Boualem Sansal : du totalitarisme de Big Brother à l’islamisme radical

 Boualem Sansal


Boualem Sansal Photo DR


Dans son nouveau livre, 2084, La fin du monde, Boualem Sansal imagine l’avènement d’un empire planétaire intégriste. L’auteur redoute la montée en puissance de l’islamisme dans une version «totalitaire et conquérante».

Boualem Sansal est un écrivain algérien censuré dans son pays d’origine à cause de sa position très critique envers le pouvoir en place. Son dernier livre 2084, la fin du monde vient de paraître au éditions Gallimard.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Votre nouveau livre s’intitule 2084 en référence au 1984 de George Orwell. De Jean-Claude Michéa à Laurent Obertone, de Alain Finkielkraut à Christophe Guilluy en passant par un comité de journaliste emmené par Natacha Polony, l’écrivain britannique est partout. En quoi son œuvre fait-elle écho à notre réalité?

Boualem Sansal: L’œuvre de George Orwell fait écho à notre besoin d’éclairer l’avenir, d’indiquer des caps, d’avoir une vision large et longue. Face à l’urgence de la crise, la dictature de l’immédiateté est en train d’écraser toute réflexion profonde et stratégique. Celle-ci se fait notamment dans les universités, mais ces dernières sont coupées du grand public et des acteurs politiques. La littérature est un moyen efficace de porter cette réflexion longue sur la place publique et de mobiliser les opinions. Dans 1984, Orwell avait prédit que le monde serait divisé en trois gigantesques empires Océania, Estasia et Eurasia, qui se feraient la guerre en permanence pour dominer la planète. Aujourd’hui, les Etats-Unis, l’Europe occidentale et la Chine se disputent le pouvoir mondial. Mais un quatrième concurrent décidé et intelligent émerge et progresse de manière spectaculaire. Il s’agit du totalitarisme islamique.

Pour imaginer l’empire intégriste de 2084, vous êtes-vous inspiré de l’actualité en particulier de la progression de l’Etat islamique?

Mon livre dépasse l’actualité et notamment la question de Daech car l’islamisme se répand dans le monde autrement que par la voie de cette organisation qui, comme dans l’évolution des espèces, est une branche condamnée. Cet «État» sème la terreur et le chaos, mais est appelé à disparaître. En revanche, l’islamisme, dans sa version totalitaire et conquérante, s’inscrit dans un processus lent et complexe. Sa montée en puissance passe par la violence, mais pas seulement. Elle se fait également à travers l’enrichissement des pays musulmans, la création d’une finance islamique, l’investissement dans l’enseignement, les médias ou les activités caritatives. L’Abistan est le résultat de cette stratégie de long terme.

L’Abistan, l’empire que vous décrivez, fait beaucoup penser à l’Iran …

L’Abistan est contrôlé par un guide suprême et un appareil qui sont omniprésents, mais invisibles, tandis que le peuple a été ramené à l’état domestique. Entre les deux, une oligarchie qui dirige. Un peu comme en Iran où on ne voit pratiquement pas l’ayatollah Khamenei, guide suprême de la Révolution. L’Iran est un grand pays, qui a planifié un véritable projet politique tandis que Daech est davantage dans l’improvisation et le banditisme. L’État islamique est trop faible intellectuellement pour tenir sur la durée. L’Iran a l’habileté de se servir du terrorisme pour détourner l’attention et obtenir des concessions des pays occidentaux comme l’accord sur le nucléaire qui vient d’être signé avec les Etats-Unis. L’Iran chiite pourrait détruire Daech et ainsi passé pour un sauveur auprès des sunnites majoritaires qui lui feraient allégeance. Selon moi, l’État islamique est une diversion. La Turquie, dernier califat, est aussi dans un processus mental très profond de reconstitution de l’empire Ottoman. Il y aura probablement une compétition entre Ankara et Téhéran pour le leadership du futur empire. Cependant la position géographique de l’Iran est un atout. L’Iran est situé en Asie, entre l’Irak, à l’ouest, et l’Afghanistan et le Pakistan, à l’est. Il a également des frontières communes, au nord, avec l’Azerbaïdjan et le Turkménistan. Ces pays riches en matières premières pourraient être les satellites de l’Abistan à partir desquels il poursuivra son expansion.

Vous écrivez: «La religion peut faire aimer Dieu mais elle fait détester l’homme et haïr l’humanité.» Toutes les religions ont-elles un potentiel totalitaire ou l’islam est-il spécifiquement incompatible avec la démocratie?

