Edgar Morin : « L’une des tragédies de l’Europe, c’est que les nations sont égocentriques »

« Il ne faut pas oublier que c’est dans le pays le plus industrialisé d’Europe, l’Allemagne, qu’Hitler est arrivé légalement au pouvoir en 1933. Je ne veux pas dire que nous sommes condamnés à une troisième guerre mondiale, mais l’aggravation de la crise économique peut avoir des conséquences politiques et sociales extrêmement graves. »

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Dans un  entretien publié le 10 mai dans La Tribune, le sociologue et philosophe français Edgar Morin revient longuement sur la crise grecque et ses conséquences.

La Tribune : l’impuissance à apporter une solution au problème grec n’est-elle pas la démonstration d’une crise des finalités de l’Europe ?

Edgar Morin : La finalité première de l’Europe, c’était d’en finir avec les guerres suicidaires. Face à l’Union soviétique et ses satellites, il fallait créer et sauvegarder un espace de démocratie et de liberté. Donc, l’idée première était fondamentalement politique. Mais la résistance des Etats nationaux à abandonner une parcelle de souveraineté pour créer une entité politique supranationale a bloqué cette évolution. Dans les années 50, les grands courants économiques qui traversaient l’Europe occidentale ont permis de constituer une unité économique qui s’est achevé avec la constitution de l’euro. Mais sans aller au-delà. Nous avons payé cher cette débilité politique, par exemple avec la guerre de Yougoslavie. Et aujourd’hui, dans le cas de la Grèce, on mesure bien l’absence d’une autorité politique légitime. L’Europe est arrivée dans un état d’impuissance. Elle est paralysée par son élargissement et son approfondissement est bloqué par la crise actuelle.

La montée du nationalisme en Europe vous inquiète-t-elle ?

Avant même 2008-2009, il y avait déjà des poussées de nationalisme, certes limités à 10 ou 15% des voix, mais qui représentaient quelque chose de nouveau dans le paysage européen. Là-dessus s’est greffée la crise financière et économique, qui favorise ces tendances xénophobes ou racistes. L’Europe est arrivée à une situation « crisique » puisque pour la première fois, l’hypothèse que l’euro puisse être abandonné par un pays comme la Grèce a été émise, même si cela a été pour la rejeter. L’euro que l’on pensait institué de façon irréversible ne l’est pas. En fait, on ne sait pas très bien vers quoi le monde se dirige. Et, bien qu’il s’agisse d’une situation très différente de celle de 1929 ne serait ce que par le contexte européen, il ne faut pas oublier que c’est dans le pays le plus industrialisé d’Europe, l’Allemagne, qu’Hitler est arrivé légalement au pouvoir en 1933. Je ne veux pas dire que nous sommes condamnés à une troisième guerre mondiale, mais l’aggravation de la crise économique peut avoir des conséquences politiques et sociales extrêmement graves.

Quelle est la nature profonde de la crise que nous traversons ?

Par delà son déclenchement local, aux Etats-Unis, cette crise est liée à l’autonomisation du capitalisme financier, à l’ampleur de la spéculation, au recours de plus en plus important au crédit chez les classes moyennes appauvries, et aux excès d’un crédit incontrôlé. Mais la cause globale est l’absence de régulation du système économique mondial. Le règne du libéralisme économique est fondé sur la croyance que le marché possède en lui des pouvoirs d’autorégulation, et aussi des pouvoirs bénéfiques sur l’ensemble de la vie humaine et sociale. Mais le marché a toujours eu besoin de régulations externes dans le cadre des Etats nationaux. Après la mythologie du communisme salvateur, la mythologie du marché salvateur a produit des ravages, de nature différente, mais tout aussi dangereux.

Une autorité planétaire telle que le G20 apporte-t-elle la réponse ?

Nous sommes dans le paradoxe de la gestation d’une société monde où l’économie et les territoires sont reliés entre eux, mais pour qu’il y ait au-dessus de cela une autorité légitime, il faudrait qu’il y ait le sentiment d’une communauté de destin partagé. Pour des problèmes vitaux comme la biosphère, la prolifération des armes nucléaires ou l’économie, il n’y a pas de véritable régulation mondiale. Ce qui se passe dans l’économie est à l’image des autres débordements, des autres crises du monde. La crise économique n’est pas un phénomène isolé. Elle éclate au moment où nous vivons une crise écologique.

C’est une crise de civilisation ?

