat Où sont les politiques ? ,

Le grand échec du mur entre les Etats-Unis et le Mexique

Le vernissage de l'expo a eu lieu sous l'ère Bush

Plus de trois ans après, la grande barrière de la frontière mexicaine et ses mouchards high-tech ne parvient pas à stopper les afflux des immigrés, attirés par l’Eldorado américain. Prévue pour être totalement effective en 2011, elle ne le sera pas avant 2017. Et encore.

Elle devait dessiner la postérité de l’ère Bush  sur 3 500 kilomètres de désert, comme un monument sécuritaire aux grandes peurs de l’après 11 septembre; à la lutte contre les incursions de terroristes, d’immigrants clandestins ou de suppôts des cartels de la drogue sud- américain.

Mais la « grande barrière » de la frontière mexicaine, un mur de métal, de béton et de mouchards high tech qui devait se dérouler, dès 2011, de San Diego, sur la côte pacifique, jusqu’à Brownsville au Texas, ne sera vraisemblablement pas terminée avant la fin de la décennie. En 2017, ou plus tard encore, et pour un prix à faire pâlir ses promoteurs républicains, confiaient, cette semaine, des membres de l’administration Obama.

Lancé en octobre 2006  par un vote d’un Congrès acharné à colmater une frontière poreuse et incontrôlable en raison des distances, devenu « un risque majeur d’infiltration de membres d’Al Qaeda » aux Etats-Unis, le « mur de la haine » honni par les organisations de protection des immigrants, devait consister en une double enceinte grillagée haute de trois mètres cinquante, hérissée de miradors et sertie d’un no man’s land patrouillé par les gardes frontières, eux-mêmes secondés par un système de senseurs et de télésurveillance unique au monde.

Traversée plus de 3000 fois en trois ans

S’il n’a jamais été question de fermer physiquement toute la longueur de la frontière, mais de clore une série de tronçons vulnérables, sur une distance totale d’environ 1 000 kilomètres, même ce premier projet laisse à désirer.

Au prix de 3,5 milliards de dollars, les Etats frontaliers et le gouvernement fédéral n’ont pour l’instant réussi qu’à installer une clôture bricolée faite de grillages ou de plaques de métal, destinée surtout à empêcher le passage illégal à travers champs de véhicules  chargés de clandestins ou de cocaïne mexicaine.

Avec une efficacité discutable: selon le GAO, la Cour des Comptes américaine, ces portions de barrières ont été traversées plus de 3 000 fois en trois ans, découpées ou trouées à 1 300 reprises par les immigrants ou leurs passeurs, les fameux « coyotes » experts du terrain, qui n’ignorent rien des habitudes des « border patrols ».

En héritant de l’édifice inauguré par l’administration précédente, Janet Napolitano, nouvelle Secrétaire à la « Homeland Security », supervisant tous les agences liées à la sécurité du territoire, et ancienne gouverneur d’Arizona, un Etat frontalier, ne s’est pas privé de sarcasmes: « On peut toujours rehausser une barrière à 3,5 mètres ironise t-elle.  Mais cela aura pour conséquence essentielle l’invention d’une échelle plus haute ».

Les zones de barbelés n’offrent aucune panacée sécuritaire. La dissuasion la plus efficace reste l’immensité du désert, où l’on retrouve chaque année près de 300 cadavres de migrants vaincus par la chaleur et la soif; et, dans une moindre mesure, le zèle des garde-frontières.

Les radars multiplient les fausses alertes

Voilà pourquoi le « Fence Project », le projet de barrière, s’accompagne d’un investissement de plus de 8 milliards de dollars dans une surveillance électronique de nouvelle génération, hybride de vidéo terrestre, de senseurs de nouvelle génération, appuyé par les satellite espions du Pentagone et de la Homeland Security.

Le système, testé par son maître d’oeuvre, une filiale de la division militaire de Boeing, sur un tronçon de 50 kilomètres de frontière en Arizona, se révèle un échec cuisant. Aux dires même de Mark Borkowski, directeur du projet « barrière électronique » au Department of Homeland Security, « la dimension technologique s’est avérée un défi imprévu. Nous avons toujours cru que ce serait un jeu d’enfant ».

