Albert Camus « Un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas »

Le manifeste que nous publions a été rédigé par Albert Camus (1913-1960) près de trois mois après le début de la seconde guerre mondiale. Il a alors 26 ans. Non signé, le texte est authentifié. Il est aussi d’actualité. Il pourrait tenir lieu de bréviaire à tous les journalistes et patrons de journaux qui aspirent à maintenir la liberté d’expression dans un pays en guerre ou soumis à la dictature, là où le patriotisme verrouille l’information. « Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu’un esprit un peu propre accepte d’être malhonnête », écrit Camus, pour qui résister, c’est d’abord ne pas consentir au mensonge. Il ajoute : « Un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. »

Cet article de Camus devait paraître le 25 novembre 1939 dans Le Soir républicain, une feuille d’information quotidienne vendue uniquement à Alger, dont Camus était le rédacteur en chef et quasiment l’unique collaborateur avec Pascal Pia. Mais l’article a été censuré. En Algérie, sa terre natale, qu’il n’a, à l’époque, jamais quittée hormis pour de brèves vacances, Camus jouit d’un petit renom. Il a déjà écrit L’Envers et l’Endroit (1937) et Noces (mai 1939). Il a milité au Parti communiste pour promouvoir l’égalité des droits entre Arabes et Européens, avant d’en être exclu à l’automne 1936 – il a consenti à cette exclusion, tant les reniements politiques du parti l’écoeuraient.

Secrétaire de la maison de la culture à Alger, il a monté la première compagnie de théâtre de la ville, adapté Le Temps du mépris, de Malraux, et joué des classiques. Sa première pièce, Révolte dans les Asturies, coécrite avec des amis, a été interdite par Augustin Rozis, le maire d’extrême droite d’Alger. Le jeune Camus, orphelin d’un père mort en 1914, fils d’une femme de ménage analphabète, fait de la littérature une reconnaissance de dette. Fidélité au milieu dont il vient, devoir de témoignage.

Pascal Pia, vieil ami d’André Malraux, l’a recruté en 1938 comme journaliste polyvalent pour Alger républicain, quotidien qui entendait défendre les valeurs du Front populaire. Ce journal tranchait avec les autres journaux d’Algérie, liés au pouvoir colonial et relais d’une idéologie réactionnaire. Ainsi Camus a publié dans Alger républicain une série d’enquêtes qui ont fait grand bruit, la plus connue étant « Misère de la Kabylie« .

Camus est pacifiste. Mais une fois la guerre déclarée, il veut s’engager. La tuberculose dont il est atteint depuis ses 17 ans le prive des armes. Alors il écrit avec frénésie. Dans Alger républicain puis dans Le Soir républicain, qu’il lance le 15 septembre 1939, toujours avec Pascal Pia. Ces deux journaux, comme tous ceux de France, sont soumis à la censure, décrétée le 27 août. Par ses prises de position, son refus de verser dans la haine aveugle, Camus dérange. L’équipe, refusant de communiquer les articles avant la mise en page, préfère paraître en laissant visibles, par des blancs, les textes amputés par la censure. Au point que certains jours, Alger républicain et surtout Le Soir républicain sortent avec des colonnes vierges.

Moins encore qu’en métropole, la censure ne fait pas dans la nuance. Elle biffe ici, rature là. Quoi ? Des commentaires politiques, de longs articles rédigés par Camus pour la rubrique qu’il a inventée, « Sous les éclairages de guerre », destinée à mettre en perspective le conflit qui vient d’éclater, des citations de grands auteurs (Corneille, Diderot, Voltaire, Hugo), des communiqués officiels que n’importe qui pouvait pourtant entendre à la radio, des extraits d’articles publiés dans des journaux de la métropole (Le Pays socialiste, La Bourgogne républicaine, Le Petit Parisien, le Petit Bleu, L’Aube)…

