«Radicalisations» et «islamophobie» : le roi est nu

Fatima al-Qaws berce son fils de 18 ans, Zayed, souffrant des effets des gaz lacrymogènes lancés lors d’une manifestation de rue à Sanaa, Yémen, 15 octobre 2011. Photo Samuel Aranda

Fatima al-Qaws berce son fils de 18 ans, Zayed, souffrant des effets des gaz lacrymogènes lancés lors d’une manifestation de rue à Sanaa, Yémen, 15 octobre 2011. Photo Samuel Aranda

Par,Gilles Kepel*

Le succès du slogan «Islamisation de la radicalité» et le refus des chercheurs, par peur d’être soupçonnés d’islamophobie, d’analyser la spécificité du jihadisme confortent la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle.

 

L’une des premières victimes collatérales des attentats de 2015 est l’université française. Alors que les sciences humaines et sociales sont concernées au premier chef pour fournir les clés d’interprétation du phénomène terroriste d’une ampleur inouïe qui a frappé l’Hexagone, les institutions universitaires sont tétanisées par l’incapacité à penser le jihadisme dans notre pays. Cela provient pour une part d’une politique désinvolte de destruction des études sur le monde arabe et musulman – la fermeture, par Sciences-Po en décembre 2010, le mois où Mohamed Bouazizi s’immole par le feu à Sidi Bouzid, du programme spécialisé sur ces questions est l’exemple le plus consternant : ont été éradiqués des pans entiers de la connaissance et notamment la capacité des jeunes chercheurs à lire dans l’original arabe la littérature de propagande salafiste et jihadiste. Mais cela provient aussi d’un interdit idéologique : entre le marteau de la «radicalisation» et l’enclume de «l’islamophobie», il est devenu très difficile de penser le défi culturel que représente le terrorisme jihadiste, comme une bataille à l’intérieur même de l’islam au moment où celui-ci est confronté à son intégration dans la société française.

«Radicalisation» comme «islamophobie» constituent des mots écrans qui obnubilent notre recherche en sciences humaines. Le premier dilue dans la généralité un phénomène dont il interdit de penser la spécificité – fût-ce de manière comparative. Des Brigades rouges et d’Action directe à Daech, de la bande à Baader à la bande à Coulibaly ou Abaaoud, il ne s’agirait que de la même «radicalité», hier, rouge, aujourd’hui, peinturlurée du vert de l’islamisation. Pourquoi étudier le phénomène, apprendre des langues difficiles, mener l’enquête sur le terrain dans les quartiers déshérités où les marqueurs de la salafisation ont tant progressé depuis trente ans, puisqu’on connaît déjà la réponse ? Cette posture intellectuelle, dont Olivier Roy est le champion avec son slogan de «L’islamisation de la radicalité», connaît un succès ravageur car elle conforte la doxa médiatico-politicienne dans son ignorance de la réalité sociale et son arrogance intellectuelle – toutes deux suicidaires. Le corollaire de la dilution du jihadisme dans la radicalisation est la peur de «l’islamophobie» : l’analyse critique du domaine islamique est devenue, pour les nouveaux inquisiteurs, haram – «péché et interdit». On l’a vu avec l’anathème fulminé lors du procès en sorcellerie intenté au romancier algérien Kamel Daoud pour ses propos sur les violences sexuelles en Allemagne, par une douzaine de chercheurs auxquels le même Olivier Roy vient d’apporter sa caution (1).

Le rapport que vient de publier le président du CNRS sous le titre «Recherches sur les radicalisations» participe de la même démarche. On aurait pu s’attendre, de la part d’une instance scientifique, à une définition minimale des concepts utilisés. Il n’en est rien. Le postulat des «radicalisations» est à la fois le point de départ et d’arrivée d’un catalogue des publications et des chercheurs où la pondération des noms cités montre, sans subtilité, le parti pris idéologique des scripteurs. Emile Durkheim, bien oublié par une sociologie française dont il fut pourtant le père fondateur, avait établi l’identité de la démarche scientifique par sa capacité à distinguer les concepts opératoires des «prénotions». Il qualifiait ces dernières de «sortes de concepts, grossièrement formés», qui prétendent élucider les faits sociaux, mais contribuent, en réalité, à les occulter car ils sont le seul produit de l’opinion, et non de la démarche épistémologique de la recherche. Or, l’usage ad nauseam des «radicalisations» (le pluriel en renforçant la dimension fourre-tout) illustre à merveille le fonctionnement des prénotions durkheimiennes par ceux-là mêmes qui en sont les indignes – fussent-ils lointains – héritiers.

