Intrusion de la tragédie d’Edward Bond en milieu rural

Sweden, un Oedipe des temps modernes. Photo DR

Le crime du XXIème Siècle d’Edward Bond, drame contemporain s’il en est, était à l’affiche la semaine dernière, au Causse de la Selle, petit village de la Vallée de l’Hérault qui compte 320 inscrits sur les listes électorales. Avec plus de 70 spectateurs, la pièce donnée par la compagnie niçoise Sîn a rassemblé près d’un quart de la population adulte. De quoi tordre le cou à bon nombre d’idées reçues sur le théâtre contemporain réputé inaccessible.

L’œuvre du dramaturge anglais pour qui « le théâtre doit se jouer partout où il est possible de faire réfléchir des gens à propos de la guerre et de l’injustice », est rarement jouée dans les réseaux officiels. Trop risquée, trop dure, trop anxiogène, trop proche de nous, et certainement trop politiquement incorrecte… On connaît les arguments des programateurs et leurs effets sur l’implication des artistes.

L’œil qui voit tout sauf lui-même

La cie Sîn s’était déjà distinguée avec succès dans le Gard avec « Les Mangeurs », une pièce montée à partir de témoignages de salariés, librement inspirée de la délocalisation des usines Well et Jallatte. On pense à la pièce « événement » Les vivants et des morts, dont le metteur en scène Julien Bouffier a décliné l’invitation au débat organisé au Causse de la Selle sur le thème « l’imaginaire de l’artiste en déplacement ». Avec la différence que Bouffier a puisé sa matière théâtrale dans un livre.

Cette initiative rurale est intéressante à plus d’un titre. Elle permet d’identifier un public rural, nouveau, plus jeune, qui n’est pas celui du spectacle bourgeois, de droite ou de gauche. Et rappelle que les discours du pouvoir se sont répandus jusque dans les derniers retranchements du système social. Jusque dans les théâtres urbains où le seuil de rentabilité s’assure aujourd’hui la plupart du temps à partir des œuvres figurant dans les programmes de l’Education nationale.

Besoin d’humanité

Dans cette logique bien pensante, la violence de Sweden, le personnage de la pièce de Bond qui assassine sans compassion Hoxton et Grace (la mère et la fille) ne s’adresse pas au public des lycéens. On se met ainsi dans l’impossibilité de penser l’état de perdition humain. Comme on renvoie un gamin de son école primaire parce qu’il y a volontairement cassé une vitre sans interroger un instant la violence générée par le système scolaire.

Dans « Le crime du XXIème Siècle » le fond signifiant renvoit à la tragédie contemporaine. Sweden est un Oedipe des temps modernes. Les quatre personnages ne luttent pas pour s’approprier le monde, ce que l’on admettrait plus facilement, mais pour survivre. Ils évoluent dans un no man’s land où le système totalitaire ne garantit plus leur citoyenneté ni leur identité humaine. Dans cette société la survie est la seule règle qui vaille.

Conscience des maux sociaux

La mise en scène d’Emilien Urbach plonge efficacement le public au sein de l’espace scènique où il prend part au processus sans pouvoir remédier à la situation. Les quatre comédiens aguerris mettent leur talent au service de l’apocalyptique XXIème siècle. Par moment on pense à la situation des territoires occupés palestiniens où la compagnie a déjà mené plusieurs projets. « On a le sentiment que tout le monde est en train de devenir tiède, confie Emilien Urbach, pour moi le théâtre est un lieu où tous les éléments se retrouvent comme dans le théâtre antique. La pièce de Bond peut évoquer la Palestine avec cette notion de ghetto, surtout depuis la construction du mur, mais cela existe aussi tout près avec le développement des ghettos de riches ultra sécurisés sur la Côte d’Azur où sur la côte marocaine. »

Jean-Marie Dinh