Roman noir : Se retenir de respirer au travail

Marin Ledun signe un roman choc sur le harcèlement moral.

Les visages écrasés

Carole Matthieu est médecin du travail dans une grande entreprise de télécommunication dont  le mode de management oscille en fonction des objectifs de résultats fixés par les actionnaires. Elle exerce en province dans un centre d’appels en service après-vente. Flexibles et interchangeables, les jeunes responsables d’équipe s’adaptent vite aux conditions de travail : ils fixent des objectifs inatteignables.

Le cadre de l’organisation est bien rodé. On infantilise le personnel, on lui offre des sucettes comme récompense, et des avertissements comme punition. Les dégâts humains sont considérables, mais personne n’en parle et la direction s’en frotte les mains. Carole Matthieu a mal au ventre tous les jours. C’est elle qui reçoit les salariés au bout du rouleau. Elle sait être leur dernier recours. Il y a déjà eu un suicide et deux tentatives dans le service. Elle est stressée et a beaucoup de travail. Entre deux entretiens, il lui arrive de s’effondrer. Puis elle reprend son travail, repère les personnes en grande souffrance et ceux que l’entreprise a brisé à jamais. Tout cela est très difficile à porter.

Carole Matthieu comprend rapidement que les moyens consacrés à la santé des salariés sont très largement sous-estimé. Elle remet en question ses propres pratiques et le sens de son métier. Pour tenir, elle carbure aux cachetons. L’aboutissement d’une longue est douloureuse succession de causes et d’effets va la conduire dans une situation inextricable. Lorsqu’un salarié est assassiné dans l’entreprise, l’hypothèse d’un lien entre le meurtre et le contexte de travail ne peut être écartée…

Pris par le suspens, on retient son souffle d’un bout à l’autre. Le livre de Marin Ledun se rapproche du documentaire à caractère social avec la texture haletante et sombre des meilleurs romans noirs. En 4e de couv, on conseille au lecteur de l’offrir à son DRH. Les derniers rebondissements de l’actualité sociale pourrait vous conduire à adjoindre une allumette à votre cadeau car de toute évidence on est en présence d’une matière inflammable.

Jean-Marie Dinh

Les visages écrasés, Roman noir Seuil, 18 euros

 

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Les épuisés de la vie font recette en librairie

C’est inévitable et un peu comme le Tour de France, la rentrée littéraire suscite toujours une série de questions. Par exemple, on donnerait beaucoup (mais pas tout) pour savoir ce que pensait Delphine de Vigan le jour de la sortie de son livre Les heures souterraines. Etait-elle pétrie d’angoisse, rongée par l’incertitude ou affichait-elle au contraire l’assurance discrète d’une femme qui sort superbe de la salle de bain, deux heures après s’y être enfermée ?

On est tenu en haleine, on demande l'happy end...

On est tenu en haleine, on demande l'happy end...

On s’interroge parce qu’après No et moi (prix des Libraires 2008), traduit dans le monde entier, son cinquième roman est redoutablement efficace. Style simple, fluide, résonances percutantes, écrit comme un synopsis avec des phrases clés du genre :  » Il n’arrive pas à dormir parce qu’il l’aime et qu’elle s’en fout. « 

Il, c’est Thybault, le médecin de ville antihéros.  » Sa vie se partage entre 60% de rhinopharyngites et 40% de solitude. Sa vie n’est rien d’autre que ça : une vue imprenable sur l’ampleur du désastre.  » Elle, c’est Lila sa compagne. Thybault va trouver la force de s’en séparer, puis il sera pendu à son portable dans l’attente de son appel.

Il y a aussi la pauvre Mathilde.  » Elle n’est pas malade. Elle est fatiguée. Comme les centaines de gens qu’elle croise tous les jours.  » Dans le métro, elle a rejoint le cortège de ceux qui s’accrochent aux rampes. Le harcèlement moral dont elle est l’honnête victime la démolit. L’auteur en décrit merveilleusement le processus. Les milliers de lecteurs qui connaissent la situation ne pourront que l’attester. Mathilde est une mère courage qui élève seule ses trois enfants. Son mari est mort dans un accident de voiture. Elle a su remonter la pente.

Ce qui lui arrive est vraiment injuste. C’est l’héroïne des temps modernes qui rêve de s’oublier en se perdant à nouveau dans la culture de son entreprise. Mathilde refuse la compassion. C’est pourtant ce sentiment, que l’auteur suscite de ses lecteurs. On ne peut se résoudre à la voir souffrir. On est tenu en haleine, on demande l’happy end… Mathilde trouvera-t-elle Thybault sur sa route ?

Un roman miroir en somme sur la silencieuse misère humaine. Au cœur du déséquilibre, le livre est un succès annoncé.

Jean-Marie Dinh

Les heures souterraines, éditions Lattès, 17 euros