Non, Facebook n’a pas fait élire Trump

Donald Trump « warholisé » - Pixabay/CC0

Donald Trump « warholisé » – Pixabay/CC0

Beaucoup de voix critiquent Facebook, accusé d’avoir fait monter Trump. C’est méconnaître ce qui se joue vraiment dans une élection et c’est une façon facile de ne pas voir en face la réalité du vote Trump.

Pour les critiques, cette sélection des contenus selon des critères hyper-personnalisés finit par créer des « bulles filtrantes » (filter bubbles) : des univers où les utilisateurs ne sont exposés qu’à des contenus qui reflètent ce qu’ils aiment et pensent déjà.

A travers les réseaux sociaux, « nous recevons des informations de personnes qui nous ressemblent et qui ont des centres d’intérêt proches des nôtres », dit le chercheur et activiste Ethan Zuckerman.

Au lendemain de l’élection de Donald Trump, plusieurs médias américains font le procès de Facebook et de son algorithme comme l’un des rouages de leur aveuglement. « Comment Facebook a aidé Donald Trump à devenir président », titre Forbes. Plus direct, Select All, un site du New York Mag, y va cash : « Donald Trump a gagné à cause de Facebook. »

La thèse est séduisante et rassurante au lendemain de la victoire. Mais si les critiques ne sont pas dénuées de fondement, il est faux, et hypocrite, de dire que Facebook a fait élire Trump.

D’abord parce que l’idée surestime le rôle des médias dans les votes. Ensuite parce qu’elle refuse de voir les vraies raisons du vote Trump. Et enfin parce qu’elle blâme Facebook pour tout un système – dont les sites qui accusent maintenant la plateforme font partie.

« Chambres d’écho »

Commençons par rappeler les critiques adressées à Facebook, qui est devenu une source d’informations majeures :

« [Facebook] centralise la consommation d’informations en ligne », écrivait John Herrman dans le New York Times. Parmi les 67% d’adultes américains disant utiliser Facebook, 44% expliquent l’utiliser comme source d’information, avançait une récente étude du Pew Research Center. Pour le journaliste, une grande partie des discussions politiques aux Etats-Unis se déroulent aujourd’hui sur Facebook.

Les critiques se concentrent d’abord sur le fil d’actualité (« newsfeed »), la fonctionnalité centrale de Facebook, qui permet de voir ce que ses amis partagent. Ce fil est personnalisé par un algorithme – et c’est le cœur du problème.

L’algorithme sélectionne explicitement les statuts, les articles ou les photos que ses utilisateurs sont plus susceptibles d’aimer et de commenter, en fonction de ce sur quoi ils ont déjà cliqué, liké, etc. Facebook cherche explicitement à provoquer ce qu’ils appellent l’engagement, car c’est un moyen de retenir plus longtemps les gens sur leur plateforme.

Les filtres des algorithmes écartent les contenus dissonnants et les mondes numériques des plateformes se peuplent alors de voix similaires, devenant des « chambres d’écho » qui déforment nos perceptions, en nous donnant l’impression fallacieuse que le monde pense comme nous.

Un journaliste britannique décrivait ainsi cette bulle filtrante : « Plus de 58 millions de personnes ont voté pour Trump. Je n’en connais aucune. »

Dans une appli, le Wall Street Journal avait montré ce que peuvent donner ces chambres d’écho en reproduisant côte à côte un fil conservateur (les articles proviennent de sources classées comme telles) et un autre plus à gauche. Voilà par exemple ce que deux utilisateurs différents pouvaient voir de Donald Trump ce vendredi matin :

Danger pour la démocratie

Certains, comme le militant de l’Internet Eli Pariser, ont pointé il y a déjà plusieurs années les dangers de ces dynamiques pour la démocratie :

« En fin de compte, la démocratie ne fonctionne que si les citoyens sont capables de penser au-delà de leurs propres intérêts. Mais pour le faire, nous avons besoin d’une vision commune du monde. Nous avons besoin d’entrer en contact avec la vie d’autres personnes, leurs besoins et désirs. La bulle filtrante nous pousse dans une direction opposée – elle crée l’impression que nos intérêts personnels sont tout ce qui existe.