Toute religion qui sort de sa vocation de nourrir le dialogue entre l’homme et son créateur et s’aventure dans le champ politique recèle un potentiel totalitaire. Par le passé, l’Église catholique a fait et défait des royaumes, marié les princes et éradiqué des populations entières comme en Amérique du Sud. Dans le cas de la religion catholique, il s’agissait d’une dérive. Contrairement à l’islam qui se situe par essence dans le champ politique. Le prophète Mahomet est un chef d’Etat et un chef de guerre qui a utilisé sa religion à des fins tactiques et politiques. Par ailleurs, les textes eux-mêmes ont une dimension totalitaire puisque la charia (loi islamique), qui se fonde sur les textes sacrés de l’islam que sont le Coran, les hadiths et la Sunna, légifère sur absolument tous les aspects de la vie: les interactions avec les autres, l’héritage, le statut social, celui de la femme, celui des esclaves. Il n’y a rien qui ne soit pas encadré et défini dans le détail y compris la manière dont le croyant doit aller faire pipi! Un robot a plus de degré de liberté qu’un musulman qui appliquerait sa religion radicalement. Malheureusement, l’islam ne laisse théoriquement aucune place à l’interprétation des textes. Au XIIe siècle, il a été décidé que le Coran était la parole incréée de Dieu et qu’aucun humain ne pouvait le discuter. Il s’agissait d’une décision purement politique prise par les califes de l’époque qui voyaient leur légitimité contestée. Le prophète lui-même prônait le débat contradictoire autour des textes. La perte de cette tradition dialectique après le XIIe siècle a coïncidé avec le déclin de civilisation orientale.

Dans Le village de l’Allemand (Gallimard, 2008) vous faites le parallèle entre nazisme et islamisme radical. Quel est le point commun entre ces deux idéologies?

Nazisme et islamisme sont deux totalitarismes fondés sur le culte du chef charismatique, l’idéologie érigée en religion, l’extinction de toute opposition et la militarisation de la société. Historiquement, les frères musulmans, qui sont les premiers théoriciens de l’islamisme, se sont ouvertement inspirés de l’idéologie nazie à travers leur chef de l’époque, le grand mufti de Jérusalem, Haj Mohammad Amin al-Husseini. Celui-ci a noué une alliance avec Hitler et a participé activement à la guerre et à la Shoah en créant notamment des bataillons arabes nazis. Lors de sa rencontre avec le chancelier allemand, le 28 novembre 1941, et dans ses émissions de radio, Hadj Amin al-Husseini affirme que les juifs sont les ennemis communs de l’islam et de l’Allemagne nazie. Depuis cette période, l’extermination des juifs, qui ne figure pas dans le Coran, est devenu un leitmotiv de l’islamisme aggravé par le conflit israélo-palestinien.

Le totalitarisme décrit par Orwell est matérialiste et laïque. Plus encore que l’islamisme, le danger qui guette l’Occident n’est-il pas celui d’un totalitarisme soft du marché, de la technique et des normes qui transformerait petit à petit l’individu libre en un consommateur docile et passif?

Oui, c’est le monde que décrit Orwell dans 1984, très proche de celui que nous connaissons aujourd’hui où les individus sont domestiqués par la consommation, par l’argent, mais aussi par le droit. Ce dernier domine désormais les politiques, mais aussi le bon sens populaire. Le but est de conditionner l’individu. Cependant, ce système fondé sur l’alliance entre Wall Street et les élites technocratiques arrive à épuisement en même temps que les ressources naturelles. Dans cinquante ans, il n’y aura plus de pétrole et le problème de la répartition des richesses sera encore accru. Il faudra mettre en place un système encore plus coercitif. Une dictature planétaire, non plus laïque mais religieuse, pourrait alors de substituer au système actuel qui devient trop compliqué à cause de la raréfaction des ressources.

En quoi l’islamisme se nourrit-il du désert des valeurs occidentales?

Plus que la perte des valeurs, c’est la peur qui mène vers la religion et plus encore vers l’extrémisme. Depuis la naissance de l’humanité, la peur est à la source de tout: des meilleures inventions mais aussi des comportements les plus irrationnels. Face à la peur, des individus éduqués et intelligents perdent tout sens critique. La situation de désarroi dans laquelle se trouve l’Occident tient à la peur: peur du terrorisme, peur de l’immigration, du réchauffement climatique, de l’épuisement des ressources. Devant l’impuissance de la démocratie face à ces crises, la machine s’emballe. Il faut noter que le basculement dans l’islamisme ne touche plus seulement des personnes de culture musulmane. D’anciens laïcs ou d’anciens chrétiens sont de plus en plus nombreux à se convertir puis à se radicaliser.