Ce n’est jamais assez pour le chef des censeurs, le capitaine Lorit, qui ajoute d’acerbes remarques sur le travail de ses subalternes lorsqu’ils laissent passer des propos jugés inadmissibles. Comme cet article du 18 octobre, titré « Hitler et Staline« . « Il y a là un manque de discernement très regrettable », écrit le capitaine. Ironie, trois jours plus tard, à Radio-Londres (en langue française), les auditeurs peuvent entendre ceci : « La suppression de la vérité, dans toutes les nouvelles allemandes, est le signe caractéristique du régime nazi. »

Le 24 novembre, Camus écrit ces lignes, qui seront censurées : « Un journaliste anglais, aujourd’hui, peut encore être fier de son métier, on le voit. Un journaliste français, même indépendant, ne peut pas ne pas se sentir solidaire de la honte où l’on maintient la presse française. A quand la bataille de l’Information en France ? » Même chose pour cet article fustigeant le sentiment de capitulation : « Des gens croient qu’à certains moments les événements politiques revêtent un caractère fatal, et suivent un cours irrésistible. Cette conception du déterminisme social est excessive. Elle méconnaît ce point essentiel : les événements politiques et sociaux sont humains, et par conséquent, n’échappent pas au contrôle humain » (25 octobre).

Ailleurs, sous le titre « Les marchands de mort », il pointe la responsabilité des fabricants d’armes et l’intérêt économique qu’ils tirent des conflits. Il préconise « la nationalisation complète de l’industrie des armes » qui « libérerait les gouvernements de l’influence de capitalistes spécialement irresponsables, préoccupés uniquement de réaliser de gros bénéfices » (21 novembre). Il n’oublie pas le sort des peuples colonisés en temps de guerre, dénonçant la « brutalisation » des minorités et les gouvernements qui « persistent obstinément à opprimer ceux de leurs malheureux sujets qui ont le nez comme il ne faut point l’avoir, ou qui parlent une langue qu’il ne faut point parler ».

Bien que les menaces de suspension de leur journal se précisent, Albert Camus et Pascal Pia ne plient pas. Mieux, ils se révoltent. Pascal Pia adresse une lettre à M. Lorit où il se désole que Le Soir républicain soit traité comme « hors la loi » alors qu’il n’a fait l’objet d’aucun décret en ce sens. Parfois le tandem s’amuse des coups de ciseaux. Pascal Pia racontera que Camus, avec malice, fit remarquer à l’officier de réserve qui venait de caviarder un passage de La Guerre de Troie n’aura pas lieu qu’il était irrespectueux de faire taire Jean Giraudoux, commissaire à l’information du gouvernement français…

Le Soir républicain est interdit le 10 janvier 1940, après 117 numéros, sur ordre du gouverneur d’Alger. Camus est au chômage. Les éventuels employeurs sont dissuadés de l’embaucher à la suite de pressions politiques. Tricard, le journaliste décide de gagner Paris, où Pascal Pia lui a trouvé un poste de secrétaire de rédaction à Paris Soir. La veille de son départ, en mars 1940, il est convoqué par un commissaire de police, qui le morigène et énumère les griefs accumulés contre lui.

L’article que nous publions, ainsi que les extraits cités ci-dessus, ont été exhumés aux Archives d’outre-mer, à Aix-en-Provence. Ces écrits, datant de 1939 et 1940, ont été censurés par les autorités coloniales. Ils n’ont pas été mis au jour par les spécialistes qui se sont penchés sur l’oeuvre de Camus. Notamment Olivier Todd, à qui on doit la biographie Albert Camus, une vie (Gallimard 1996). Ni dans Fragments d’un combat 1938-1940 (Gallimard, « Cahiers Albert Camus » n° 3, 1978), de Jacqueline Lévy-Valensi et André Abbou, qui réunit des articles publiés par Camus alors qu’il habitait en Algérie.

C’est en dépouillant carton par carton que nous avons découvert les articles manquants d’Alger républicain et du Soir républicain dans les rapports de censure. Car cette dernière a pour qualité d’être une greffière rigoureuse. De même que les services des renseignements généraux, qui notent tous les faits et gestes des individus qu’ils surveillent – ce fut le cas d’Albert Camus en Algérie. C’est ainsi qu’ont surgi, sous nos yeux, les mots, les phrases, les passages et même les articles entiers qui n’avaient pas l’heur de plaire aux officiers chargés d’examiner les morasses des pages des journaux.