Alors que si c’est une bonne chose pour faire consommer les gens, ce n’est en pas une pour faire en sorte que les gens prennent des décisions ensemble. »

C’est cette critique ancienne qui ressurgit aujourd’hui.

La fracture constatée au lendemain de l’élection et le désarroi des gens qui croyaient dur comme fer que Clinton serait élue s’expliquerait en partie par ces chambres d’écho. Pour Science of Us, c’est ce qui explique pourquoi le trumpisme a prospéré et pourquoi tant de personnes en ont été isolées.

Facebook polarise les contenus

Une autre critique récurrente concerne la polarisation des contenus. En favorisant les contenus populaires et largement partagés, Facebook encourage la création de contenus chocs, aux titres forts susceptibles d’être partagés dans l’économie de la viralité.

Comme les journaux sont de plus en plus dépendants de Facebook pour faire lire leurs contenus et toucher leur audience, ils se trouvent également poussés à produire des articles « clickbait », sensationnalistes et outranciers dans l’espoir de faire cliquer. Pour Vox, c’est ce qui explique que les élections américaines de 2016 ont pris un « ton si apocalyptique ».

Et au jeu de la phrase choc et de la production de contenus viraux, Trump est le candidat idéal. C’est aussi en ce sens que Facebook aurait favorisé Trump : parce que la plateforme, par essence, favorise les petits contenus clivants et partagés.

Pendant cette élection, cette dynamique a, souligne Science of Us, encouragé la création de de pages idéologiquement très marquées ou de tout petits sites à l’audience inversement proportionnelle grâce à des contenus viraux.

Ceux-ci sont une affaire lucrative : Buzzfeed a ainsi révélé qu’une poignée de Macédoniens avaient créé et géré une centaine de sites pro-Trump. Pas parce qu’ils appréciaient le candidat, mais pour les revenus publicitaires générés par leurs contenus. « Ils publient presque tous des contenus agressifs pro-Trump destinés aux conservateurs et partisans de Trump aux Etats-Unis », explique le journal. « L’enquête de BuzzFeed News a également établi que les articles qui fonctionnaient le mieux sur ces sites étaient presque tous faux ou trompeurs. »

Et ne peut pas lutter contre les fausses infos

Autre critique soulevée : l’incapacité de Facebook à contrer les hoax et les informations fausses. Facebook ne distingue pas dans le fil des utilisateurs ces infos erronées ou bidons, qui génèrent de l’audience.

« Si quelqu’un partage un article d’un politicien qui rentre dans votre conception du monde, mais que ce contenu est complètement faux, vous le verrez dans votre fil d’actualité », résume Business Insider. Les fact-checkeurs n’arrivent pas à se faire entendre. Une histoire fausse mais frappante risque de générer plus d’engagement qu’un article sérieux démontant ces infos fausses.

Sur cette place trop grande laissée aux infos fausses ou complètement bidons, Facebook répondait à Vox utiliser plusieurs signaux pour détecter ces contenus et réduire leur portée.

« Malgré ces efforts nous comprenons qu’il y a beaucoup de choses que nous devons faire et qu’il est important de continuer à améliorer notre capacité à détecter la désinformation. »

« Nous sommes une plateforme »

De son côté, Facebook se justifie avec une ligne de défense qui ne change pas : nous sommes une plateforme qui distribue des contenus et pas un média. C’est ce qu’a répondu en août son PDG Mark Zuckerberg :

« Quand vous imaginez un média, vous pensez à des gens qui produisent des contenus, qui les éditent – ça ce n’est pas ce que nous faisons. Notre raison d’être, c’est de vous donner des outils pour sélectionner et choisir, pour avoir l’expérience utilisateur de votre choix et vous connecter aux gens, aux institutions, aux entreprises et aux institutions de votre choix. »

Les critères de Facebook, détaillés sur son blog, sont fort clairs :

« Facebook est fondé sur l’idée de connecter les gens avec leurs amis et leurs familles. C’est toujours le principe directeur du fil d’actualités aujourd’hui. »

Les détracteurs de Facebook estiment qu’aujourd’hui, au vu du rôle que joue la plateforme, cet argument est trop limité. Facebook, disent-ils, doit prendre ses responsabilités politiques.