Existe-t-il un chemin à trouver entre ce que Régis Debray appelle le «progressisme des imbéciles» et l’archaïsme des ayatollahs?

Dans l’histoire, l’humanité a toujours trouvé des solutions à ses problèmes, même ceux qui paraissaient les plus insolubles. Dans certains cas, la peur provoque des éclairs de génie. Hitler semblait avoir gagné la Seconde guerre mondiale, mais la peur que l’hitlérisme se répande partout dans le monde a provoqué un réveil salvateur. C’est l’intelligence qui a vaincu l’hitlérisme. Quand les Américains sont entrés en guerre, ils devaient fournir aux combattants européens armes et ravitaillements. Les cinq-cents premiers navires ont tous été coulés par les sous-marins allemands. L’Europe paraissait fichue et les Américains ont compris que sans celle-ci, ils étaient eux-mêmes morts. Alors, ils ont accéléré la recherche sur la bombe atomique et surtout ils ont inventé la recherche opérationnelle en mathématique qui a permis aux bateaux d’arriver à destination. Dans 1984, le héros d’Orwell, Winston Smith, meurt. Dans 2084, j’ai choisi une fin plus optimiste. J’offre la possibilité à mon héros, Ati, de s’en sortir en échappant à son univers. En traversant la frontière, qu’elle soit réelle ou symbolique, un nouveau champ des possibles s’ouvre à lui.

Dans Le Village de l’Allemand, Malrich, le personnage principal, prophétise: «A ce train, la cité sera bientôt une République islamique parfaitement constituée. Vous devrez alors lui faire la guerre si vous voulez seulement la contenir dans ses frontières actuelles.» La France a-t-elle fait preuve de naïveté à l’égard de l’islam radical?

Tout le monde a fait preuve de naïveté à l’égard de l’islamisme, y compris les pays musulmans. Dans Gouverner au nom d’Allah, je raconte la montée de l’islamisme en Algérie dans les années 80. Les premiers jeunes qui portaient des tenues afghanes nous faisaient sourire. Puis le phénomène a pris une ampleur inimaginable notamment dans les banlieues dans lesquelles nous ne pouvions plus entrer, pas même les policiers ou les militaires. Nous sommes le premier pays au monde à avoir interdit le voile islamique dans les lieux publics en 1991. Celui-ci «poussait» dans tous les sens et était devenu un signe symbolique de reconnaissance. J’ai été auditionné lors du vote de la loi sur le port de signes religieux à l’école en 2004. J’ai apporté aux députés français les coupures de la presse algérienne de 1991. Le débat était le même aux mots près.

Vous avez vécu le traumatisme de la guerre civile en Algérie. Peut-on vraiment comparer la situation de l’Algérie et celle de la France comme vous le faite?Notre héritage historique est totalement différent …

Si l’on regarde de près la situation française, l’islamisme s’est d’abord développé dans des banlieues majoritairement peuplée de musulmans: des «little Algérie» comme il y a un little Italy à New-York. Quand je suis allé dans certaines banlieues françaises pour les besoin de l’écriture du Village de l’Allemand, j’étais en Algérie: les mêmes cafés, les mêmes commerces, les mêmes tissus, la même langue. Dans un contexte de mondialisation et de pression migratoire, les équilibres nationaux sont bouleversés. Il y a un siècle ou deux l’Algérie était un horizon lointain. Aujourd’hui Alger est à deux heures d’avion de Paris. L’Algérie est devenue la banlieue de la France. Enfin, le web et les chaînes satellitaires ont accéléré le processus. Plus besoin de prédicateur pour répandre «la bonne parole», il suffit d’une connexion internet. L’islamisme gagne du terrain à une vitesse spectaculaire.

Source : Le Figaro Vox 04/09/2015

Voir aussi : Rubrique Livre, Littérature, Littérature Arabe,

Moyen Orient. « Agiter le peuple avant de s’en servir » *

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Ne remontons pas ab ovo si nous voulons éviter d’évoquer le premier précédent de l’histoire, celui d’Abel et de Caïn, le premier ayant sans doute eu à souffrir des brimades de son frère avant d’être trucidé par celui-ci. Mais avouons tout de même que des siècles d’exactions, de brimades et d’abus en tout genre finissent par déboucher au mieux sur des révoltes, au pire sur des guerres civiles, ou plutôt inciviles, comme celles que nous observons dans notre monde dit arabe. Des mouvements entamés par des jeunes rêvant liberté et démocratie, poursuivis par des semi-professionnels de la politique et débouchant désormais sur les bains de sang dans lesquels tout ce (pas si) beau monde patauge allégrement. À croire que les guerriers disputent aux péripatéticiennes le discutable privilège d’exercer le plus vieux métier du monde.