C’est une crise des civilisation traditionnelles, mais aussi de la civilisation occidentale. Les civilisations traditionnelles sont attaquées par le développement, la mondialisation et l’occidentalisation, qui sont les trois faces d’une même réalité : le développement détruit leurs solidarités, leurs structures politiques, produit une nouvelle classe moyenne qui s’occidentalise, mais aussi en même temps un gigantesque accroissement de la misère. Le développement à l’occidentale est un standard qui ne tient pas compte des singularités culturelles. Le paradoxe c’est que nous donnons comme modèle aux autres ce qui est en crise chez nous. Partout où règne le bien être matériel, la civilisation apporte un mal être psychologique et moral dont témoignent l’usage des tranquillisants.

L’individualisme n’a pas apporté seulement des autonomies individuelles et un sens de la responsabilité, mais aussi des égoïsmes. La famille traditionnelle, les solidarités de travail, de quartier se désintègrent et la compartimentation de chacun dans son petit cercle lui fait perdre de vue l’ensemble dont il fait partie. Il y a les stress de la vie urbaine, la désertification des campagnes, toutes les dégradation écologiques, la crise de l’agriculture industrialisée. C’est pour cela que j’ai écrit un livre qui s’appelle « politique de civilisation », pour exprimer l’urgence et l’importance des problèmes que les politiques ne traitent pas.

Nicolas Sarkozy a semblé un temps s’en inspirer …

Il a complètement abandonné cette idée. Quand il l’a lancé aux vœux du nouvel an 2008, beaucoup de médias ont dit qu’il reprenait mon expression. J’ai été interrogé, j’ai rencontré le président mais on a vite vu que l’on parlait de deux choses différentes. Il pensait à l’identité, aux valeurs, à la Nation, moi à une politique de correction des dégâts du développement économique.

L’Allemagne a pris une position très dure sur la Grèce. Est-elle tentée de faire éclater l’Europe actuelle ?

L’une des tragédies de l’Europe, c’est que les nations sont égocentriques. L’Allemagne a une politique germanocentrique et forte de son poids elle essaie de l’imposer aux autres. La décomposition de l’Europe pourrait être une des conséquences de la crise. Mais pour le moment, ce n’est pas l’hypothèse la plus probable. La relation entre la France et l’Allemagne est toujours solide. Il faudrait arriver à une nouvelle phase de la crise avec une montée des nationalismes.. Les partis néo-nationalistes sont à peu près au même stade que le parti hitlérien avant la crise de 1929 mais cela ne veut pas dire qu’ils ne pourraient pas représenter 30% dans des circonstances catastrophiques. Nous avons vécu dans l’illusion que le progrès était une loi de l’histoire. On se rend compte désormais que l’avenir est surtout incertain et dangereux. Cela crée une angoisse qui pousse les gens à se réfugier dans le passé et à se plonger dans les racines. C’est d’ailleurs un phénomène mondial, pas seulement européen parce que la crise du progrès a frappé toute la planète avec dans de nombreux pays l’idée que l’occidentalisation des mœurs allait leur faire perdre leur identité. Nous vivons une situation planétaire régressive. Le test, c’est qu’est arrivé au pouvoir aux Etats-Unis un homme aux qualités intellectuelles exceptionnelles, un américain qui a une vraie expérience de la planète, un politique qui a montré une maturité extraordinaire – le discours sur le racisme, le discours du Caire -, et voilà que cet homme est aussitôt paralysé comme Gulliver. La seule chose qu’Obama a réussi en partie après un gigantesque effort est la réforme de la sécurité sociale. Mais bien qu’il ait conscience que le conflit israélo-palestinien est un cancer qui ronge la planète, il n’a pas réussi à faire plier Netanyaou. L’Amérique est toujours enlisée en Irak, prisonnière d’une guerre en Afghanistan, le Pakistan est une poudrière. Obama est arrivé au pouvoir trop tard dans un monde qui a mal évolué.

La Chine devient une puissance de plus en plus autonome. Quel rôle lui voyez-vous jouer à l’avenir ?

La Chine est une formidable civilisation, a une énorme population, beaucoup d’intelligence, une possibilité d’avenir exceptionnelle. Mais son développement actuel se fonde sur la sur-exploitation des travailleurs, avec tous les vices conjugués du totalitarisme et du capitalisme. Son taux de croissance fabuleux permet certes l’émergence d’une classe moyenne et d’une classe aisée, mais il ne favorise pas l’ensemble de la population. Il y a une énorme corruption et de puissants déséquilibres potentiellement dangereux pour la stabilité du pays. Le parti communiste chinois n’assoit plus son pouvoir sur un socialisme fantôme, il s’appuie sur le nationalisme. On le voit avec Taiwan, le Tibet. C’est un pays qui a absorbé le maximum de la technique occidentale et qui maintenant réalise d’énormes investissements en Afrique et ailleurs pour assurer ses approvisionnements en pétrole et en matières premières. C’est un pays qui est devenu le premier émetteur de CO2 du monde. Il faudrait trois planètes pour permettre le développement de la Chine au rythme actuel. Cela reste un point d’interrogation pour l’avenir.