Mauvaise foi

Une fois n’est pas coutume, on va prendre (un peu) la défense de Facebook dans ce débat. Est-ce que Facebook est biaisé ? Bien sûr. Est-ce un problème qu’un algorithme protégé par le secret commercial détermine dans des conditions relativement opaques ce que vous voyez ? Oui.

Mais Facebook – et Dieu sait qu’on est méfiant ici à son sujet – ne peut certainement pas être responsable à lui tout seul du système qu’il incarne, ni des maux structurels de la démocratie représentative américaine, encore moins de ses fractures. Démonstration.

  • Blâmer Facebook c’est se dédouaner facilement au nom d’un passé informationnel mythique.

Quand Forbes dénonce :

« Facebook vous montre des commentaires, des statuts et des infos qui vous procurent un influx constant de shoots de dopamine. Facebook place en haut de votre fil des histoires avec lesquelles vous êtes entièrement d’accord, plutôt que des histoires et des commentaires qui vont à l’encontre de vos préjugés et de votre façon de voir le monde. »

C’est un peu facile. Est-ce qu’avant les bulles filtrantes on était réellement ces citoyens modèles des Lumières, nourris d’une information diverse et de qualité, qu’on lisait avec intérêt et qui nous permettait de nous former des jugements éclairés en matière de politique ?

Probablement pas. Les gens avaient plein de moyens d’éviter les histoires allant à l’encontre de leurs préjugés, à commencer par décider d’acheter L’Huma ou le Figaro.

  • Facebook et son algorithme sont-ils vraiment responsables si les libéraux (au sens américain) n’ont pas compris qu’une large partie du pays ne pensait pas comme eux ?

La déconnexion entre les élites urbaines et les zones rurales ne date pas des réseaux sociaux. Le fait de vivre entre soi a été identifiée depuis longtemps par la sociologie et porte un nom : « l’homophilie », la tendance à aimer ceux et celles qui nous ressemblent.

Quant à blâmer Facebook parce qu’on y trouve de faux comptes et que les fausses news s’y propagent facilement… c’est un peu comme blâmer l’imprimerie parce qu’elle a permis d’imprimer « Les Protocoles des Sages de Sion ».

Les raisons structurelles du vote Trump

Oui on exagère un peu. Mais il y a quelque chose de troublant dans ce retournement unanime contre Facebook. L’élection de Trump est un séisme, comme le répète toujours en une le New York Times. Se tourner vers Facebook n’est-il pas aussi une façon d’éviter de voir la réalité en face ?

Trump n’est ni une pure création médiatique ni un fou, pour lesquels n’auraient voté que des consommateurs de médias abrutis par une fréquentation trop courante de Facebook.

Comme nous le rappelions mercredi dans un papier d’analyse, le vote Trump s’explique par des dynamiques anciennes. Parmi lesquelles :

  • racisme enraciné et « dernier tour de piste du mâle blanc », comme disait Michael Moore ;
  • dynamiques de classe complexes ne se résumant pas au vote des pauvres Blancs ;
  • montée de la colère des régions dévastées par la chute de l’industrie ;
  • mutation du parti républicain qui a favorisé l’émergence de candidats clivants ;
  • « guerres culturelles » qui opposent depuis au moins la période des droits civiques les tenants d’une Amérique multiculturelle en mutation aux partisans de « la terre et du sang », comme disait l’éditorialiste du New York Times Paul Krugman ;
  • rejet des élites symbolisées par Clinton ;
  • désir de changement quelles qu’en soient les conséquences…

Blâmer Facebook est une façon commode de refuser de voir ce qu’ont tenté d’exprimer les électeurs de Trump.

Les médias n’influencent le vote qu’à la marge

L’autre grand point faible de l’argumentation, c’est l’idée, qui sous-tend ces critiques, que les médias influencent beaucoup les résultats du vote. D’où les inquiétudes sur les chambres d’écho, les contenus qui feraient voter Trump etc. Or

« La perspective dominante dans la communauté universitaire a longtemps été que les médias avaient des effets limités sur les électeurs »

écrit [PDF] le chercheur Christophe Piar, spécialiste de l »interaction entre médias et politique.

Les travaux en sociologie tendent à montrer que beaucoup d’autres facteurs jouent sur les choix électoraux, bien avant les médias consommés.

