Apple et la presse, pas si compatibles

Un an et demi après le lancement de l’iPad, au printemps 2010, l’intuition initiale des éditeurs de presse se confirme : pour la lecture des journaux et magazines en ligne, la tablette numérique d’Apple s’impose comme un « game changer » – l’objet magique qui vient bouleverser les règles du jeu, comme l’iPod l’avait fait pour la musique il y a dix ans. Leurs craintes se vérifient également : Apple s’installe entre les journaux et leurs lecteurs.

Déjà vendu à 40 millions d’exemplaires, dont plus d’un million en France (soit près de 90 % des ventes de tablettes), l’iPad est avant tout un outil de consommation de médias : nomadisme intégral, possibilité de connexion permanente, manipulation instinctive et ludique, taille adaptée à la lecture, haute qualité visuelle, système d’exploitation permettant une infinité d’innovations…

En outre, en transposant son expérience acquise dans la vente de musique, Apple a simplifié à l’extrême l’acte d’achat : puisque son magasin en ligne iTunes possède déjà le numéro de carte de crédit des propriétaires d’iPad, quelques pressions du doigt suffisent pour acheter un journal ou un abonnement. Le point de vente s’est rapproché au maximum du client, pour arriver jusque sur sa table de nuit.

Anticipant une baisse probable du prix des tablettes, des centaines de journaux et magazines de tous les pays (dont Le Monde), ont investi dans la création de versions multimédias spécialement adaptées à l’iPad. Et des journaux conçus exclusivement pour l’iPad sont vite apparus. Fin 2010, le groupe Virgin lance Project Magazine, mensuel « design, science, mode et business », vendu 3 euros au numéro ou 16 euros pour l’année. Pour Virgin, le défi consiste à intégrer du son et de la vidéo, tout en conservant une mise en page et un look proches de ceux d’un magazine papier haut de gamme : il faut éviter que le produit ressemble trop à un site Web « classique » car, dans ce cas, les lecteurs, habitués à la gratuité de l’Internet, rechigneraient sans doute à payer.

Début 2011, le groupe Murdoch se lance à son tour sur le marché du « journal iPad », avec The Daily, quotidien généraliste doté d’une importante rubrique « people » abondamment illustrée. L’abonnement coûte 1 dollar par semaine ou 40 dollars par an. En novembre, The Daily comptait 120 000 lecteurs par semaine, dont 80 000 abonnés payants. Selon les chiffres publiés par Murdoch lors du lancement, il lui en faudrait 500 000 pour être rentable.

Dans leur sillage, de nombreux journaux (dont Le Monde) sont en train d’inventer des objets hybrides, en s’appuyant sur le contenu éditorial de leurs suppléments du week-end : sélection d’articles remis en page et enrichis, vidéos plein écran, jeux et animations 3D, publicités interactives… Dans un premier temps, ces nouveaux magazines de fin de semaine sont gratuits.

Bien entendu, tous les avantages offerts par l’iPad se paient, cher. Exploitant au maximum sa position dominante, la société Apple impose aux éditeurs de presse des conditions très rudes.

L’App Store (magasin en ligne d’Apple) se réserve le droit de refuser une application, sans explication, et sans appel. Si l’application est acceptée, Apple exige que les éditeurs utilisent exclusivement son système de paiement intégré (In-App Purchase), et prélève une commission de 30 % sur toutes les transactions financières.

En outre, elle impose à tous une grille de prix uniforme et très rigide : en Europe, un quotidien peut être vendu 79 centimes ou 1,59 euro, aucun prix intermédiaire n’étant toléré. Certains (comme Le Monde) se résignent à pratiquer le prix très bas de 79 centimes, d’autres (notamment Les Echos) se vendent sur iPad à 1,59 euro, soit plus cher que l’édition papier… Pour justifier cette politique, Apple explique régulièrement qu’un système comme l’App Store, accessible 24 heures sur 24 dans le monde entier et gérant plus de 600 000 applications, n’est viable que si ses opérations sont standardisées.

Pour les abonnements, Apple a d’abord voulu empêcher les éditeurs de répercuter sur les clients le montant de sa commission – afin que l’offre iPad reste compétitive face aux sites Internet des journaux. La société voulait aussi interdire aux lecteurs de souscrire un abonnement tous supports à partir de l’iPad et de chargersur la tablette un exemplaire acheté sur le site du journal. Elle a fini par renoncer à ces exigences, incompatibles avec le modèle économique des grands sites de téléchargement de livres et de musique, comme Amazon ou Spotify. En revanche, elle interdit toujours aux journaux de proposer un lien à partir de leur page iPad vers la page d’abonnement de leur site Internet.

