Christophe Guilluy : « La posture anti-fasciste de supériorité morale de la France d’en haut permet en réalité de disqualifier tout diagnostic social »

d2413La qualification pour le second tour d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen a mis en exergue la défiance de plus en plus forte des Français vis-à-vis de la politique et des partis traditionnels. Pour éviter l’arrivée au pouvoir de partis populistes, les élites politiques, intellectuelles et médiatiques seraient bien inspirées de se reconnecter avec les classes populaires.

 

Le premier tour de l’élection Présidentielle a permis à Emmanuel Macron et à Marine Le Pen d’être qualifiés pour le second tour. Sur le temps long, comment juger un tel bouleversement politique ? En quoi la qualification promise de Marine Le Pen dans les sondages a-t-elle pu participer à l’émergence du mouvement en Marche ! ?

Ce qui est intéressant, c’est que les deux candidats sont ceux qui se positionnent en dehors du clivage gauche-droite. Ceux qui ont été identifiés à droite et à gauche, issus des primaires, ne sont pas au second tour. La structure n’est plus le clivage gauche / droite. Le clivage qui émerge est lié complètement au temps long, c’est-à-dire à l’adaptation de l’économie française à l’économie monde. Dès 1992, avec Maastricht, ce clivage était apparu, avec la contestation d’un modèle mondialisé. Si on veut remonter plus loin, les causes sont à chercher dans le virage libéral, qui est le basculement des sociétés occidentales dans le néolibéralisme.

C’est une logique ou les sociétés vont se désindustrialiser au profit de la Chine ou de l’Inde par exemple. Cela est aussi vrai avec Donald Trump ou le Brexit, qui nait de la financiarisation de l’économie américaine sous Clinton et du thatchérisme.

Ce sont des dynamiques de temps long qui vont avoir un impact d’abord sur les catégories qui sont concernées par ce grand plan social de l’histoire : celui des classes moyennes. Tout cela se fait au rythme de la sortie de la classe moyenne. Logiquement, ce sont d’abord les ouvriers, qui subissent ce processus de désaffiliation politique et culturelle, qui sont les premiers à grossir le nombre des abstentionnistes et à rejoindre les mouvements populistes. Puis, ce sont les employés, les agriculteurs, qui suivent ce mouvement. La désaffiliation aux appartenances s’accentue. Les ouvriers qui votaient à gauche se retrouvent dans l’abstention ou dans le vote Front national, c’est également le cas aujourd’hui du monde rural qui votait à droite.

Ce que l’on constate, c’est que l’effet majeur de la disparition des classes moyennes est de mettre hors-jeu les partis traditionnels. Parce que le Parti socialiste ou Les Républicains ont été conçus pour et par la classe moyenne. Or, ces partis continuent de s’adresser à une classe moyenne qui n’existe plus, qui est mythique. Il ne reste plus que les retraités, cela a d’ailleurs été le problème de François Fillon, qui a perdu par son incapacité à capter le vote de la France périphérique, ces gens qui sont au front de la mondialisation. Il ne capte que ceux qui sont protégés de la mondialisation ; les retraités. C’est le même constat à gauche, dont le socle électoral reste la fonction publique, qui est aussi plus ou moins protégée de la mondialisation. Nous parlons d’électorats qui se réduisent d’année en année, ce n’est donc pas un hasard que les partis qui s’adressent à eux ne parviennent plus à franchir le premier tour.

C’est aussi ce qui passe en Europe, ou aux États Unis. Les territoires populistes sont toujours les mêmes, l’Amérique périphérique, l’Europe périphérique. Ce sont toujours ces territoires où l’on créé le moins d’emplois qui produisent ces résultats : les petites villes, les villes moyennes désindustrialisées et les zones rurales

La difficulté est intellectuelle pour ce monde d’en haut ; les politiques, les journalistes, les universitaires etc… Il faut penser deux choses à la fois. Objectivement, nous avons une économie qui créée de la richesse, mais ce modèle fonctionne sur un marché de l’emploi très polarisé, et qui intègre de moins en moins et créé toujours plus d’inégalités sociales et territoriales C’est ce qui a fait exploser ce clivage droite gauche qui était parfait, aussi longtemps que 2 Français sur 3 faisaient partie de la classe moyenne. Si on n’intègre pas les gens économiquement, ils se désaffilient politiquement.

Dès lors, peut-on parler de système « réflexif » ? Entre un Front national qui a pu émerger dans les années 80, aussi bien sur la base du « surgissement » du chômage de masse que sur les questions migratoires, jusqu’à la présence de Jean Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, et l’émergence d’un mouvement cherchant à dépasser le clivage droite gauche au travers d’Emmanuel Macron ?

C’est son modèle inversé. Emmanuel Macron comme Marine Le Pen ont fait le constat que cela ne se jouait plus autour du clivage gauche / droite. Ils ont pris en compte la polarisation de l’économie, entre un haut et un bas, et sans classes moyennes. Dans ce sens-là, l’un est la réponse de l’autre.

