Au nom du «vrai public», la censure de la culture

Tribune de Barbara MÉTAIS-CHASTANIER

Depuis quelques mois, un même mot d’ordre se fait entendre : les lieux d’art et de culture devraient être des lieux «populaires» et «soucieux des goûts de chacun». Vague succédané démagogique du «populaire» des années 50 défendu par un Vilar ou un Vitez, le «populaire» semble aujourd’hui n’être qu’un vulgaire cache-sexe pour des politiques culturelles populistes qui n’hésitent pas à prendre les commandes de lieux artistiques quand leur programmation ne s’ajuste pas aux cahiers des charges municipaux. Celui qui est toujours instrumentalisé par le discours d’un «populaire» s’abritant derrière l’étendard de la «démocratie», c’est le public. Le «vrai» public, entendons-nous bien. Celui qu’on dit «empêché». Celui qui comme la vérité d’X-Files est toujours ailleurs. Et c’est au nom de ce Vrai Public, au nom de ce vague fourre-tout qu’est devenu le «peuple», que le «populaire» se voit réduit au rang de produit culturel consensuel. Le «populaire» et son «peuple» n’auront, d’ailleurs, jamais été autant mobilisés que depuis qu’on les aura vidés de leur substance en rangeant au placard la lutte des classes et les outils de l’analyse marxiste.

Pasolini annonçait déjà dans les années 60 la puissante progression de ce nouveau fascisme, celui du conformisme, du conservatisme, de l’anti-intellectualisme et de sa suite, la consommation culturelle. Il semble que depuis le virage à droite des années 80 et depuis les dernières élections, il trouve sa pleine mesure, comme en témoignent les cas du Forum du Blanc-Mesnil et de la Panacée à Montpellier [lire ci-dessous, ndlr]. Le premier s’est vu retirer le soutien de la mairie qui a voté le 13 novembre la sortie du conventionnement, mettant ainsi en péril le devenir du lieu. Le second serait sous la menace d’une mise à l’index, le programme pour l’année 2015 étant gelé jusqu’à une date indéterminée. D’un côté comme de l’autre, c’est la même rhétorique populiste et paternaliste qui prétend donner le ton en choisissant, au nom des citoyens, des programmes sans ambition autre que celle de ratisser le plus largement possible. Se diffuse, ainsi, à gauche comme à droite, un discours anti-élitiste qui privilégie les formes les «moins contraignantes», selon les mots de Karim Boumedjane, chargé de la culture au Blanc-Mesnil, au détriment de l’exigence artistique : en temps de crise, l’art est prié de payer son tribut au social et à un vague «commun», qui n’existe que comme figure idéologique de la démocratie, pour justifier de son utilité.

Rien de nouveau sous le soleil. On se souvient que le FN avait fait du Centre chorégraphique de Rillieux-la-Pape de Maguy Marin l’une de ses principales cibles lors de sa campagne pour les municipales. La danse contemporaine à Rillieux-la-Pape ? Vous n’y pensez pas. Le contribuable n’a pas à payer pour ça. C’était en 2001. Plus de dix ans plus tard, c’est désormais l’UMP qui s’occupe de sangler les museaux en brandissant le pavillon réactionnaire d’un «populaire» qui cache difficilement ses atours populistes : en juin, le Théâtre Théo Argence de Saint-Priest voit sa programmation amputée de plus de la moitié de ses spectacles. Les motifs de l’annulation ? La nouvelle mairie UMP souhaite voir à l’affiche du théâtre des formes «plus populaires». Le «populaire», comme nous l’explique l’édito de saison qui n’est d’ailleurs pas signé par la directrice du lieu, Anne Courel, littéralement menottée par les décisions municipales et licenciée depuis, mais par le mai(t)re de Saint-Priest, et sa première adjointe à la Culture (avec majuscule), c’est donc enfoncer les portes, de préférence ouvertes : «L’accès à la culture ne se fait pas par une seule porte d’entrée. Chacun doit pouvoir venir avec sa sensibilité, sa liberté, ses goûts ; voir ou entendre ce qu’il aime.»

Qu’il s’agisse du FN, de l’UMP ou du PS, la mode semble être aujourd’hui à une resucée molle du terme «populaire», vague chewing-gum qui passe de bouche en bouche, et semble se résumer à ce concept flou : le plus petit dénominateur commun est la seule chose à laquelle doit pouvoir se ramener une œuvre pour échapper au constat d’élitisme. On serait tenté d’en rire (jaune) si cette réappropriation populiste du populaire ne s’exprimait pas par une politique de censure, qu’elle soit institutionnelle (comme dans les cas précédents) ou plus simplement réactionnaire : les cas de Brett Bailey, Mac Carthy, Rodrigo Garcia, Romeo Castellucci, Céline Sciamma ou Benjamin Parent sont là pour nous le rappeler.