Ainsi, rappelait en 2012 la professeure de science politique Brigitte Le Grignou dans Télérama, une étude menée pendant la campagne présidentielle américaine de 1940, qui fait toujours référence, avait montré que la majorité des électeurs (60%) savaient pour qui ils allaient voter avant la campagne. 20% se déterminaient au moment des primaires et il ne restait donc que 20% à convaincre pendant la campagne proprement dite. Et ces candidats dont le vote reste ouvert pendant la campagne, après les primaires, étaient aussi ceux qu’elle intéressait le moins.

Les sociologues auteurs de l’étude, avaient conclu que les électeurs étaient surtout déterminés par leur statut social, leur religion et leur lieu de résidence.

Plus près de nous, en 2007, deux chercheurs américains ont étudié l’effet de Fox News sur le vote républicain. Comme Fox News n’est pas arrivée en même temps dans toutes les villes, les chercheurs ont pu comparer le vote républicain des téléspectateurs qui avaient accès à Fox News et celui de ceux qui ne pouvaient pas regarder la chaîne. Cette étude a montré que le fait d’avoir ou non accès à Fox n’avait qu’un impact statistiquement insignifiant, dans l’augmentation de la part des votes républicain.

A ce résultat, il y avait deux explications possibles : le biais de confirmation (on aborde une information avec ses opinions préconçues et on la « filtre » à cette aune) ou le regard critique des gens, qui sont capables de recevoir l’information de Fox comme biaisée.

D’autres travaux de socio soulignent aussi le poids de facteurs plus influents que les médias, comme l’importance de l’entourage, des parents, amis, collègues etc, qui exercent aussi une pression des pairs.

Et ce n’est pas nouveau : pour ne prendre qu’un exemple, des chercheurs ont constaté que l’effet de la propagande antisémite nazie diffusée à la radio dépendait très largement des prédispositions des auditeurs :

« La radio nazie était la plus efficace dans les endroits où l’antisémitisme était traditionnellement important, mais elle avait des effets négatifs là où l’antisémitisme était traditionnellement faible. »

Bref, les médias influencent certains électeurs, à la marge, et en combinaison avec d’autres facteurs qui pèsent bien plus lourd qu’eux.

La faute à tout un écosystème

Ça ne veut pas dire pour autant que les médias n’influencent pas la politique. Ils ont des effets très nets [PDF] sur la façon dont elle est présentée : croissance des petites phrases, des thèmes chocs, création de « l’agenda médiatique » qui détermine des thèmes favoris de la campagne…

Indéniablement, Facebook fait partie du problème. Mais le problème est celui de tout un système, pas seulement d’une plateforme. Facebook, c’est l’arbre qui cache la forêt.

Ce qu’on reproche à Facebook, c’est le produit d’évolutions politiques d’une part et de tout un écosystème médiatique d’autre part.

C’est ce qu’explique Fred Turner, professeur à Stanford et grand historien des origines d’Internet, invité mardi à une conférence à Sciences-Po.

Trump est d’une part le produit de la montée de l’autoritarisme personnel : une forme de pouvoir fondée sur une personnalité, comme celle de Trump, où la capacité à émouvoir compte plus que les faits avancés.

D’autre part, il y a effectivement un écosystème médiatique qui lui correspond et le renforce – mais dont Facebook n’est qu’un rouage.

« Quand une nouvelle technologie apparaît, elle remplace rarement les anciennes. Les technologies ont tendance à se superposer. »

Il faut y ajouter Twitter, Fox News, les chaînes d’info, les sites pressurés par la baisse des audiences, la publicité, l’économie de l’attention…

C’est l’ensemble, dit Turner, qui est devenu insoutenable :

« L’individualisme aujourd’hui est un problème. Nous ne pouvons plus poursuivre l’expression individuelle comme but politique. Nous ne pouvons plus compter sur des systèmes qui mettent en avant l’expression individuelle pour changer la société. »

Devant le parterre d’étudiants de Sciences-Po, le prof de Stanford, venu de Californie, s’avouait à court de solutions miracles. « Nous avons besoin d’institutions publiques. La politique est difficile, souvent ennuyeuse. Mais l’alternative, c’est le monde de Donald Trump et Facebook. »

C’était quelques heures avant le résultat des élections.