Or, les radars de nouvelle génération multiplient les fausses alertes au moindre mouvement d’une branche d’arbre ou à chaque passage d’un animal. Le temps de réponse des satellites, coordinateurs de l’ensemble, apparaît incompatible avec la rapidité des mouvements humains, et l’astuce des passeurs, qui expédient des leurres dans le champs des radars, mobilisent les drônes et les patrouilles avant de lancer une incursion d’immigrants, ou de trafiquants de drogue à des dizaines de kilomètres de là. La police, impuissante, assiste sur ses écrans dernier cri, au défilé des clandestins.

Tim Peters, directeur des essais chez Boeing Global Security systems, bat sa coulpe sans finasseries. « Nous faisons tout pour régler les problèmes, assure t-il . Et nous reconnaissons que les attentes de nos clients n’ont pas été satisfaites ». Les logiciels sont à revoir, autant que les solutions simplistes en vogue dans les années 90.

Philippe Coste  L’Expresse

«La torture une pratique institutionnelle »

photo Rédouane Anfoussi

Michel Terestchenko est un philosophe français contemporain, auteur de sept ouvrages qui abordent par différents endroits, la philosophie politique et morale. Il était invité aux Rencontres Pétrarque du Festival Radio France et Montpellier L-R dans le cadre du débat : « Contre le terrorisme, tout est-il permis ? ».

Au cours des débats, vous avez estimé la torture moralement inadmissible et juridiquement condamnable. Mais le juridiquement condamnable ne vaut que quand le droit est respecté…

Aux Etats-Unis, la Convention de Genève en 1949 et la convention de l’ONU contre la torture en 1984 ont été ratifiées. Elles font donc partie du droit interne. Le Congrès américain a signé la convention de l’ONU en 1994 avec une interprétation très restrictive qui excluait en réalité toutes les formes modernes de tortures qui ne sont plus des tortures physiques mais des tortures psychologiques. La CIA à dépensé des milliards de dollars pour développer ces nouvelles techniques. A partir de deux modèles : la privation sensorielle et la souffrance auto-infligée.

Au lendemain du 11 septembre, les juristes de la maison blanche ont commencé à faire un travail de casuistique pour expliquer que les combattants d’Al-Qaïda n’étaient pas des soldats sous la protection des conventions internationales mais des combattants illégaux ou appartenant à des Etats déchus dans le cas des Talibans. C’était pour les mettre à l’écart du droit positif.

On définit assez aisément l’Etat de droit mais il semble plus difficile de définir la torture ?

Le principe enseigné dans les académies militaires américaines, c’est l’interdiction de toucher au corps. A partir de là, on se dit que toutes les formes de tortures psychologiques visant à briser la psyché humaine ne relèvent pas de la torture. Ceci dit le droit international proscrit la torture et les actes humiliants et dégradants. Cette question fait donc l’objet de débats et ouvre une forme de zone crise.

Observe-t-on un développement des zones de non droit ?

Au nom de la logique sécuritaire on assiste à la fois à une expansion des zones de non droit et paradoxalement au développement d’une société de l’insécurité. Société dans laquelle tout citoyen peut passer du statut de l’ami à celui de l’ennemi. On entre dans une économie générale de la peur. C’est un aspect très intéressant si on le rapporte à la fonction première de l’Etat qui est d’assurer entre les individus des liens de confiance, de sécurité qui les prémunissent justement du sentiment de la peur. En se sens, la torture est totalement improductive.

Vous dites aussi que la torture est politiquement ruineuse… Le fait d’attiser les peurs semble plutôt servir le pouvoir ?

Effectivement la peur est un moyen d’instaurer un plus grand contrôle du pouvoir mais ce moyen ne correspond pas à la finalité du pouvoir dans une société démocratique. Par ailleurs la torture reste fondamentalement inefficace. Tous les militaires et les agents de renseignement savent que c’est le moyen le moins fiable pour obtenir des informations. Les renseignements recueillis par la torture sont de mauvaise qualité. Elle est politiquement ruineuse parce qu’elle n’a jamais été une solution au conflit. Le meilleur exemple demeure l’Algérie où elle était pratiquée à grande échelle. La torture se retourne toujours contre les états qui y ont eu recours. Je crois que la torture introduit une corruption généralisée de la société qu’elle prétend défendre parce qu’elle corrompt tous les corps sociaux, le gouvernement, l’armée, le système judiciaire et l’opinion publique prise dans une espèce de passivité.