«Populaire» désigne pourtant tout autre chose que la somme de ces compromis : il est le nom qui rappelle que l’expérience esthétique est le fruit d’un apprentissage, ce qui signifie que le public n’existe pas mais qu’il est construit, attendu, espéré ou méprisé par des œuvres qui dessinent pour lui la carte de ses possibilités ; que chacun(e) – quel(le) qu’il(elle) soit – est en mesure de décider de ce qui l’intéressera ou non – car la Princesse de Clèves circule en toute main – ; que la culture ne saurait se réduire à une vague collection d’objets disposés sur des étagères municipales pour justifier du devenir des ressources fiscales, mais qu’elle est d’abord une série de relations individuelles et collectives construites avec ceux-ci ; que l’art n’est pas qu’un divertissement compensatoire et qu’il peut être une manière d’organiser le pessimisme et de distribuer dans le réel l’élan du nouveau.

Si on interroge ce que cherchent à construire ceux qui s’appuient sur cette répartition falsifiée qui voudrait distribuer d’un côté l’art élitiste – excluant car réservé aux élus et nobles éclairés -, et de l’autre une culture divertissante, tout public, pour chacun plus que pour tous, que voit-on ? Que masque cette mobilisation d’une fracture purement idéologique, sinon l’abandon du projet émancipatoire par l’art et la culture au profit d’une politique de réparation sociale si possible rapide, peu coûteuse et consensuelle. Car c’est bien à ces inégalités – économiques, sociales culturelles – qui distribuent les inégalités d’accès aux œuvres qu’il faut s’attaquer, et non aux jugements de surface qui n’en sont que les symptômes.

C’est à ces fabriques de l’exclusion qu’il faut s’en prendre, en interrogeant cette logique de distribution poujadiste qui décide, en mettant au rebut les questions de classe, de ce qui fait écart et de ce que «peut/veut» voir le peuple.

L’élitisme qui ne dit pas son nom, c’est celui qui concède au précariat et au prolétariat un folklore médiocre pour justifier et confirmer ce qu’il se proposait de démontrer.

Barbara MÉTAIS-CHASTANIER Maître de conférences en littérature française contemporaine, dramaturge

Source Libération 01/12/2014

Voir aussi : Rubrique Politique, Politique culturelle,

Saison Montpellier Danse. Un dialogue propice et un juste équilibre

Matadouro de Marcelo Evelin

Matadouro de Marcelo Evelin

Comme pour tous les fleurons qui ont fait de Montpellier un lieu de culture et de création reconnu en Europe, le temps est incertain à moyen terme pour la danse contemporaine dans la capitale héraultaise. Les structures sont là, mais c’est le pragmatisme qui sert de nouveau référentiel dans l’esprit politique de la nouvelle génération. Ce processus, ponctué d’objectifs à court terme, relègue les ressources humaines, seules garantes de la qualité artistique, au dernier rang des priorités.

On sait pourtant combien cette mise en tension s’avère un mauvais calcul y compris économique mais la culture est devenue un espace électoral à investir où les discours peu rigoureux se succèdent tantôt sur la décadence de l’art et des institutions tantôt sur l’échec de la démocratisation qui justifie toujours des économies et un nivellement par le bas.

Dans ce contexte, le directeur de Montpellier Danse Jean-Paul Montanari choisit de construire sa nouvelle saison « sous le signe du dialogue et de l’échange. » Une douzaine de spectacles* est proposée répondant à un savant équilibre artistique et budgétaire. Montpellier Danse affiche également cette année la volonté d’intensifier les relations de travail avec l’Opéra et l’Orchestre National, le CDN et le CCN.

Avant-goût de belles promesses

En ouverture de saison, Angelin Preljocaj qui a fait les frais de la mobilisation des intermittents et précaires au début du Festival Montpellier Danse, revient présenter Empty moves (parts I, II & III). Après la journée de grève programmée le 16, on pourra apprécier les 21 et 22 octobre sa construction non narrative inspirée de la performance de John Cage autour du texte La désobéissance civile de Henry-David Thoreau.

