Ringards sur le monde, par Marie Darrieussecq

Au programme de littérature de troisième, un recueil de nouvelles ne laisse aucune chance à «la» femme de s’exprimer avec ses mots et son regard.

Mon fils est en troisième et il étudie, en français, la nouvelle : c’est au programme de littérature, et forcément, ça m’intéresse. Douze Nouvelles contemporaines ; regards sur le monde, c’est le titre du livre conseillé, que vont lire quantité d’élèves cette année. Un tableau de Martial Raysse fait la couverture, une jolie femme avec un cœur sur la joue. Au dos, la liste des douze auteurs : dix Français, un Italien, un Américain ; je ne les connais pas tous, mais ce qui me saute aux yeux, c’est que ce sont tous des hommes. J’ai un petit espoir sur un ou une Claude ; ah non, c’est un Claude. «Regards sur le monde», au pluriel peut-être, mais tous masculins. L’ambitieux sous-titre du recueil est : «Portrait des hommes et des femmes d’aujourd’hui, de la naissance à la mort» ; les hommes sont donc vus ici par des hommes, et les femmes aussi. Dans le dossier pédagogique, un chapitre est intitulé : «Un portrait critique de l’homme d’aujourd’hui» ; j’y lis que «les personnages féminins ne sont pas davantage épargnés par la critique que les hommes» ; la femme y est traitée en dix lignes et quatre personnages : deux tueuses, une quinquagénaire «vénale et hypocrite» et une jeune coquette «qui semble réduire la femme à un être sans profondeur intellectuelle». Il est vrai que ce recueil ne laisse aucune chance à «la» femme de s’exprimer avec ses mots et son regard. Peut-être aurait-il fallu «des» femmes ? Mon fils, amusé et déjà féministe – c’est-à-dire raisonnablement sensible à l’injustice -, me montre le dossier pédagogique final. Dans le chapitre «Regards sur le monde en poésie et en chansons» sont proposés cinq autres auteurs… tous des hommes. Dans le chapitre «Visions du monde de demain», ils sont quatre, attention… tous des hommes. Le fou rire nous gagne, nous allons au chapitre «Fenêtres sur» : quatorze noms… suspense… deux femmes ! Bravo, Andrée Chedid et Fred Vargas ! Mais rien d’Alice Munro, qui semblait tout indiquée puisqu’elle pratique exclusivement la nouvelle, prix Nobel en 2013, deux ans avant la composition de ce recueil «pédagogique».

Comment éduquons-nous nos enfants ? Christine Pau, professeure d’histoire-géo à Laval, commentait récemment ici les modifications du nouveau programme d’histoire : «Le chapitre « Les femmes au cœur des sociétés qui changent », que j’avais repéré dans la première version, devient « Femmes et hommes dans les sociétés des années 1950″». Il est louable que le mot «femmes» vienne, pour une fois, en premier ; mais probable que le cours novateur sur les femmes d’action se transforme en panorama des fifties.

Une jeune amie australienne me montre avec étonnement la carte d’étudiant qu’elle vient d’obtenir à la Sorbonne : «Est-ce que le « e » du féminin est toujours mis entre parenthèses ?» Sous sa photo, les mentions «étudiant(e)» et «né(e)» l’ont choquée. Mais ma propre carte d’étudiant, dans les années 90, était au masculin d’évidence, au masculin universel du «neutre». J’étais donc «étudiant» et «né» ; à l’époque, ça ne m’avait même pas surpris(e).

Ici-même, dans Libération, je n’ai jamais pu obtenir le moindre «e», parenthèse ou pas, à «auteur» écrit sous ma pomme (ne parlons d’«autrice», qui serait pourtant la forme correcte en français). Toute la vie d’une femme en France est à l’avenant ; ma carte d’«assuré social» est à mon nom d’épouse ; je paie mes impôts à mon nom à moi depuis peu de temps et après avoir beaucoup insisté (c’est-à-dire à mon nom de jeune fille, qui est de facto le nom de mon père). Il se trouve que j’en paie plutôt plus que mon mari ; ça aussi, ça amuse mes enfants. Et mon mari aussi, ça l’amuse, que la plupart de nos biens soient à mon nom mais que, pour toutes les administrations, le «chef de famille», ce soit lui. Il parvient à me faire rire quand tous mes formulaires de réservation en ligne se bloquent si je refuse de renseigner la case «madame» ou «mademoiselle», alors que lui, on ne lui demande rien de son état conjugal, de sa virginité de damoiseau ou de sa disponibilité sexuelle quand il doit remplir un bordereau quelconque. La case «civilité» est obligatoire, madame ou mademoiselle : cochez ! Oui, nous nous mettons en colère et nous rions aussi, plutôt que de nous taper la tête contre les murs. Parce que nous sommes féministes, lui plus encore que moi, et que la lourdeur du monde en est moins accablante. Féministe, la vie est plus gaie. D’ailleurs, on ne dit plus «chef de famille». On dit «personne de référence». Un changement purement cosmétique. Allez voir les définitions de l’Insee : dans les couples homosexuels, la personne de référence est la personne la plus âgée ; et dans les couples hétérosexuels, c’est l’homme. Un regard sur le monde aussi simple que ça.

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Thomas Clerc, Marie Darrieussecq et Camille Laurens.

 

Marie Darrieussecq

Source Libération 9/10/2015
Voir aussi : Rubrique Politique de l’Education, Rubrique Livre, Littérature, rubrique Société, Droits des femmes,