Claire Richard et, Emilie Brouze

Source Rue 89, 11/11/2016

Voir aussi : Rubrique Médias, rubrique Internet, rubrique Société, Opinion, rubrique Politique, rubrique International, rubrique Etats-Unis, Fucking Tuesday,

Côte d’Ivoire: l’élection doit « absolument » avoir lieu le 29 novembre

Le secrétaire d’Etat à la Coopération, Alain Joyandet, a déclaré mardi qu’il fallait « absolument » organiser l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire le 29 novembre comme prévu, estimant que « les listes » électorales « ne sont jamais parfaites ».

« Ces élections doivent être organisées absolument telles qu’elles ont été prévues », a déclaré M. Joyandet à TV5Monde.

« Quand il y a 6 millions et demi de personnes qui sont recensées en Côte d’Ivoire d’une manière sérieuse, peut-être qu’il n’y en a pas assez, mais en tout cas, ça permet d’organiser une élection qui soit le reflet de ce que souhaitent les Ivoiriens, et je pense qu’il faut maintenant rapidement aller à cette élection et ne pas la reporter », a-t-il ajouté.

Interrogé sur la question des listes électorales, M. Joyandet a répondu: « Vous savez les listes, elles ne seront jamais parfaites. Elles ne sont d’ailleurs nulle part jamais parfaites ».

Sur près de 6,4 millions d’électeurs potentiels recensés, plus de 2,7 millions posent problème car ils n’ont été retrouvés ni sur la liste électorale de la présidentielle de 2000 ni sur les registres administratifs retenus et pour l’heure rien ne garantit donc leur nationalité.

Le Premier ministre ivoirien, Guillaume Soro, a appelé vendredi à ne pas « escamoter le travail sur la liste électorale » sous « la pression du temps ».
Reportée depuis 2005, l’élection est censée clore la crise née du coup d’Etat manqué de 2002, qui a coupé le pays en deux.

Voir aussi : Rubrique Afrique Côte d’Ivoire Gbagbo suspend les élections, Un rapport sur les   manifestations de 2004,  Rubrique Affaire Simone Gbagbo entendue par les juges ,*

Alain Badiou :  » Organiser une critique de la démocratie  »

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Alain Badiou : " Il ne faut pas croire que la victoire du capitalisme conduira à l'opulence généralisée. Ce sera la violence et la guerre. " DR

Avec son dernier livre  De quoi Sarkozy est-il le nom ? , le philosophe dresse le constat d’un changement d’époque et appelle l’hypothèse communiste du XXIe siècle.

De quoi Sarkozy est-il le nom ?

En posant cette question, j’ai voulu introduire une analyse du phénomène qu’était l’élection de Sarkozy en me demandant ce qu’elle signifiait. Mon hypothèse générale est que Sarkozy est vraiment le nom d’un changement politique profond. Depuis la dernière guerre, les rapports de conflit droite/gauche se situaient à l’intérieur de règles du jeu admises, issues de la résistance. Dans cette période, les communistes et les gaullistes se sont mis d’accord sur deux principes. D’une part, l’Etat a une responsabilité sociale et d’autre part il est possible que la politique étrangère de la France soit relativement indépendante de la volonté des Etats-Unis. Sarkozy est le nom d’une volonté délibérée, d’en finir avec cette forme de pacte. Sous le vocable moderniser, il entend plier la France aux règles de la mondialisation capitaliste. En s’en prenant à toute une série d’acquis sociaux garantis par l’Etat et en se rapprochant grandement des Etats-Unis.

Vous faites le lien avec le pétainisme.

J’appelle pétainisme toute une série de caractéristiques, de la droite et de l’extrême droite française, qui remontent à la Restauration. C’est l’une des formes de la réaction de la droite et des forces conservatrices aux épisodes révolutionnaires. Cette réaction est liée au fait que la bourgeoisie française est depuis très longtemps une bourgeoisie effrayée et peureuse devant son propre peuple. Le pétainisme est une forme d’organisation de cette peur.

Quelles en sont les caractéristiques ?