En outre, Apple se considère comme propriétaire exclusif des données personnelles communiquées à l’App Store par les acheteurs de journaux et magazines. Pour les éditeurs de presse, cette attitude est intolérable car, depuis toujours, la relation directe avec les abonnés, le suivi de leur comportement, les relances régulières, sont des outils essentiels de leur politique commerciale. Depuis peu, Apple accepte de partager ces données – à condition que le client donne son accord -, mais veut limiter par contrat le droit des éditeurs de les exploiter.

Face à ces contraintes, les groupes de presse ont réagi diversement. Certains acceptent sans états d’âme toutes les conditions d’Apple, car ils s’estiment malgré tout gagnants, compte tenu de la qualité inégalée de l’iPad, de sa domination du marché et de l’efficacité de l’App Store.

D’autres refusent tout en bloc. Le plus radical est le quotidien britannique Financial Times (FT), qui a réussi à mettre en place un système pour rester sur iPad tout en court-circuitant Apple. Pour Mary-Beth Christie, directrice des produits en ligne du Financial Times, c’est d’abord une question de principe : « Quand j’achète quelque chose sur Internet avec mon ordinateur Dell, la société Dell ne prélève pas de commission. Il n’y a aucune raison pour qu’Apple le fasse. »

Lors du lancement de l’iPad, le FT avait créé son application, comme tout le monde. Mais, très vite, l’équipe de Mary-Beth Christie constate que d’autres fabricants s’apprêtent à lancer des tablettes de qualité : « Dès lors, l’idée de devoir mettre en place une version spécifique pour chaque nouvel appareil nous est apparue comme une perte de temps et d’argent. » Le Financial Times décide alors de créer une « version numérique universelle », lisible sur toutes les plates-formes car elle s’appuiera sur les navigateurs Internet classiques – y compris Safari, le navigateur d’Apple préinstallé sur l’iPad.

Pour cela, les développeurs décident de construire un site et une application en utilisant HTML 5, le nouveau langage informatique du Web, encore expérimental, mais très prometteur. Après des mois de travail, ils arrivent à leurs fins : en juin 2011, le FT met en service un système universel multitablette. Désormais, l’utilisateur d’un iPad peut se connecter au site Financialtimes.com via Safari et télécharger gratuitement un lien et une icône identique à celle de l’App Store. Dès sa deuxième visite, il ne verra plus la différence avec une application validée par Apple : d’une pression sur l’icône, il accède directement à une version du journal adaptée à la tablette, et pourra s’abonner très facilement.

En revanche, en coulisses, tout a changé : le FT ne paie pas de commission, obtient directement les données de ses clients et fixe librement ses tarifs. Jusqu’en juillet, les deux systèmes coexistent, puis Apple constate que le quotidien britannique viole la clause d’exclusivité des transactions financières. Elle supprime l’application iPad de l’App Store, mais ne peut rien faire pour bloquer la nouvelle « appli HTML5 ».

Mary-Beth Christie savoure sa victoire : « Nous avons prouvé à Apple qu’on pouvait faire autrement. Nous avons eu le courage de défricher le terrain, mais à présent, d’autres vont pouvoir nous imiter très facilement. Dans ce cas, Apple devra réfléchir à la pertinence de son modèle économique. » Elle précise qu’elle n’est en guerre contre personne : « Pour nos suppléments gratuits – week-end et voyages, financés par la publicité -, nous continuons à passer par l’App Store. »

En France, la majorité des titres de presse ont adopté une position intermédiaire. Presque tous ont des applications iPad et acceptent d’utiliser le système de paiement d’Apple pour les ventes au numéro. Mais certains (par exemple Le Figaro) refusent de confier à Apple la vente de leurs abonnements.

Un début de résistance s’organise. Depuis le mois de juin, cinq journaux et quatre magazines français se sont réunis au sein d’un groupe d’intérêt économique baptisé ePresse (auquel Le Monde n’est pas associé). Grâce à ce guichet unique, ils espèrent instaurer un rapport de force un peu plus favorable dans leurs tractations avec les géants de l’Internet. Frédéric Filloux, directeur général d’ePresse et bientôt directeur du numérique du groupe Les Echos, est conscient de l’ampleur de la tâche : « Le champ de la concurrence entre les titres ne se limite plus aux éditeurs, il inclut les grands distributeurs en ligne, Apple, Google, Amazon, Yahoo!, Microsoft… » A noter que ce maillon essentiel de la chaîne de distribution est entièrement aux mains de sociétés américaines – ce qui, à terme, pose un problème de fond pour l’indépendance de la presse européenne.