Est-ce que le modèle qui valide la pratique de la torture est exportable en Europe ?

Je pense que s’il y avait un attentat en France comparable à celui qui a eu lieu le 11 septembre, il y aurait lieu de craindre que des dérives semblables se développent. Il ne faut pas s’imaginer que cela ne concerne que les Etats-Unis où 44% des Américains se déclarent toujours favorables à cette pratique. Si au lendemain d’un attentat sur la tour Montparnasse on demandait aux Français de se prononcer, il est probable que l’on entre dans une logique qui ne soit pas aussi protectrice des libertés individuelles et des principes fondamentaux de l’Etat de droit. D’autant que l’on explique maintenant que la menace à venir est précisément celle posée par le terrorisme. C’était le discours officiel de Nicolas Sarkozy relayé par tous les médias. La tâche essentielle, c’est le renseignement, et le danger c’est l’ennemi invisible qui est par définition n’importe qui.

Comment faire face à cette dérive y compris sur le plan moral ?

Le point de vue moral est le plus fragile face à une argumentation de type utilitariste. Lorsqu’on vous dit : on torture un individu pour en sauver cent. Ce n’est pas simple de la réfuter. Cela nous renvoie au dilemme de Weber sur l’éthique de la conviction et celui de la responsabilité. La question de savoir si l’on peut transgresser la loi en situation d’exception rapporte le problème de la torture au problème de l’euthanasie active. C’est le même débat. La seule argumentation à mettre en place est de se demander : est-ce que ce modèle propose un scénario réaliste ou pas ? Ma thèse est que ce n’est pas du tout réaliste mais pervers et qu’il faut déconstruire ce prétendu réalisme. Toute la justification libérale de la torture en situation de nécessité repose sur ce paradigme de la bombe qui est sur le point d’exploser. On attend des autorités de l’état qu’elles n’agissent pas sous le coup de l’émotion.

Voir aussi : Rubrique livre, Mai 68 en surchauffe, Rubrique Philosophie Deleuze et les nouveaux philosophes, Rubrique Politique entretien Jean-Claude Milner, Michela Marzano, Daniel Bensaïd, Bernard Noël,


« Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l’injustifiable » aux éditions de la Découverte.

Alain Badiou :  » Organiser une critique de la démocratie  »

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Alain Badiou : " Il ne faut pas croire que la victoire du capitalisme conduira à l'opulence généralisée. Ce sera la violence et la guerre. " DR

Avec son dernier livre  De quoi Sarkozy est-il le nom ? , le philosophe dresse le constat d’un changement d’époque et appelle l’hypothèse communiste du XXIe siècle.

De quoi Sarkozy est-il le nom ?

En posant cette question, j’ai voulu introduire une analyse du phénomène qu’était l’élection de Sarkozy en me demandant ce qu’elle signifiait. Mon hypothèse générale est que Sarkozy est vraiment le nom d’un changement politique profond. Depuis la dernière guerre, les rapports de conflit droite/gauche se situaient à l’intérieur de règles du jeu admises, issues de la résistance. Dans cette période, les communistes et les gaullistes se sont mis d’accord sur deux principes. D’une part, l’Etat a une responsabilité sociale et d’autre part il est possible que la politique étrangère de la France soit relativement indépendante de la volonté des Etats-Unis. Sarkozy est le nom d’une volonté délibérée, d’en finir avec cette forme de pacte. Sous le vocable moderniser, il entend plier la France aux règles de la mondialisation capitaliste. En s’en prenant à toute une série d’acquis sociaux garantis par l’Etat et en se rapprochant grandement des Etats-Unis.

Vous faites le lien avec le pétainisme.

J’appelle pétainisme toute une série de caractéristiques, de la droite et de l’extrême droite française, qui remontent à la Restauration. C’est l’une des formes de la réaction de la droite et des forces conservatrices aux épisodes révolutionnaires. Cette réaction est liée au fait que la bourgeoisie française est depuis très longtemps une bourgeoisie effrayée et peureuse devant son propre peuple. Le pétainisme est une forme d’organisation de cette peur.

Quelles en sont les caractéristiques ?

