Afghanistan : l’exemple soviétiques offrent un modèle de sortie

LivreTant décriés aujourd’hui, les Soviétiques ont pourtant réussi en Afghanistan ce que la coalition occidentale cherche à faire sous le nom d' »afghanisation », c’est-à-dire partir sans débandade en laissant derrière soi un gouvernement et une armée alliés, qui ont tenu plus de trois ans… jusqu’à la disparition de l’ Union soviétique.

« Le dernier soldat soviétique à franchir le «pont de l’Amitié» sur l’Amou-Daria, ce 15 février 1989, s’appelait Boris Gromov. Il était alors un jeune général de 45 ans, à la tête de la 40e armée soviétique. Deux décennies plus tard, Gromov est gouverneur de la région de Moscou. Belle carrière. Le pont, d’une longueur de 800 mètres et construit en poutrelles métalliques, est toujours là. Il sépare désormais l’Ouzbékistan de l’Afghanistan. Les Russes ont quitté ce pays, mais la paix n’y est pas revenue. Pourtant, leur retrait – réussi – pourrait servir d’exemple aux Occidentaux quelque peu empêtrés en Afghanistan. Alors que se tient jeudi à Londres une grande conférence internationale sur l’avenir du pays, l’expérience soviétique devrait paradoxalement inciter à l’optimisme. Oui, la stratégie de transfert de responsabilités aux autorités et à l’armée afghanes – connue sous le nom d’«afghanisation» – peut marcher. La preuve ? Les Soviétiques y sont parvenus dans un contexte beaucoup plus difficile. L’Amérique d’Obama devrait au moins réussir à faire aussi bien. L’expérience soviétique montre en effet qu’il est possible de trouver une porte de sortie en laissant derrière soi un régime suffisamment stable et présentable pour partir sans honte. Que ce régime soit viable à long terme est une autre histoire…

Le problème, c’est qu’on l’avait oublié. Dans l’imaginaire collectif, hérité des dernières années de la guerre froide, l’armée soviétique a été chassée militairement d’Afghanistan par les moudjahidin soutenus par l’Occident. La réalité est un plus nuancée que cela.  Lorsque les Soviétiques quittent volontairement le pays au début de l’année 1989, ils laissent derrière eux un régime prosoviétique qui se maintiendra au pouvoir plus de trois ans. Et s’il disparaît, au printemps 1992, c’est parce que son principal soutien, l’Union soviétique, a entre-temps disparu…

Retour sur ce moment de la longue histoire de la guerre civile afghane qui entrera, en avril prochain, dans sa trente-deuxième année. Mikhaïl Gorbatchev arrive au pouvoir en mars 1985. L’Armée rouge est en Afghanistan depuis plus de cinq ans : elle y est entrée au lendemain de Noël 1979 pour sauver un régime communiste menacé par le soulèvement populaire. Comme le montrent les archives du Politburo du Parti communiste d’Union soviétique, désormais accessibles, cette opération militaire était loin de faire l’unanimité au sein de la direction soviétique. En 1985, l’enlisement militaire et politique est là. Dès l’été 1986, Gorbatchev prend la décision de se retirer d’Afghanistan, mais il veut le faire dans des conditions politiques acceptables. La guerre coûte cher, de l’ordre de 50 milliards de dollars par an, elle mobilise des dizaines de milliers d’hommes, les pertes s’accumulent et la population grogne devant les «cercueils de zinc» qui rentrent au pays. Il y aura, au total, 15 000 morts en neuf ans dont une majorité par maladie, les conditions sanitaires étant épouvantables. Gorbatchev doit trouver une porte de sortie.

Première étape : Moscou débarque le dirigeant afghan Babrak Karmal, installé au pouvoir fin 1979 après que les spetsnaz (forces spéciales) du KGB eurent assassiné son prédécesseur communiste Hafizullah Amin. Karmal, lui, a la vie sauve mais il doit céder le pouvoir au docteur Najibullah, le chef des services secrets, lui-même membre du KGB depuis les années 60. Agé de 39 ans, marié à une femme de la famille royale, ce Pachtoune est surnommé «le taureau». Sa réputation souffre des méthodes expéditives et cruelles des policiers du Khad. Il va néanmoins conduire avec un certain succès une politique d’ouverture et de réconciliation nationale. C’est la méthode Gorbatchev transposée en Afghanistan. Alors que le régime s’était fait détester de la population par ses attaques contre la religion, Mohammed Najibullah tend la main à l’islam : une nouvelle Constitution, adoptée en 1987, est placée sous les auspices du «Dieu clément et miséricordieux». Le commerce est libéralisé et Najibullah joue à fond la carte des fidélités tribales et locales avec une politique clientéliste traditionnelle.