Il y a par exemple la désignation, dans le pays, d’un groupe particulier comme responsable en partie ou en totalité des maux qu’il rencontre. Dans le cas de Pétain, c’était les juifs, dans le cas de Sarkozy, c’est la minorité ouvrière de communauté étrangère. Il y a le fait que l’on évoque toujours un des grands événements populaires comme un événement noir, cause de la décadence du pays. Pour Pétain, c’était le Front Populaire, pour Sarkozy, c’est 68. Il y a aussi l’idée que l’on peut réunifier la droite et l’extrême droite. Et l’importance des références aux modèles étrangers. Dans le cas de Pétain, c’était les pays fascistes, pour Sarkozy ce sont les pays moteurs du capitalisme mondialisé, Blair et Bush.

N’êtes vous pas allé trop loin avec  » L’homme aux rats  » ?

L’homme aux rats est un conte. J’utilise cette expression à propos des gens tout à fait déterminés qui ont quitté le navire de la gauche, au son de la flutte de Sarkozy. On a fait comme si j’étais dans la violence de la comparaison animale, ce n’est pas mon état d’esprit.

Quelle place donnez-vous au PCF et à la LCR dans l’hypothèse communiste que vous évoquez ?

Le PCF doit éclaircir la nature des choix à proposer à ses adhérents. A mes yeux, la LCR est une des composantes des choix possibles du futur parti communiste. De nombreux communistes sont très voisins dans l’esprit, de ce que pense la LCR. Le problème de la clarification des orientations de ce que fut le PCF englobe la question des alliances. De toute façon, la question de ce que sera la nouvelle organisation des forces de gauche et d’extrême gauche est entièrement ouverte, c’est un processus qui sera long. Il s’agit d’une crise sérieuse historique et pas simplement tactique. Je pense que les choix idéologiques fondamentaux précéderont les formes de l’organisation qui finalement s’imposera. On ne peut pas faire l’inverse.

Votre refus de rejeter la dictature du prolétariat et votre constat sur la démocratie, laissent un angle mort qui nous conduit au rapport idée/violence…

Je n’ai pas sur la question de l’Etat une vision claire des choses. Je me mets dans la crise moi-même. On fait comme si on pouvait faire disparaître les idées conjointes de révolution et de dictature du prolétariat sans que cela ait des effets sur la vision que l’on se fait de l’histoire de l’émancipation humaine. On ne peut pas imaginer que plus personne ne parle de cela. Je veux bien abandonner la thématique de la dictature prolétarienne au nom de la critique historique, mais il faut savoir ce qu’on va mettre à la place. On ne peut pas dire, on va mettre à la place notre participation aux élections. Le bilan de la pratique parlementaire de la gauche est là. Une succession d’échecs, d’impasses et de déceptions qui ont démoralisé les classes populaires et les ont largement ralliées au conservatisme capitaliste. Ce problème est à l’arrière-plan de la crise de la gauche révolutionnaire qui ne peut plus tenir ses positions anciennes mais n’en a pas de nouvelles.

A l’heure où les élections sont, dites-vous, un instrument de répression, quel regard portez-vous sur le système démocratique ?

Je pense qu’aujourd’hui le système parlementaire est une forme d’Etat. Ce que l’on appelle la démocratie représentative est une forme de pouvoir oligarchique. Le débat sur la démocratie, en ce sens là, nous renvoie au problème important que la gauche et l’extrême gauche ne savent pas aujourd’hui ce qu’elles proposent en matière de forme d’Etat. Cela depuis l’abandon de la catégorie dictature prolétarienne. Je ne défends pas l’expérience historique de cette catégorie. Je suis absolument d’accord qu’elle a conduit les Etats socialistes dans une impasse. Mais ce n’est pas parce que cette catégorie a été abandonnée que le problème a cessé d’exister. C’est une grande faiblesse de la gauche de n’avoir aucune proposition. Car la démocratie que nous connaissons n’est appropriée qu’au capitalisme. Il faut reconstituer un horizon idéologique cohérent.

Recueilli Par Jean-Marie Dinh

Invité par la librairie Sauramps, Alain Badiou a présenté ses deux derniers ouvrages  » De quoi Sarkozy est-il le nom ? et  » Petit panthéon portatif « 

Voir aussi : Rubrique livre, Mai 68 en surchauffe, Rubrique Philosophie Deleuze et les nouveaux philosophes, Rubrique Politique entretien Jean-Claude Milner, Michela Marzano, Daniel Bensaïd, Bernard Noël,