Sur la marmite arabe où bout un peu ragoûtant brouet, d’autres que nous, incollables dans l’art hautement pointu de la politologie, se sont penchés sur le sujet pour conclure que la religion, l’exercice du pouvoir, le tracé des frontières, les pâturages plus abondants ici que là, le besoin irrépressible chez l’être humain de faire étalage de ses muscles ou simplement la température ambiante (SVP biffez les mentions inutiles) est/sont le(s) grand(s) responsable(s) du désordre régional actuel. Sans douter est-il plus impressionnant de parler de rhinopharyngite que de rhume.

Et pourtant… Comme si la nature, en sa douteuse sagesse, avait semé dans le cœur des hommes les germes de la discorde, ce sont les divergences qui mènent le monde « parce que c’est bon pour lui », a décrété il y a longtemps Emmanuel Kant. Les réactions en chaîne dont nous sommes les témoins, un peu trop vite baptisées « printemps arabe », ne sont que la conséquence inéluctable des épreuves subies au fil des âges. L’oppression, nous disait-on, finit toujours par enfanter la révolution. Et les révolutions débouchent sur une gamme infinie de conflits.

Ainsi, longtemps les Kurdes ont représenté deux siècles durant la parfaite illustration de cet irrédentisme mis à l’honneur au XIXe siècle. « La plus grande nation sans État », selon la formule d’Olivier Piot et Julien Goldstein**, est constituée d’une quarantaine de millions d’êtres disséminés à travers la Syrie, l’Irak, la Turquie et l’Iran, soit un territoire de 520 000 kilomètres carrés (superficie de la France métropolitaine : 552 000 kilomètres carrés), jadis compartimenté par les Anglais et les Français, alors même qu’une patrie avait été prévue à leur intention par le traité de Sèvres. Le groupe a connu des heures de gloire, des vicissitudes aussi. Contre eux, Saddam Hussein a eu recours à l’aviation, à l’artillerie et aux gaz ; les Turcs s’en sont pris aux partis censés les représenter, mais aussi à leurs combattants pour la liberté ; Syriens et Iraniens ont vu en eux tantôt des alliés dans l’interminable bras de fer avec Ankara et tantôt des ennemis qu’il convenait de pourchasser. Aujourd’hui, c’est au tour de Daech de les harceler au pays du Cham, avec les résultats qu’on connaît.

À partir du Djebel syrien, les alaouites n’ont jamais cessé de se battre contre l’occupant et contre une nature inhospitalière, cause d’un sous-développement qui les poussait à s’enrôler dans les rangs de l’armée. C’est d’ailleurs par le biais de l’institution militaire que Hafez el-Assad devait assurer son emprise sur la Syrie à partir de 1970 et jusqu’au jour où, lassé de les voir se venger – à leur manière – des abus dont longtemps ils avaient été victimes, de la corruption dont profitaient leurs coreligionnaires, des atteintes aux libertés, des brimades, le peuple s’est soulevé dans un vaste élan qui, il y a tout lieu de le craindre, se poursuivra longtemps encore.

Comme un simple hoquet peut modifier le cours de l’histoire et un grain de sable enrayer une machine, le Proche-Orient vit actuellement les heures les plus sombres de son existence, marquée périodiquement par des soubresauts sanglants entre sunnites et chiites. Faux prétextes ou raisons justifiées ? On n’en est plus là, maintenant que le loup des guerres de religions est sorti du bois. Point n’est besoin d’invoquer le souvenir des ilotes grecs ou de Spartacus pour comprendre qu’il suffit de peu de chose pour transformer un vassal en tyran et que, pour se présenter en seul détenteur de la vérité, on a juste besoin de brandir l’étendard religieux, politique ou socioéconomique.

Maître Blaise Pascal, rappelez-leur donc l’indispensable rôle des Pyrénées.

* Citation attribuée à Talleyrand.

** « Kurdistan, la colère d’un peuple sans droits », texte d’Olivier Piot, photographies de Julien Goldstein, éd. Les Petits Matins, 2012, 256 pages.

Source : L’Orient Le Jour 09/10/2014

Voir aussi : Rubrique Actualité Internationale, rubrique Moyen Orient, rubrique Méditerranée, On Line, A la frontière turco-syrienne,