Il y a par exemple la désignation, dans le pays, d’un groupe particulier comme responsable en partie ou en totalité des maux qu’il rencontre. Dans le cas de Pétain, c’était les juifs, dans le cas de Sarkozy, c’est la minorité ouvrière de communauté étrangère. Il y a le fait que l’on évoque toujours un des grands événements populaires comme un événement noir, cause de la décadence du pays. Pour Pétain, c’était le Front Populaire, pour Sarkozy, c’est 68. Il y a aussi l’idée que l’on peut réunifier la droite et l’extrême droite. Et l’importance des références aux modèles étrangers. Dans le cas de Pétain, c’était les pays fascistes, pour Sarkozy ce sont les pays moteurs du capitalisme mondialisé, Blair et Bush.

N’êtes vous pas allé trop loin avec  » L’homme aux rats  » ?

L’homme aux rats est un conte. J’utilise cette expression à propos des gens tout à fait déterminés qui ont quitté le navire de la gauche, au son de la flutte de Sarkozy. On a fait comme si j’étais dans la violence de la comparaison animale, ce n’est pas mon état d’esprit.

Quelle place donnez-vous au PCF et à la LCR dans l’hypothèse communiste que vous évoquez ?

Le PCF doit éclaircir la nature des choix à proposer à ses adhérents. A mes yeux, la LCR est une des composantes des choix possibles du futur parti communiste. De nombreux communistes sont très voisins dans l’esprit, de ce que pense la LCR. Le problème de la clarification des orientations de ce que fut le PCF englobe la question des alliances. De toute façon, la question de ce que sera la nouvelle organisation des forces de gauche et d’extrême gauche est entièrement ouverte, c’est un processus qui sera long. Il s’agit d’une crise sérieuse historique et pas simplement tactique. Je pense que les choix idéologiques fondamentaux précéderont les formes de l’organisation qui finalement s’imposera. On ne peut pas faire l’inverse.

Votre refus de rejeter la dictature du prolétariat et votre constat sur la démocratie, laissent un angle mort qui nous conduit au rapport idée/violence…

Je n’ai pas sur la question de l’Etat une vision claire des choses. Je me mets dans la crise moi-même. On fait comme si on pouvait faire disparaître les idées conjointes de révolution et de dictature du prolétariat sans que cela ait des effets sur la vision que l’on se fait de l’histoire de l’émancipation humaine. On ne peut pas imaginer que plus personne ne parle de cela. Je veux bien abandonner la thématique de la dictature prolétarienne au nom de la critique historique, mais il faut savoir ce qu’on va mettre à la place. On ne peut pas dire, on va mettre à la place notre participation aux élections. Le bilan de la pratique parlementaire de la gauche est là. Une succession d’échecs, d’impasses et de déceptions qui ont démoralisé les classes populaires et les ont largement ralliées au conservatisme capitaliste. Ce problème est à l’arrière-plan de la crise de la gauche révolutionnaire qui ne peut plus tenir ses positions anciennes mais n’en a pas de nouvelles.

A l’heure où les élections sont, dites-vous, un instrument de répression, quel regard portez-vous sur le système démocratique ?

Je pense qu’aujourd’hui le système parlementaire est une forme d’Etat. Ce que l’on appelle la démocratie représentative est une forme de pouvoir oligarchique. Le débat sur la démocratie, en ce sens là, nous renvoie au problème important que la gauche et l’extrême gauche ne savent pas aujourd’hui ce qu’elles proposent en matière de forme d’Etat. Cela depuis l’abandon de la catégorie dictature prolétarienne. Je ne défends pas l’expérience historique de cette catégorie. Je suis absolument d’accord qu’elle a conduit les Etats socialistes dans une impasse. Mais ce n’est pas parce que cette catégorie a été abandonnée que le problème a cessé d’exister. C’est une grande faiblesse de la gauche de n’avoir aucune proposition. Car la démocratie que nous connaissons n’est appropriée qu’au capitalisme. Il faut reconstituer un horizon idéologique cohérent.

Recueilli Par Jean-Marie Dinh

Invité par la librairie Sauramps, Alain Badiou a présenté ses deux derniers ouvrages  » De quoi Sarkozy est-il le nom ? et  » Petit panthéon portatif « 

Voir aussi : Rubrique livre, Mai 68 en surchauffe, Rubrique Philosophie Deleuze et les nouveaux philosophes, Rubrique Politique entretien Jean-Claude Milner, Michela Marzano, Daniel Bensaïd, Bernard Noël,