Vous venez de ressortir des textes sur Marx. Pourquoi aujourd’hui ?

Je ne suis plus marxiste. J’ai été marxien, meta-maxiste. Marx est une étoile dans une constellation qui compte bien d’autres penseurs. Même quand j’ai été marxiste, j’ai intégré comme dans « L’homme et la mort », Freud et Ferenczi , beaucoup d’auteurs qui étaient maudits par les orthodoxes marxisants. J’ai toujours pensé qu’il fallait unir les différentes sciences, unir science, politique et philosophie. Il faut un savoir non pas complet mais complexe sur les réalités humaines et sociales. Toute ma culture universitaire a été faite dans ce sens là, dans ce que j’appellerai une anthropologie complexe, réunissant les acquis de toutes les connaissances qui permettent de penser l’homme et d’appréhender la réalité humaine. Jamais on n’a su autant de choses sur l’homme et pourtant jamais on n’a aussi peu su ce que signifiait être humain, a dit Heidegger, parce que toutes ces connaissances sont compartimentées et dispersées. Mon esprit transdisciplinaire doit donc quelque chose à Marx.

Mais dans ce livre aussi, je montre toutes les énormes carences qu’il y a dans la pensée de Marx qui ignore la subjectivité, l’intériorité humaine. L’essentiel de l’humain n’est pas d’être un producteur matériel. Il y a aussi toute cette part de mythe, de religion, qui existe même dans la société la plus technique comme les Etats-Unis. Ma vision tente donc de dépasser Marx. Mais ce qui le rend important aujourd’hui, c’est que c’était le penseur de la mondialisation. Celle-ci est une étape de l’ère planétaire qui commence avec la conquête des Amériques et qui se déchaîne au 19ème siècle au moment où écrit Marx. Marx a très bien compris le marché mondial qui conduirait à une culture mondiale. Marx était très ambivalent. Par exemple, il voyait que le capitalisme détruisait les relations de personne à personne.

Il avait vu la montée de l’individualisme anonyme qui déferle aujourd’hui sur nous. Ce que je retiens, c’est Marx, le penseur de l’ère planétaire. Sa grande erreur, prophétique, était de penser que le capitalisme était son propre fossoyeur. Selon lui, en créant un gigantesque prolétariat, il détruirait les classes moyennes et provoquerait la révolution qui mettrait fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Prophétie totalement erronée car les classes moyennes, loin de disparaître, ont tenu comme l’a vu Bernstein. Mais aujourd’hui, Marx reste un bon guide des dérives du capitalisme financier. Ce que n’avait pas prévu Marx, c’était la capacité de métamorphose du capitalisme qui renaît de ses cendres.

Recueillis par Robert Jules et Philippe Mabille

(La Tribune)

 

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Daniel Bensaïd :  » Le problème c’est la course contre le temps « 

Disparition de Daniel Bensaïd

Disparition de Daniel Bensaïd

Le philosophe marxiste et théoricien de l’ancienne Ligue communiste révolutionnaire (LCR),  Daniel Bensaïd, est décédé hier à 63 ans. Il était gravement malade depuis plusieurs mois. Après avoir cofondé la JCR (Jeunesse Communiste Révolutionnaire) en 1966, puis compté comme l’un des principaux acteurs du mouvement de Mai 68, Daniel Bensaïd a participé à la création de la LCR, en avril 1969, dont il a longtemps été membre de la direction. En 2008 et 2009, il avait aussi contribué à la création du NPA. Philosophe, enseignant à l’Université de Paris VIII, il a publié de nombreux ouvrages de philosophie ou de débat politique, dont «Prenons parti pour un socialisme du XXIe siècle» (Editions Mille et une nuits, 2009). Nous publions un entretien réalisé lors d’une rencontre à Montpellier en février 2008 autour de la sortie de son livre Eloge d’une politique profane» (Editions Albin Michel 2009).

Votre dernier livre porte un regard global sur la politique bousculée par la mondialisation…


 » Je porte en effet une réflexion sur les effets de la mondialisation qui bouleversent les bases de la politique moderne apparue au XVIIe siècle et effacent tout le vocabulaire sur lequel elle reposait, comme les mots  » peuple « ,  » souveraineté « …

Le titre fait référence à la religion…

Oui, les récents discours du Président de la République à Latran, Ryad, et il y a deux jours devant le CRIF, confirment cette inversion de tendance dans les rapports entre le politique et le religieux, dont la séparation reste la grande caractéristique de la modernité. Au lendemain du 11 septembre, le discours de G.W Bush initiait déjà ce changement en utilisant le registre théologique. On constate le même basculement entre la première Intifada qui était un mouvement social et la seconde où apparaît la rhétorique religieuse.