Deuxième temps : la diplomatie. Des négociations s’engagent à Genève entre l’Afghanistan, le Pakistan, l’Union soviétique et les Etats-Unis. Elles aboutissent à un accord signé le 14 avril 1988. La résistance n’est pas partie prenante de ces pourparlers, qu’elle dénonce, mais le retrait soviétique se fait donc dans un cadre de légalité internationale. Gorbatchev ne se fait pas prier : dès le mois de mai, les troupes de Moscou quittent Kandahar et Jalalabad. En août, la moitié des effectifs (130 000 hommes au total) est déjà partie.

Pour les militaires soviétiques, la situation sur le terrain s’était terriblement dégradée les deux dernières années, lorsque les Etats-Unis ont autorisé le transfert de missiles antiaériens portables Stinger et Blowpipe aux moudjahidin. En quelques semaines, les Soviétiques perdent la maîtrise du ciel. On estime que 250 avions et hélicoptères ont été abattus en trois ans… Leur défaite militaire est toutefois relative, car ils gardent le contrôle des grandes villes et des principaux axes de communication. Sans lésiner sur les moyens pour l’obtenir, avec l’usage de l’artillerie lourde contre les villages ou la pose de dizaines de milliers de mines antipersonnel.

Le 15 février 1989, le général Gromov quitte l’Afghanistan, mettant fin à plus de neuf ans de présence militaire sur le terrain. A Moscou, c’est le soulagement ; en Occident, on crie victoire. Sur le terrain, la réalité est plus contrastée. La résistance, divisée entre de nombreux groupes rivaux et parfois hostiles, perd ce qui l’unissait : la présence de l’ennemi soviétique dans le pays. La guerre oppose désormais des Afghans à d’autres Afghans. Le Pakistan reste un acteur important et pousse ses alliés, les islamistes du Hezbi-i-Islami de Gulbudin Hekmatyar – les mêmes qui affrontent aujourd’hui les soldats français dans le district de Kapissa – à passer à l’action pour renverser le régime postcommuniste.

L’assaut est donné contre la ville de Jalalabad. Au bout de quelques semaines de combat, c’est un échec militaire pour les islamistes. Les troupes fidèles au régime de Kaboul ne se sont pas débandées, bien au contraire. En partie à cause d’actes de sauvagerie commis par des djihadistes arabes, comme le raconte l’historien afghan Assem Akram (1). Une soixantaine de militaires avaient été faits prisonniers et ils furent «exécutés, coupés en morceaux, emballés dans des caisses de fruits et envoyés à la garnison de Jalalabad avec ce message : voilà ce qui attend les mécréants !» Les «mécréants», fidèles au régime de Najibullah, continuèrent le combat. D’autant qu’ils avaient les moyens de le faire. L’Union soviétique versait environ 8 millions de dollars d’aide militaire par jour. Surtout, elle avait laissé derrière elle d’importants stocks d’armes et une armée à peu près formée. L’armée afghane utilisa massivement des missiles sol-sol Scud, les même que ceux de Saddam Hussein. Les experts militaires estiment que 1 700 de ces engins furent tirés par les Afghans – ce qui fait d’eux les premiers utilisateurs au monde.

Parallèlement, le docteur Najibullah parvint à débaucher d’anciens résistants, achetant des chefs de guerre et des seigneurs locaux. «Le régime ne s’effondre pas et les moudjahidin s’avèrent incapables de gagner», constate Gilles Dorronsoro (2), l’un des meilleurs spécialistes français de ce pays. «La résistance afghane, ayant gagné sa guerre, ratait sa paix», ajoute l’Américain Michaël Barry (3). Le début de la fin commence en août 1991, lorsqu’une tentative de putsch à Moscou fragilise définitivement Gorbatchev. En décembre, l’Union soviétique disparaît et Eltsine entre au Kremlin. L’Afghanistan est le cadet de ses soucis. Ce n’est pas le cas des Pakistanais, qui détestent le docteur Najibullah et son régime postcommuniste installé à leurs portes.

A Kaboul, la décomposition du pouvoir s’accélère, faute du soutien politique et financier de Moscou. Rachid Dostom, chef de guerre ouzbek dont la milice personnelle formait la 53e division de l’armée afghane, rallie les opposants, dont le commandant Massoud. Le régime aura tenu trois ans et deux mois après le départ de ses protecteurs. Le 16 avril 1992, Najibullah démissionne alors que les milices entrent dans la capitale, où elles vont s’affronter durant des mois à l’arme lourde. Refusant de fuir en Inde, Najibullah se réfugie le 17 avril dans un bâtiment des Nations unies. Il y restera enfermé plus de quatre ans, jusqu’en septembre 1996. A cette date, les talibans entrent victorieux dans Kaboul. Ils n’ont que faire de l’immunité diplomatique des Nations unies et capturent l’ancien président de la République. Il est sauvagement assassiné, castré et son cadavre pendu à un lampadaire. La guerre civile afghane continuait sous une autre forme. Elle se poursuit toujours.