« Ces archives-là n’ont pas été utilisées », confirme le spécialiste Jeanyves Guérin, qui a dirigé le Dictionnaire Albert Camus (Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2009). Même confirmation d’Agnès Spiquel, présidente de la Société des études camusiennes.

Dans l’inédit publié ici, Camus considère que « la vertu de l’homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie « . Dans L’Homme révolté, il ne dit pas autre chose, estimant que la révolte, « c’est l’effort pour imposer l’Homme en face de ce qui le nie ».

« Les quatre commandements du journaliste libre », à savoir la lucidité, l’ironie, le refus et l’obstination, sont les thèmes majeurs qui traversent son oeuvre romanesque, autant qu’ils structurent sa réflexion philosophique. Comme le football puis le théâtre, le journalisme a été pour Camus une communauté humaine où il s’épanouissait, une école de vie et de morale. Il y voyait de la noblesse. Il fut d’ailleurs une des plus belles voix de cette profession, contribuant à dessiner les contours d’une rigoureuse déontologie.

C’est aux lecteurs algériens que Camus a d’abord expliqué les devoirs de clairvoyance et de prudence qui incombent au journaliste, contre la propagande et le « bourrage de crâne ». A Combat, où Pascal Pia, son mentor dans le métier, fait appel à lui en 1944, Camus poursuit sa charte de l’information, garante de la démocratie pour peu qu’elle soit « libérée » de l’argent : « Informer bien au lieu d’informer vite, préciser le sens de chaque nouvelle par un commentaire approprié, instaurer un journalisme critique et, en toutes choses, ne pas admettre que la politique l’emporte sur la morale ni que celle-ci tombe dans le moralisme. »

En 1951, il laisse percer sa déception dans un entretien donné à Caliban, la revue de Jean Daniel : « Une société qui supporte d’être distraite par une presse déshonorée et par un millier d’amuseurs cyniques (…) court à l’esclavage malgré les protestations de ceux-là mêmes qui contribuent à sa dégradation. »

Macha Séry

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Alain Badiou :  » Organiser une critique de la démocratie  »

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Alain Badiou : " Il ne faut pas croire que la victoire du capitalisme conduira à l'opulence généralisée. Ce sera la violence et la guerre. " DR

Avec son dernier livre  De quoi Sarkozy est-il le nom ? , le philosophe dresse le constat d’un changement d’époque et appelle l’hypothèse communiste du XXIe siècle.

De quoi Sarkozy est-il le nom ?

En posant cette question, j’ai voulu introduire une analyse du phénomène qu’était l’élection de Sarkozy en me demandant ce qu’elle signifiait. Mon hypothèse générale est que Sarkozy est vraiment le nom d’un changement politique profond. Depuis la dernière guerre, les rapports de conflit droite/gauche se situaient à l’intérieur de règles du jeu admises, issues de la résistance. Dans cette période, les communistes et les gaullistes se sont mis d’accord sur deux principes. D’une part, l’Etat a une responsabilité sociale et d’autre part il est possible que la politique étrangère de la France soit relativement indépendante de la volonté des Etats-Unis. Sarkozy est le nom d’une volonté délibérée, d’en finir avec cette forme de pacte. Sous le vocable moderniser, il entend plier la France aux règles de la mondialisation capitaliste. En s’en prenant à toute une série d’acquis sociaux garantis par l’Etat et en se rapprochant grandement des Etats-Unis.

Vous faites le lien avec le pétainisme.

J’appelle pétainisme toute une série de caractéristiques, de la droite et de l’extrême droite française, qui remontent à la Restauration. C’est l’une des formes de la réaction de la droite et des forces conservatrices aux épisodes révolutionnaires. Cette réaction est liée au fait que la bourgeoisie française est depuis très longtemps une bourgeoisie effrayée et peureuse devant son propre peuple. Le pétainisme est une forme d’organisation de cette peur.

Quelles en sont les caractéristiques ?