Y voyez-vous une utilisation unilatérale du religieux par le politique ?

Le mouvement va dans les deux sens. Avec d’un côté l’utilisation de la religion pour donner un soubassement à une morale civique qui n’y parvient plus par ses propres moyens. Et de l’autre une offensive idéologique de l’épiscopat très manifeste chez Benoît XVI que l’on constate avec le mariage homosexuel ou l’avortement. Pour moi c’est une espèce d’aspiration par le vide qui déplace l’argumentation politique sur le terrain émotionnel.

D’où provient cette défaillance du politique ?

Elle est liée à plusieurs facteurs. La privatisation du monde entraîne une perte de substance de l’espace public qui pousse à baisser les bras. La politique, s’inscrit dans des espaces où les lieux de pouvoir dispersés deviennent insaisissables pour les citoyens. Enfin, le résultat des blessures du XXe siècle, qui se traduisent par la difficulté à se projeter dans l’avenir.

Comment porter de nouvelles stratégies de résistance ?

C’est toute la question après le diagnostic. Il importe de trouver l’espace des acteurs pour les luttes profanes.

Vous restez fidèle au concept de la lutte des classes dans une société où l’individualisme les décompose. Avec la disparition de lieux de socialisation, la classe ouvrière n’a plus guère d’expression politique …

La décomposition sociale est réelle mais elle est aussi relative. Le prolétariat que Marx décrivait en 1848 n’a rien à voir avec le milieu ouvrier. Les luttes d’aujourd’hui paraissent asymétriques. Mais ne rendent pas pour autant impensable le fait de changer le monde. Le problème c’est la course contre le temps. Les millions de Chinois qui sont aujourd’hui exploités trouveront inévitablement une forme d’organisation sociale pour défendre leurs droits.

Vous êtes membre dirigeant de la LCR, sur quelles bases votre parti envisage-t-il la mutation décidée lors de son dernier congrès ?

La décision de fonder un nouveau parti anticapitaliste est actée. Elle dépend maintenant du processus constituant. Cela devrait voir le jour fin 2008 ou lors du premier trimestre 2009. Le point de départ part de la nécessité d’actions face aux attaques brutales du gouvernement Sarkozy pour une mise aux normes néolibérales du pays. Mais aussi de l’absence de résistance de la gauche de gouvernement qui s’oppose sur la forme mais pas sur le fond. Il y a un espace pour un vrai parti de gauche qui n’efface pas son histoire sans pour autant l’imposer aux autres, ce qui permettra des alliances. « 

recueilli par Jean-Marie Dinh


article publié dans L’Hérault du jour le 16 02 08

Eloge de la politique profane, 22 euros ed, Albin Michel

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Alain Badiou :  » Organiser une critique de la démocratie  »

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Alain Badiou : " Il ne faut pas croire que la victoire du capitalisme conduira à l'opulence généralisée. Ce sera la violence et la guerre. " DR

Avec son dernier livre  De quoi Sarkozy est-il le nom ? , le philosophe dresse le constat d’un changement d’époque et appelle l’hypothèse communiste du XXIe siècle.

De quoi Sarkozy est-il le nom ?

En posant cette question, j’ai voulu introduire une analyse du phénomène qu’était l’élection de Sarkozy en me demandant ce qu’elle signifiait. Mon hypothèse générale est que Sarkozy est vraiment le nom d’un changement politique profond. Depuis la dernière guerre, les rapports de conflit droite/gauche se situaient à l’intérieur de règles du jeu admises, issues de la résistance. Dans cette période, les communistes et les gaullistes se sont mis d’accord sur deux principes. D’une part, l’Etat a une responsabilité sociale et d’autre part il est possible que la politique étrangère de la France soit relativement indépendante de la volonté des Etats-Unis. Sarkozy est le nom d’une volonté délibérée, d’en finir avec cette forme de pacte. Sous le vocable moderniser, il entend plier la France aux règles de la mondialisation capitaliste. En s’en prenant à toute une série d’acquis sociaux garantis par l’Etat et en se rapprochant grandement des Etats-Unis.

Vous faites le lien avec le pétainisme.