Jean-Dominique Merchet

(1) Histoire de la guerre d’Afghanistan (Balland, 1996). (2) La Révolution afghane (Karthala, 2000). (3) Le Royaume de l’insolence (Flammarion, 2002).

Voir aussi  « Mourir pour l’Afghanistan » de  Jean-Dominique Merchet  aux Editions Jacob-Duvernet, 2008. Le blog de l’auteur

Vladimir le sulfureux

Né en 1955, Vladimir Sorokine revendique Rabelais, Sade et Céline comme maîtres d’écriture. Il s’impose comme un auteur fulgurant de la génération posmoderne russe  et affirme la modernité caustique de son écriture. Ce qui lui vaut quelques déconvenues avec  les jeunesses poutiniennes qui brûlent son livre Le Lard Bleu en place publique en raison d’une scène sadomaso entre Staline et Khrouchtchev.

Les personnages de Sorokine côtoient la folie furieuse pour mieux décrire l’instabilité d’une époque. Dans son dernier livre Journée d’un opritchnik, l’auteur nous plonge au sein des troupes de choc de l’oligarchie qui règne en russie en 2028. Le héros opère au sein de la garde rapprochée du souverain unique garant de la terre d’église infaillible. Cette confrérie opérationnelle obéit aux lois sans limite d’une mission messianique. La fiction romanesque de Sorokine bouscule la logique chronologique en s’appuyant sur des ressorts historiques de la Russie. Les opritchniks sont à l’image des célèbres gardes d’Ivan le Terrible qui assurèrent son autorité par la terreur. L’auteur arrache le commando des années noires du Tsar (réhabilité par Staline), pour le transposer dans l’après communisme.

La journée bien remplie d’Andréi Danilovitch, un des chefs de cet ordre puissant, commence dans son jacuzzi. Mais dès sa première mission, on entre en plein dans l’opaque période Eltsine. Temps fébrile et basculement radical où le parti communiste se reconvertit dans les affaires. « Notre souverain s’est attaqué  à la noblesse avec pugnacité. Eh bien il a raison. Dès l’instant que la tête est partie, inutile de pleurer sur les cheveux. Quand le vin est tiré il faut le boire. Et dès qu’on a la main levée, on n’a plus qu’à sabrer. »

Le roman ne porte pas le débat, il affiche la collision entre les sphères privée, publique et religieuse au profit du pouvoir d’une petite minorité. Les considérations supérieures d’Andréi Danilovitch se traduisent dans son rapport avec le peuple. C’est dans la calme et froide assurance de servir l’intérêt supérieur de l’État que l’homme puise son aveugle détermination. Le livre n’est ni militant, ni contestataire, ni didactique, ni moral. C’est une biopsie du réel qui explique comment une poignée de dirigeants ont pu surpasser les limites de la raison pour s’emparer du pouvoir.

Journée d’un opritchnik, ed de l’Olivier, 20 euros

Vladimir Sorokine

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Soljenitsyne, un classique et un survivant

Grande figure de l’édition française, le patron des éditions Fayard Claude Durand signe dès 1967 avec Gabriel Garcia Marquez, pour Cent ans de solitude. Outre Soljenitsyne, il est également l’agent de Lech Walesa et de Ismail Kadaré et s’illustre dans l’hexagone par quelques coups d’éclat comme le transfert de Houellebecq ou la publication de  » La face cachée du Monde. « 

Que retenez-vous de marquant dans la relation de 35 ans qui vous lie à Soljenitsyne ?

 » La qualité, la durée et la fraternité de la relation. On a souvent présenté Alexandre Soljenitsyne comme quelqu’un de rugueux, d’autoritaire, il l’est, avec les puissants peut-être, mais dans le travail quotidien entre auteur et éditeur, il a toujours été d’une très grande courtoisie, d’une grande fidélité. Chaque fois que nous avons rencontré des problèmes, notre concertation a toujours était féconde. Elle se base sur la confiance. Il n’y a jamais eu l’ombre d’une mésentente entre nous.

La première partie de son œuvre se voit couronnée par le prix Nobel en 1970…

Une journée d’Ivan Denissovitch et Le pavillon des cancéreux sont les seuls livres qui ont pu être publiés sous Khrouchtchev. Le premier cercle, comme son épopée historique de la Russie La roue rouge qui réunit plusieurs gros volumes représentant l’équivalent de trois ou quatre fois Guerre et paix de Tolstoï, paraissent en Occident.