Cette prénotion-ci est d’origine américaine. Diffusée après les attentats du 11 septembre 2001, elle prétendait rendre compte des ruptures successives du «radicalisé» par rapport aux normes de la sociabilité dominante. Les analyses qui s’en réclament partent du même postulat propre à la société libérale – celui d’un individu abstrait, sans qualités, atome détaché de tout passé et de tout lien social. L’interrogation initiale porte la marque de l’école américaine des choix rationnels : pourquoi pareil individu décide-t-il de tuer et de mourir ? Son intérêt bien compris n’est-il pas plutôt de vivre le bonheur de l’American Way of Life ? Un commencement d’explication relève des aléas de la biographie individuelle. On présume que l’intéressé a vécu une rupture initiale (humiliation, racisme, rejet…) à l’origine de sa «radicalité», voire de son basculement ultérieur. La révolte attend alors sa mise en forme idéologique.

Pour résoudre l’énigme, l’analyse se tourne alors vers le rôle de l’offre. C’est ici que les postulats de la sociologie individualiste coïncident avec les fiches signalétiques de l’analyse policière. En effet, l’offre en question est incarnée par des «cellules de recrutement» sophistiquées, animées par des «leaders charismatiques» dont le savoir-faire repose sur un jeu subtil d’incitations religieuses, d’explications politiques et de promesses paradisiaques. Resocialisé par l’organisation réseau, l’individu adopte progressivement les modes de perception et d’action qui lui sont proposés. A la fin, il est mûr pour le passage à l’acte. Il est «radicalisé». Le recours fréquent au lexique de la «dérive sectaire» ou de la «conversion religieuse» (même lorsque l’individu en question est déjà musulman) inscrit le phénomène dans un continuum absurde reliant le terroriste Abaaoud au «Messie cosmo-planétaire» Gilbert Bourdin. La messe est dite, si l’on ose dire. Et les crédits de recherches dégagés par l’administration américaine sont allés aux think tanks de Washington où personne ne connaît un mot d’arabe ni n’a jamais rencontré un salafiste.

Venus d’outre-Atlantique et hâtivement mariés par une partie de la recherche universitaire française généraliste et ignorante de la langue arabe elle aussi, le couple «radicalisation – islamophobie» empêche de penser la manière dont le jihadisme tire profit d’une dynamique salafiste conçue au Moyen-Orient et porteuse d’une rupture en valeurs avec les sociétés européennes. L’objet «islamophobie» complète le dispositif de fermeture de la réflexion, car son objectif vise à mettre en cause la culture «blanche néocoloniale» dans son rapport à l’autre – source d’une prétendue radicalité – sans interroger en retour les usages idéologiques de l’islam. Il complète paradoxalement l’effort de déconstruction de la République opéré par les religieux salafistes, main dans la main avec les Indigènes de la République et avec la bénédiction des charlatans des «postcolonial studies» – une autre imposture qui a ravagé les campus américains et y a promu l’ignorance en vertu, avant de contaminer l’Europe.

Quelle alternative, face au défi jihadiste qui a déclenché la terreur dans l’Hexagone ? Le premier impératif est, pour la France, de prendre les études du monde arabe et de sa langue au sérieux. Les mesurettes du ministère de l’Enseignement supérieur, qui vient de créer quelques postes dédiés à «l’analyse des radicalisations» (la doxa triomphe rue Descartes) et aux «langues rares» (sic – l’arabe compte plusieurs centaines de millions de locuteurs) – relèvent d’une thérapie de l’aspirine et du sparadrap (et une opacité de mauvais aloi a orienté le choix des heureux bénéficiaires). Pourtant, c’est en lisant les textes, et en effectuant des enquêtes de terrain dans les langues locales que l’on peut mettre en perspective les événements des décennies écoulées, comprendre comment s’articulent les mutations du jihadisme, depuis le lancement américano-saoudien du jihad en Afghanistan contre l’URSS en 1979 jusqu’à la proclamation du «califat» de Daech à Mossoul en 2014, avec celles de l’islam en France, puis de France. Repérer les articulations, les charnières, comme cette année 2005 où Abou Moussab al-Souri publie son «Appel à la résistance islamique mondiale» qui érige l’Europe, ventre mou de l’Occident, en cible par excellence du jihad universel, et où les grandes émeutes de l’automne dans les banlieues populaires permettent, à côté de la participation politique massive des enfants de l’immigration musulmane, l’émergence d’une minorité salafiste visible et agissante qui prône le «désaveu» (al bara’a) d’avec les valeurs de l’Occident «mécréant» et l’allégeance exclusive (al wala’) aux oulémas saoudiens les plus rigoristes. Analyser les modes de passage de ce salafisme-là au jihadisme sanglant, qui traduit en acte les injonctions qui veulent que le sang des apostats, mécréants et autres juifs soit «licite» (halal).

