Entretien avec Yasmina Adi la réalisatrice de : « Ici on noie les algériens »

17 octobre 1961 repression des Algériens à Paris

Un demi-siècle après la tragique répression parisienne du 17 octobre 1961, Yasmina Adi rouvre une page d’Histoire qui 50 ans après n’est toujours pas refermée. Et met en lumière une vérité encore taboue. En octobre 61 dans les derniers mois de la guerre, la tension s’exacerbe en France autour de la question algérienne. Papon déclare : « Pour un coup porté, il en sera rendu dix ». Le 5 octobre est décrété un couvre-feu visant spécialement les  « Français musulmans d’Algérie ». En réaction, le FLN appelle à une grande manifestation pacifiste le 17 à Paris.  Après L’autre 8 mai 1945, le documentaire de Yasmina Adi  Ici on noie les Algériens, revient sur la répression policière qui s’est abattue sur la masse de manifestants algériens venus défiler (vingt à trente mille personnes). Mêlant témoignages et archives inédites, histoire et mémoire, passé et présent, le filme retrace les différentes étapes de cet événement et révèle la stratégie médiatique et les méthodes mises en place au plus haut niveau de l’État.

Yasmina Adi : " C’est ensemble que l’on devient plus fort pour s’affirmer "

Votre film s’appuie sur un important travail de documentation. Avez-vous eu accès aux archives ?

Toutes les archives ne sont pas encore disponibles puisque la loi, réformée il y a peu, permet de maintenir le secret jusqu’à 80 ou 100 ans. J’ai cependant obtenu une dérogation qui m’a permis d’avoir accès à certaines archives de la police. Notamment celles où l’on voit les Algériens enfermés au Palais des Sports. Sur ces images on voit aussi la désinfection qui a été faite pour le concert de Ray Charles après leur transfert.

Le film m’a demandé deux ans de travail. Je suis allée à l’INA et dans toutes les agences photo qui ont couvert l’évènement. Ils me connaissent, ils savent que je ne me contente pas de la base de données. Beaucoup de films n’ont jamais été développés. Je veux voir les planches-contact. Les photos sont très importantes. Elles permettent une traçabilité de ce qui s’est passé.

Quel était votre parti pris à partir de la masse de matière recueillie ?

Je n’ai pas travaillé sur l’esthétique. J’ai cherché à reconstituer le puzzle pour restituer ce qui s’est passé à partir du 17 octobre. Car mon film ne se limite pas à cette date où les policiers ont tiré à balles réelles et noyé des personnes désarmées. Il concerne aussi ce qui a suivi. Dans la seule nuit du 17 octobre, 11 000 algériens sont arrêtés, mais la répression se poursuit pendant deux mois. Au final 15 000 personnes ont été interpellées et interrogées. Outre les milliers de blessés, ce sont entre 100 et 300 personnes qui ont disparu. La dimension humaine est au cœur du film qui s’articule notamment autour d’une femme algérienne restée seule avec ses quatre enfants. Elle demande toujours que l’Etat lui dise la vérité. C’est dommage de devoir aller voir un film pour savoir ce qui s’est passé. Cela devrait figurer dans les manuels d’Histoire scolaires mais cela n’est toujours pas le cas.

Vous donnez également un éclairage intéressant sur le traitement médiatique de ce tragique événement ?

Je ne voulais pas faire un film historique classique. J’ai évité d’être didactique. Il n’y a pas de commentaires, pas de voix-off. Concernant les médias, il y a manifestement une volonté de l’Etat de manipuler l’opinion publique. On entend les ordres donnés aux policiers sur la version des faits qu’ils doivent fournir aux journalistes. Mais il y a aussi celle des journalistes sur le terrain qui commentent en direct ce qui se passe. Les informations sont contradictoires. Je mets en juxtaposition des Une de presse. Cela va de Ils ont pris le métro comme le maquis à On noie des Algériens.

Le titre Ici on noie les Algériens est au présent. Cela revêt-il un sens particulier ?

Cette banderole, que l’on voit sur l’affiche, a été posée dans les jours suivant le 17 octobre par des militants dont le père de Juliette Binoche. Le jour où l’Etat reconnaîtra ce qui s’est passé on pourra dire : Ici on noyait les algériens. Mais ce jour n’est pas encore venu. On met tout sur le dos de Papon qui n’était qu’un exécutant zélé. Pour vivre au présent, il faut appréhender le passé. La réquisition des métros et des bus de la RATP rappelle  la rafle du Vel d’Hiv, même si les événements ne sont pas comparables, je ne parle que des méthodes. Dans le film, on entend le Grand Rabin de France s’exprimer contre la répression des Algériens.