Il y a par exemple la désignation, dans le pays, d’un groupe particulier comme responsable en partie ou en totalité des maux qu’il rencontre. Dans le cas de Pétain, c’était les juifs, dans le cas de Sarkozy, c’est la minorité ouvrière de communauté étrangère. Il y a le fait que l’on évoque toujours un des grands événements populaires comme un événement noir, cause de la décadence du pays. Pour Pétain, c’était le Front Populaire, pour Sarkozy, c’est 68. Il y a aussi l’idée que l’on peut réunifier la droite et l’extrême droite. Et l’importance des références aux modèles étrangers. Dans le cas de Pétain, c’était les pays fascistes, pour Sarkozy ce sont les pays moteurs du capitalisme mondialisé, Blair et Bush.

N’êtes vous pas allé trop loin avec  » L’homme aux rats  » ?

L’homme aux rats est un conte. J’utilise cette expression à propos des gens tout à fait déterminés qui ont quitté le navire de la gauche, au son de la flutte de Sarkozy. On a fait comme si j’étais dans la violence de la comparaison animale, ce n’est pas mon état d’esprit.

Quelle place donnez-vous au PCF et à la LCR dans l’hypothèse communiste que vous évoquez ?

Le PCF doit éclaircir la nature des choix à proposer à ses adhérents. A mes yeux, la LCR est une des composantes des choix possibles du futur parti communiste. De nombreux communistes sont très voisins dans l’esprit, de ce que pense la LCR. Le problème de la clarification des orientations de ce que fut le PCF englobe la question des alliances. De toute façon, la question de ce que sera la nouvelle organisation des forces de gauche et d’extrême gauche est entièrement ouverte, c’est un processus qui sera long. Il s’agit d’une crise sérieuse historique et pas simplement tactique. Je pense que les choix idéologiques fondamentaux précéderont les formes de l’organisation qui finalement s’imposera. On ne peut pas faire l’inverse.

Votre refus de rejeter la dictature du prolétariat et votre constat sur la démocratie, laissent un angle mort qui nous conduit au rapport idée/violence…

Je n’ai pas sur la question de l’Etat une vision claire des choses. Je me mets dans la crise moi-même. On fait comme si on pouvait faire disparaître les idées conjointes de révolution et de dictature du prolétariat sans que cela ait des effets sur la vision que l’on se fait de l’histoire de l’émancipation humaine. On ne peut pas imaginer que plus personne ne parle de cela. Je veux bien abandonner la thématique de la dictature prolétarienne au nom de la critique historique, mais il faut savoir ce qu’on va mettre à la place. On ne peut pas dire, on va mettre à la place notre participation aux élections. Le bilan de la pratique parlementaire de la gauche est là. Une succession d’échecs, d’impasses et de déceptions qui ont démoralisé les classes populaires et les ont largement ralliées au conservatisme capitaliste. Ce problème est à l’arrière-plan de la crise de la gauche révolutionnaire qui ne peut plus tenir ses positions anciennes mais n’en a pas de nouvelles.

A l’heure où les élections sont, dites-vous, un instrument de répression, quel regard portez-vous sur le système démocratique ?

Je pense qu’aujourd’hui le système parlementaire est une forme d’Etat. Ce que l’on appelle la démocratie représentative est une forme de pouvoir oligarchique. Le débat sur la démocratie, en ce sens là, nous renvoie au problème important que la gauche et l’extrême gauche ne savent pas aujourd’hui ce qu’elles proposent en matière de forme d’Etat. Cela depuis l’abandon de la catégorie dictature prolétarienne. Je ne défends pas l’expérience historique de cette catégorie. Je suis absolument d’accord qu’elle a conduit les Etats socialistes dans une impasse. Mais ce n’est pas parce que cette catégorie a été abandonnée que le problème a cessé d’exister. C’est une grande faiblesse de la gauche de n’avoir aucune proposition. Car la démocratie que nous connaissons n’est appropriée qu’au capitalisme. Il faut reconstituer un horizon idéologique cohérent.

Recueilli Par Jean-Marie Dinh

Invité par la librairie Sauramps, Alain Badiou a présenté ses deux derniers ouvrages  » De quoi Sarkozy est-il le nom ? et  » Petit panthéon portatif « 

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