A cette fin, toutes les disciplines doivent pouvoir contribuer – à condition d’aller aux sources primaires de la connaissance, et non de rabâcher des pages Wikipédia et des articles de presse. Les orientalistes, médiévistes comme contemporanéistes, les sociologues, les psychologues et cliniciens, les historiens, les anthropologues, mais aussi les spécialistes de datascience ont devant eux un champ immense à défricher – qui ne concerne pas seulement l’étude des ennemis de la société qui ont ensanglanté la France, mais aussi l’étude de la société même dont les failles ont permis à ces derniers de s’y immiscer et d’y planter leurs racines. Il est temps d’en finir avec la royale ignorance qui tétanise les esprits et fait le jeu de Daech.

(1) Libération du 10 mars.

*Gilles Kepel Professeur des universités, Sciences-Po – Ecole normale supérieure (dernier ouvrage paru : «Terreur dans l’Hexagone, genèse du djihad français», éd. Gallimard, 2015, 352 pp., 21 €) et Bernard Rougier, Professeur des universités Sorbonne-Nouvelle

Source Libération : 14/03/2016

Voir aussi : Actualité Internationale, Rubrique Revue de presse, rubrique Science, Sciences humaines, rubtique Politique  Politique de l’immigration, Politique Internationale, Nous payons les inconséquences de la politique française au Moyen-Orient, rubrique Méditerrranée, rubrique Moyens Orient, Syrie, rubrique Rencontre, Gilles Kepel,

Daniel Friedmann« Il n’y a pas de société sans croyance »

Daniel Friedmann au Forum Fnac

Daniel Friedmanm est chargé de recherche au CNRS. Ayant une certaine pratique psychothérapeutique. Il se définit avant tout comme un chercheur. Il vient de faire paraître 13 entretiens filmés Etre psy aux éditions Montparnasse. Entretien avec un sociologue qui analyse les processus de l’inconscience à travers le monde.

Peut-on construire une société sans croyance ?

La société, on ne la construit jamais intégralement. On la trouve. On essaie de la transformer : ce peut être l’œuvre humaine d’une époque, d’une génération. Il n’y a pas de société sans croyance. La croyance se définit par opposition au savoir scientifique. C’est une adhésion affective qui peut recouvrir la dimension idéologique. En ethnopsychiatrie on s’intéresse aux croyances des autres, considérés ici comme des porteurs de croyances non traditionnelles. C’est une manière de saisir le lien de quelqu’un et sa croyance sur le plan affectif. L’identité est une croyance.

Vous avez travaillé sur le changement identitaire des immigrants, leur intégration n’implique-t-elle pas aussi, une adaptation de la société qui les accueille ?

Le changement le plus visible est celui de l’immigrant. Il doit apprendre une nouvelle langue, se trouver un travail « s’autonomiser » dans un contexte nouveau. C’est un processus difficile qui implique de trouver la force de mettre en question son identité d’origine. De manière symbolique c’est faire le deuil de sa culture ou du moins trouver le moyen de la réinvestir dans la société dans laquelle il s’intègre. Cela suppose aussi que cette société s’intéresse et s’ouvre à la culture dont il est le porteur. L’exilé opère deux initiations qui le renforcent et lui permettent d’acquérir une distance, un regard critique, souvent inaccessible si l’on demeure dans un système auto référentiel.

C’est un peu ce qui s’est passé pour Freud dans son combat contre les sciences exactes ?

Effectivement, Freud était issu de la culture austro-hongroise marquée par l’antisémitisme et se trouvait dans une position minoritaire de part son appartenance juive. Ce n’est pas un hasard si la psychanalyse est née dans la Vienne du début du XXe siècle. Celui que l’on considère comme son père était lié à une double position. Celle d’intégrer la société dans laquelle il se trouvait et la venue d’un ailleurs. La conscience n’est pas un empire. Il y a l’inconscient C’est ce combat critique qu’a mené Freud contre la souveraineté de la conscience.

L’amour est-il une croyance ?

L’amour comme l’amitié est une croyance. Si vous aimez quelqu’un vous développez un lien affectif très fort. Que se passe-t-il s’il n’y a pas de croyance ? Dans quoi est-on ? Dans la dépression…

Est-ce à dire que tous les amoureux du fric sont des dépressifs qui s’ignorent ?

Euh… c’est un choix… Harpagon, celui qui est dans l’avarice, est dans la rétention, contraint dans une certaine étape de la libido au-delà de laquelle il ne peut pas aller.

A quoi tient votre parti pris de filmer les psychanalystes ?