Et vous signez avec lui en 73, peu après son exil, L’archipel du Goulag, qui fait date…

Ce fut un coup de tonnerre considérable pas seulement au niveau de l’information et de la qualité littéraire, mais aussi du point de vue des répercussions politiques. Je pense que l’on peut dire qu’il y a trois hommes dont l’action, sous diverses formes, a abouti à la chute du mur de Berlin. Soljenitsyne, Lech Walesa et Jean-Paul II.

Vous en avez signé deux. Il reste donc quelque chose à faire du côté du Vatican…

Oui exactement (rire).

N’y a-t-il pas un paradoxe dans ce cheminement qui voit Soljenitsyne critiquer le système soviétique et l’Etat à ses débuts et recevoir l’année dernière le prix d’Etat des mains de Vladimir Poutine ?

Il ne critique pas l’Etat en tant que tel, mais l’Etat communiste et la dictature. Et il ne considère pas que la Russie actuelle est sous un régime dictatorial, ou alors on ne sait plus ce que les mots veulent dire. Il y a certainement des manifestations d’autorité. Mais si l’on regarde bien la constitution russe, on constate qu’elle n’est pas très différente de la constitution française de la Ve République. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème de liberté d’expression. Comme dans tous les pays sortis d’une grande dictature, la marche à la démocratie ne se fait pas du jour au lendemain. La France a eu besoin de plusieurs siècles pour que la IIIe République installe définitivement la démocratie. On peut accorder un certain temps à la Russie pour parfaire son système.

Le point commun entre les deux hommes serait-il l’amour partagé de la nation, voire du nationalisme ?

Je pense que Poutine serait ravi de se trouver des points communs avec Soljenitsyne. Est-ce que la réciproque est vraie ? Je n’irais pas jusque là. Plus la Russie s’est trouvée vulnérable, après la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’Union soviétique, plus effectivement il y a eu un réflexe de patriotisme en Russie, comme chez les intellectuels, y compris Soljenitsyne. On peut augurer que la Russie redevenant une puissance économique, grâce à ses ressources pétrolières et gazières, le facteur autoprotection jouera beaucoup moins à l’avenir.

Mais c’est vrai que Soljenitsyne est très attentif à ce que la Russie sortie du communisme, ne soit pas en butte à toutes les critiques que l’on voit fleurir comme s’il ne s’était rien passé sous Eltsine ou Gorbatchev.

Soljenitsyne s’est très tôt prononcé contre l’implication en Tchétchénie…

On a souvent dit que Soljenitsyne pensait en termes de Grande Russie ce qui, naturellement, est totalement faux, puisque dès 1973, il adresse une lettre ouverte aux dirigeants de l’Union Soviétique à Léonid Brejnev dans laquelle il demandait que l’URSS renonce à son impérialisme sur les autres nations.

Aujourd’hui, de jeunes auteurs Russes abordent également ce conflit…

Oui, la grande différence avec Soljennitsyne est qu’il appartient au XXe siècle. Et figure comme l’écrivain témoin d’un des deux grands drames de ce siècle, le Goulag. Au XXIe, il apparaît à la fois comme un survivant et un classique que l’on enseigne dans les écoles et les universités, un classique vivant.

Quel regard portez-vous sur la nouvelle génération invitée à la Comédie du livre ?

C’est une génération extrêmement variée comme souvent après une sortie de clandestinité. Il y a parfois un empressement à aller au plus facile de la liberté. Par exemple, toute une catégorie d’écrivains s’empresse de copier ce qui marche en Occident. On a d’un côté cette vogue occidentaliste et de l’autre, une école qui incarne plutôt un retour aux traditions de la littérature russe.

A l’inverse des médias, cette nouvelle sphère de pensée, ne semble guère être contrôlée par le pouvoir ?

Ce n’est pas tellement rassurant, parce que cela veut dire que l’on considère peut-être ces œuvres non dangereuses. Ce qui n’est pas un bon point pour la littérature de combat.

Certains auteurs ne se privent pas de cette liberté de critique…

C’est probablement le tempérament russe, les intellectuels et les écrivains ont vite fait de prendre leur part de liberté. Puisque ce sont des gens d’écriture et de parole, ils ont plus d’ardeur à s’en servir que les gens qui n’ont pas l’habitude de manier les mots. Tout cela est normal, on retrouve le même phénomène en occident… Peut-être pas assez d’ailleurs… « 

Claude Durand l’agent exclusif de Soljenitsyne.

DR