En 2011, on continue de mettre les Roms dans les trams. L’Histoire folle se répète. Il y a les expulsions, via Air France, de 1961 et celles de 2011. Sarkozy qui conseille aux Turcs de reconnaître le génocide des Arméniens, ferait mieux de balayer devant sa porte.

A Montpellier on s’apprête à ouvrir le Musée de l’histoire de la France en Algérie…

Cela peut faire débat. Il faut dépasser les commémorations. Je crois que l’essentiel, c’est que les gens prennent leur histoire en main. Il ne faut pas opposer les mémoires qui sont plurielles. Il y a celle des Algériens, celle des Harkis, celle des Pieds noirs, chacune doit être respectée. Nous allons fêter, en 2012, le cinquantenaire de l’indépendance algérienne. Chaque communauté concernée est en droit de demander des comptes à l’Etat. Je ne souhaite pas que l’on attise les polémiques. C’est ensemble que l’on devient plus fort pour s’affirmer ».

Recueilli par Jean-Marie Dinh

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La parole donnée au noir

Au-delà des séances de dédicaces qui gardent pleinement leur vocation, le Firn est un lieu où l’on forge sa pensée critique. Les nombreuses tables rondes organisées permettent d’approfondir la noire parole souvent bien plus édifiante que les austères critiques.

Samedi à l’heure où le soleil touchait à son zénith, un beau plateau d’auteurs mettait le couvert autour de la question : crime social et crime historique. Lorsqu’on demande à l’auteur américain Adam Braver, dont l’ouvrage 22 novembre 1963 sur l’assassinat de JF. Kennedy vient d’être traduit, s’il a du nouveau sur cette affaire, il répond que ce n’est pas ce qui l’intéresse. « Ce meurtre est un pavé dans la mare. Moi je m’attache aux petites ondes sur la surface de l’eau.  Il s’agit davantage de parler du présent que de dénoncer quoi que ce soit. Parce qu’aux États-Unis tout devient très vite un mythe et se retrouve, de la sorte, gravé dans le marbre. Avec ce livre je m’intéresse à ce qui se passe dans la société autour de cet événement. Je voulais lui redonner une dimension humaine. »

daeninckxLe roman noir est ici envisagé comme un moyen d’échapper à l’usine à rêve. Pour David Peace, il permet d’écrire une histoire qui n’est pas officielle : « Si on ne s’intéresse pas aux répercussions économiques sociales et politiques d’un fait on ne comprend pas ce qui se passe. » Didier Daeninckx dont l’œuvre confirme une volonté d’ancrer ses intrigues dans la réalité explique comment cela lui est venu : « L’histoire de ma rencontre avec la mémoire mondiale a débuté par l’assassinat par la police de Papon de quelqu’un qui m’était proche. » L’auteur de Meurtre pour mémoire a signé depuis une quarantaine d’ouvrages. Son dernier livre Galadio narre l’histoire d’un jeune Allemand, né à Duisbourg en 1920, qui découvre qu’il est également Galadio Diallo, l’enfant d’un tirailleur de l’armée française originaire du Mali et part à la recherche de ses origines africaines.

denis_robert_poingLe journaliste Denis Robert engagé dans la lutte contre le crime financier témoigne des difficultés qu’il a rencontrées dans son enquête sur l’affaire Clearstream. « Ce que je n’avais jamais mesuré auparavant, c’est la faiblesse des hommes, des journalistes, et des juges… Après un de mes procès perdus en appel, on a retiré un de mes livres des mains des lecteurs qui venaient l’acheter dans les Virgin et les Fnac. Le plus incroyable, dans un pays comme la France, c’est que personne n’en a vraiment parlé. » Le livre documentaire et le roman noir demeurent néanmoins de l’avis général un espace d’expression privilégié pour aborder des sujets dont on ne peut parler ailleurs. Même s’il faut lutter contre la censure à l’image de la journaliste et auteur turque laïque Mine G.Kirikkanat qui trouve dans la fiction un moyen de la dépasser.

Jean-Marie Dinh