J’ai consacré l’essentiel de ma carrière à la recherche en sociologie sur les pratiques traditionnelles para psychanalytiques comme le chamanisme, le vaudou etc. Lorsque je suis arrivé aux psychanalystes, je me suis dit que les filmer permettrait la captation de la parole mais aussi du corps. Je souhaitais faire surgir leur individualité, quelque chose de leur subjectivité.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Daniel Friedmann Etre psy 13 entretiens thématiques aux éditions Montparnasse

Voir aussi : Rubrique débat Psychanalyse un douteux discrédit, rubrique livre, Qu’est ce que la critique ?, société, la question religieuse dans le travail social,

«Nous exigeons la suppression du ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration»

Appel pour la suppression du ministère de l’Identité nationale

« Libé » publie l’appel de vingt chercheurs «contre ce rapt nationaliste de l’idée de nation»

« Promesse électorale de Nicolas Sarkozy, la création d’un ministère chargé de l’Immigration et de « l’Identité nationale » a introduit dans notre pays un risque d’enfermement identitaire et d’exclusion dont on mesure, chaque jour depuis deux ans et demi, la profonde gravité. Très officiellement, des mots ont été introduits sur la scène publique, qui désignent et stigmatisent l’étranger – et par ricochet, quiconque a l’air étranger. Réfugiés et migrants, notamment originaires de Méditerranée et d’Afrique, et leurs descendants, sont séparés d’un «nous» national pas seulement imaginaire puisque ses frontières se redessinent sur les plans matériel, administratif et idéologique.

« Qu’a fait naître ce ministère? De nouveaux objectifs d’expulsion d’étrangers (27 000 par an), des rafles de sans-papiers, l’enfermement d’enfants dans des centres de rétention, le délit de solidarité, l’expulsion des exilés vers certains pays en guerre au mépris du droit d’asile, la multiplication des contrôles d’identité au faciès, enfin la naturalisation à la carte, préfecture par préfecture, qui rompt avec le principe d’égalité…

« Dans cette fissure de la République se sont engouffrés nos dirigeants. Par des propos inadmissibles dans une démocratie, banalisés et désormais quotidiens, ils légitiment tous les comportements et les paroles de rejet, de violence, et de repli sur soi. Nous ne sommes pas ici face à des « dérapages » individuels. En réalité, ces propos sont la conséquence logique d’une politique que le gouvernement souhaite encore amplifier sous le couvert d’un « débat » sur l’identité nationale. Nous sommes ainsi appelés à devenir coauteurs et coresponsables du contrôle identitaire sur la France.

« La circulaire ministérielle adressée aux préfectures pour encadrer le débat lance une interrogation : « Pourquoi la question de l’identité nationale génère-t-elle un malaise chez certains intellectuels, sociologues ou historiens ? » La réponse est simple. Nous ne pouvons pas accepter que le regard inquisiteur d’un pouvoir identitaire puisse planer, en s’autorisant de nous, sur la vie et les gestes de chacun.

« C’est pourquoi il est temps aujourd’hui de réaffirmer publiquement, contre ce rapt nationaliste de l’idée de nation, les idéaux universalistes qui sont au fondement de notre République.

« Nous appelons donc les habitants, les associations, les partis et les candidats aux futures élections à exiger avec nous la suppression de ce « ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration », car il met en danger la démocratie ».

Signataires: Michel Agier (anthropologue, EHESS et IRD), Etienne Balibar (philosophe, université Paris-X et university of California), Marie-Claude Blanc-Chaléard (historienne, université Paris-X) Luc Boltanski (sociologue, EHESS), Marcel Detienne (historien, EPHE et université Johns Hopkins), Eric Fassin (sociologue, ENS), Michel Feher (philosophe, Paris), Françoise Héritier (anthropologue, Collège de France), Daniel Kunth (astrophysicien, CNRS), Laurent Mucchielli (sociologue, CNRS), Pap Ndiaye (historien, EHESS), Gérard Noiriel (historien, EHESS), Mathieu Potte-Bonneville (philosophe, Collège international de philosophie), Richard Rechtman (psychiatre, Institut Marcel Rivière, CHS la Verrière) Serge Slama (juriste, université d’Evry), Emmanuel Terray (anthropologue, EHESS), Tzvetan Todorov (historien, CNRS), Paul Virilio (urbaniste, Ecole spéciale d’architecture de Paris), Sophie Wahnich (historienne, CNRS), Patrick Weil (historien, CNRS).

publié par Libération

Pour signer la pétition : http://appel.epetitions.net/

Voir aussi : Rubrique actualité France Le corpus nationaliste de Sarkozy , Rubrique littérature  situation de pensée et d’actions humaines,