Pour Frédéric Filloux, il n’y a plus d’autre choix. Il ne se prononce pas sur la date de la disparition de la presse papier en France – pronostiquée pour 2029 par un cabinet de consultants anglo-saxons -, mais il fait le constat suivant : « Pour la couverture de l’actualité chaude, le papier n’a plus de justification, il est devenu anachronique. Quoi qu’on fasse, les articles d’actualité vont basculer complètement sur les smartphones et les tablettes. »

En octobre, Apple installe d’office sur tous les iPad et iPhone une application supplémentaire : Newsstand (kiosque), qui affiche la « une » des journaux et magazines sur une étagère virtuelle, instaure un système d’abonnement autorenouvelable, télécharge automatiquement chaque nouvelle édition et avertit l’utilisateur grâce à des messages et à des jingles. Or, la majorité des journaux et magazines français refusent de s’installer dans cette vitrine.

Denis Bouchez, directeur du Syndicat national de la presse quotidienne (SNPQ), qui regroupe une vingtaine de journaux (dont Le Monde), approuve cette décision collective : « Le Newsstand est une étape supplémentaire dans la démarche hégémonique d’Apple. Mais cette fois, les éditeurs ont dit : trop, c’est trop. » Il rappelle qu’auparavant le SNPQ avait tout tenté pour discuter avec Apple. « Nous avons envoyé des lettres, sollicité des rendez-vous, soumis des contre-propositions : aucune réponse, même pas un accusé de réception. »

Début décembre, on ne trouvait dans le Newsstand que deux quotidiens français : La Tribune et France Soir, deux journaux en difficulté. Le cas de France Soir, qui envisage de cesser de paraître en version papier (à compter du 15 décembre) et de licencier les deux tiers de son personnel, peut sembler exceptionnel, car ce basculement dans le tout-numérique s’effectuerait sous la contrainte. Précurseur malgré lui ?

A court terme, Denis Bouchez n’espère plus qu’Apple accepte de renégocier et compte plutôt sur l’émergence d’une concurrence crédible, avec l’arrivée de nouvelles tablettes équipées du système d’exploitation Android, créé par Google : « L’offre va se diversifier, et le marché va jouer son rôle. » Market, la boutique de Google distribuant les applications Android, impose peu de contraintes aux développeurs. De même, le système de paiement de Google, One Pass (ou Pass Média en France), est souple sur les tarifs et prélève une commission de seulement 10 %.

Vu d’Europe, la seule tactique viable semble être de jouer de la concurrence entre les Américains qui se battent pour la conquête des marchés européens. Ainsi, le groupe ePresse mise à présent sur Google. Au départ, il était hostile au service Google Actualités, accusé de piller les sites des journaux. Mais il a dû faire volte-face, et vient de signer un accord de distribution avec son ennemi d’hier. Grâce à One Pass, ePresse va vendre, sur tous supports, des forfaits permettant d’acheter plusieurs titres par semaine à tarif réduit.

A présent, la plupart des grands journaux européens créent des versions Android, qui, pour le moment, restent plus basiques et moins attractives que leur version iPad. En France, Les Echos et Libération ont passé un accord avec le coréen Samsung, pour que leurs applications soient préinstallées sur la tablette Galaxy, fonctionnant sous Android. Afin de ralentir le lancement de la Galaxy, Apple n’a pas hésité à intenter des procès à Samsung dans une dizaine de pays pour violation de brevets, mais cette manoeuvre a eu un succès limité.

Parallèlement, des journaux européens passent des accords avec un autre géant américain de la vente en ligne, Amazon, qui vient de lancer une nouvelle version de sa tablette Kindle. Or, ils obtiennent des conditions à peine plus favorables que celles octroyées par Apple, ce qui relativise les effets bénéfiques de la concurrence. Sur le montant de la commission, Amazon impose à ses nouveaux partenaires une clause de confidentialité. La première victime de la guerre des tablettes aura été la transparence.

Yves Eudes (Le Monde)

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