A découvrir en novembre Matadouro, spectacle invité en collaboration avec le CDN HTH. C’est le troisième volet d’une trilogie signée par le chorégraphe brésilien Marcelo Evelin entamée avec Sertao (2003) puis Bull Dancing (2006). Privilégiant une gestuelle simple, le spectacle installe une bataille silencieuse tandis qu’en fond sonore résonnent les notes du Quintette à cordes en do majeur de Schubert. Une course de 57 minutes qualifiée par le chorégraphe Marcelo Evelin de «bataille contre l’ennui intérieur installé en nous.»

Maguy Marin sera de retour en mars avec Singspiele proposé en partenariat avec le Théâtre de La Vignette. Un spectacle incarné par le comédien David Mambouch avec qui la chorégraphe a travaillé en étroite collaboration. Entre chorégraphie, théâtre et tableau vivant.

                           JMDH

w * Au programme Danzaora y Vinàtica de Rocio Molina, Contact de Philippe Decouflé, X Rotonda de Patrice Barthès, So Blue de Luise Lecavalier, Sauce/Hachia/ Va, vis et deviens, Now de Carolyn Carlson, Pixel de Mourad Merzouki, Je suis fait du bruit des autres, collectif 2 temps 3 mouvements, d’après une histoire vraie de Christian Rizzo.

Source : La Marseillaise, L’Hérault du Jour 04/10/2014

Voir aussi : Rubrique Danse, rubrique Politique, politique culturelle, rubrique Montpellier, rubrique Actualité locale,

« Salves » de Maguy Marin

L’espace noir élargit l’imaginaire. Photo D Grappe

Dans la lumière blanche, un périmètre invisible se dessine avec du fil de pêche. On suit ce fil tendu par Maguy Marin. Il est comme un lien transparent qui appelle à la mobilisation. Les danseurs s’en saisissent. De la salle, ils montent sur la scène.

Noir. On est entré en plongée dans l’esthétique de Salves. L’histoire se joue dans un entre-temps où le noir n’est pas tout à fait noir, où les bobines des vieux magnétos à bandes se mettent à tourner, à s’arrêter pour reprendre dans un autre sens. Le langage chorégraphique aspire comme les grandes vagues de l’océan. Maguy Marin nous retourne, flirtant par moment avec l’expression cinématographique entre White Material de Claire Denis et The Very black Show de Spike Lee.

Sur cette scène à quatre entrées, une mutation sociale inédite accélère le cours des choses. Dans une métrie du temps et de la lumière, l’histoire défile en diagonale. Les tableaux apparaissent et  s’éteignent. Ce noir qui occupe la majeure partie de l’espace, élargit l’imaginaire. L’édifice scénique se construit et se déconstruit à mains d’hommes et de femmes. La cadence est rapide, on ressent la tension de la mécanique en ne percevant que des segments. Les corps se soulèvent de la nuit.

Le danger est palpable. Il est même permanent comme un trou d’air gigantesque. Une culture  hors sol où tout le monde est devenu clandestin. On s’efforce de recoller les morceaux précieux de l’identité collective. Mais il y a des pertes. Des assiettes se cassent, des corps s’effondrent, s’enfouissent, disparaissent. Les danseurs résistent collectivement pour ne pas être balayés.

Résistance

Maguy Marin sait jouir de sa liberté et elle est généreuse. Ce qui lui donne une force sans beaucoup d’équivalent sur la scène de la danse contemporaine française. Depuis vingt ans, elle répond à une exigence artistique débridée. L’artiste n’a jamais tourné le dos à l’absurde, mais sa critique moqueuse a toujours du sens. Salves affirme une prédilection pour le monde nocturne. Les humains agissent dans le noir. Un langage s’invente, fait de rythmes et de mouvements. Il traduit l’ébranlement de la cohésion sociale fondée sur des siècles d’Histoire et de valeurs.

C’est du moins la piste de travail initiale. L’œuvre qui en sort au final la dépasse. L’excellent travail sur la lumière, privilégiant le cadrage serré fait songer aux peintures de La Tour. Les préparatifs somptueux du banquet dénotent un dérèglement comme si la consommation des symboles n’avait plus le même goût. Salves, n’est pas une pièce noire, c’est une pièce qui transporte l’aura de Walter Benjamin, pour qui le déclin n’est pas disparition. Une fois de plus Maguy Marin s’attaque au temps et prend la tendance générale à contre pied . Pour elle le corps est une arme qui pense un dernier espace de liberté…

Jean-Marie Dinh

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