J’appelle pétainisme toute une série de caractéristiques, de la droite et de l’extrême droite française, qui remontent à la Restauration. C’est l’une des formes de la réaction de la droite et des forces conservatrices aux épisodes révolutionnaires. Cette réaction est liée au fait que la bourgeoisie française est depuis très longtemps une bourgeoisie effrayée et peureuse devant son propre peuple. Le pétainisme est une forme d’organisation de cette peur.

Quelles en sont les caractéristiques ?

Il y a par exemple la désignation, dans le pays, d’un groupe particulier comme responsable en partie ou en totalité des maux qu’il rencontre. Dans le cas de Pétain, c’était les juifs, dans le cas de Sarkozy, c’est la minorité ouvrière de communauté étrangère. Il y a le fait que l’on évoque toujours un des grands événements populaires comme un événement noir, cause de la décadence du pays. Pour Pétain, c’était le Front Populaire, pour Sarkozy, c’est 68. Il y a aussi l’idée que l’on peut réunifier la droite et l’extrême droite. Et l’importance des références aux modèles étrangers. Dans le cas de Pétain, c’était les pays fascistes, pour Sarkozy ce sont les pays moteurs du capitalisme mondialisé, Blair et Bush.

N’êtes vous pas allé trop loin avec  » L’homme aux rats  » ?

L’homme aux rats est un conte. J’utilise cette expression à propos des gens tout à fait déterminés qui ont quitté le navire de la gauche, au son de la flutte de Sarkozy. On a fait comme si j’étais dans la violence de la comparaison animale, ce n’est pas mon état d’esprit.

Quelle place donnez-vous au PCF et à la LCR dans l’hypothèse communiste que vous évoquez ?

Le PCF doit éclaircir la nature des choix à proposer à ses adhérents. A mes yeux, la LCR est une des composantes des choix possibles du futur parti communiste. De nombreux communistes sont très voisins dans l’esprit, de ce que pense la LCR. Le problème de la clarification des orientations de ce que fut le PCF englobe la question des alliances. De toute façon, la question de ce que sera la nouvelle organisation des forces de gauche et d’extrême gauche est entièrement ouverte, c’est un processus qui sera long. Il s’agit d’une crise sérieuse historique et pas simplement tactique. Je pense que les choix idéologiques fondamentaux précéderont les formes de l’organisation qui finalement s’imposera. On ne peut pas faire l’inverse.

Votre refus de rejeter la dictature du prolétariat et votre constat sur la démocratie, laissent un angle mort qui nous conduit au rapport idée/violence…

Je n’ai pas sur la question de l’Etat une vision claire des choses. Je me mets dans la crise moi-même. On fait comme si on pouvait faire disparaître les idées conjointes de révolution et de dictature du prolétariat sans que cela ait des effets sur la vision que l’on se fait de l’histoire de l’émancipation humaine. On ne peut pas imaginer que plus personne ne parle de cela. Je veux bien abandonner la thématique de la dictature prolétarienne au nom de la critique historique, mais il faut savoir ce qu’on va mettre à la place. On ne peut pas dire, on va mettre à la place notre participation aux élections. Le bilan de la pratique parlementaire de la gauche est là. Une succession d’échecs, d’impasses et de déceptions qui ont démoralisé les classes populaires et les ont largement ralliées au conservatisme capitaliste. Ce problème est à l’arrière-plan de la crise de la gauche révolutionnaire qui ne peut plus tenir ses positions anciennes mais n’en a pas de nouvelles.

A l’heure où les élections sont, dites-vous, un instrument de répression, quel regard portez-vous sur le système démocratique ?

Je pense qu’aujourd’hui le système parlementaire est une forme d’Etat. Ce que l’on appelle la démocratie représentative est une forme de pouvoir oligarchique. Le débat sur la démocratie, en ce sens là, nous renvoie au problème important que la gauche et l’extrême gauche ne savent pas aujourd’hui ce qu’elles proposent en matière de forme d’Etat. Cela depuis l’abandon de la catégorie dictature prolétarienne. Je ne défends pas l’expérience historique de cette catégorie. Je suis absolument d’accord qu’elle a conduit les Etats socialistes dans une impasse. Mais ce n’est pas parce que cette catégorie a été abandonnée que le problème a cessé d’exister. C’est une grande faiblesse de la gauche de n’avoir aucune proposition. Car la démocratie que nous connaissons n’est appropriée qu’au capitalisme. Il faut reconstituer un horizon idéologique cohérent.

Recueilli Par Jean-Marie Dinh

Invité par la librairie Sauramps, Alain Badiou a présenté ses deux derniers ouvrages  » De quoi Sarkozy est-il le nom ? et  » Petit panthéon portatif « 

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