Géographiquement, et sociologiquement, en quoi le mouvement En Marche ! se définit il en miroir du Front National ?

Géographiquement, c’est l’opposition entre la France des métropoles et la France périphérique qui structure le match Emmanuel Macron/ Marine Le Pen. On a déjà pu voir quelques cartes sur l’opposition est ouest, mais ce clivage est ancien, hérité, il ne dit rien des dynamiques en cours. Lorsque j’étais étudiant ces cartes est ouest existaient déjà, elles expriment l’héritage de l’industrie, et donc de la désindustrialisation. C’est là où il y a le plus de chômage, de pauvreté, d’ouvriers, et le plus de gens qui votent FN. Ce qui est intéressant, c’est de voir les dynamiques. C’est en zoomant à partir des territoires qui créent le plus d’emplois et ceux qui en créent le moins. Par exemple, en Bretagne, ou Marine Le Pen fait 6% à Rennes, et 20% dans les zones rurales. C’est toujours un distinguo entre les dynamiques économiques. Aujourd’hui les classes populaires ne vivent plus aux endroits où se créent les emplois et la richesse.

Le marché de l’immobilier s’est chargé, non pas dans une logique de complot, évidemment, mais dans une simple logique de marché, de chasser les catégories dont le marché de l’emploi n’avait pas besoin. Ces gens se trouvent déportés vers les territoires où il ne se passe rien. Or, les élites n’ont de cesse de parier sur la métropolisation, il est donc nécessaire que s’opère une révolution intellectuelle. Il serait peut-être temps de penser aux gens qui ne bénéficient pas de ces dynamiques, si on ne veut pas finir avec un parti populiste en 2022.

En perdant une partie de leurs bases, la gauche avec les ouvriers, la droite avec les agriculteurs, les partis de gouvernement semblent s’être détournés des classes populaires. Quelles sont les conditions permettant une « normalisation » de la situation, dont l’objectif serait de récréer des partis de masse ?

Tout le bas ne peut pas être représenté que par le Front national. Il faut que les partis aillent sur ces thématiques. Il y a toujours eu un haut et un bas, et des inégalités, la question est qu’il faut que le haut soit exemplaire pour le bas, et qu’il puisse se connecter avec le bas. Il faut que le « haut » intègre les problématiques du « bas » de façon sincère. C’est exactement ce qui s’était passé avec le parti communiste, qui était composé d’une base ouvrière, mais aussi avec des intellectuels, des gens qui parlaient « au nom de ». Aujourd’hui c’est la grande différence, il n’y a pas de haut qui est exemplaire pour le bas. La conséquence se lit dans le processus de désaffiliation et de défiance des milieux populaires dans la France périphérique mais aussi en banlieues.

Plus personne n’y croit et c’est cela l’immense problème de la classe politique, des journalistes etc. et plus généralement de la France d’en haut. Ces gens-là considèrent que le diagnostic des gens d’en bas n’est pas légitime. Ce qui est appelé « populisme ». Et cela est hyper fort dans les milieux académiques, et cela pèse énormément. On ne prend pas au sérieux ce que disent les gens. Et là, toute la machinerie se met en place. Parce que l’aveuglement face aux revendications des classes populaires se double d’une volonté de se protéger en ostracisant ces mêmes classes populaires. La posture de supériorité morale de la France d’en haut permet en réalité de disqualifier tout diagnostic social. La nouvelle bourgeoisie protège ainsi efficacement son modèle grâce à la posture antifasciste et antiraciste. L’antifascisme est devenu une arme de classe, car elle permet de dire que ce racontent les gens n’est de toute façon pas légitime puisque fasciste, puisque raciste. La bien-pensance est vraiment devenue une arme de classe. Notons à ce titre que dans les milieux populaires, dans la vie réelle les gens, quels que soient leurs origines ne se parlent pas de fascisme ou d’antifascistes, ça, ce n’est qu’un truc de la bourgeoisie. Dans la vie, les gens savent que tout est compliqué, et les gens sont en réalité d’une hyper subtilité et cherchent depuis des décennies à préserver leur capital social et culturel sans recourir à la violence. Le niveau de violence raciste en France reste très bas par rapport à la situation aux États Unis ou au Royaume Uni.

Cette posture antifasciste, à la fin, c’est un assèchement complet de la pensée. Plus personne ne pense la question sociale, la question des flux migratoires, la question de l’insécurité culturelle, celle du modèle économique et territorial. Mais le haut ne pourra se régénérer et survivre que s’il parvient à parler et à se connecter avec le bas. Ce que j’espère, c’est que ce clivage Macron Le Pen, plutôt que de se régler par la violence, se règle par la politique. Cela implique que les partis intègrent toutes ces questions ; mondialisation, protectionnisme, identité, migrations etc… On ne peut pas traiter ces questions derrière le masque du fascisme ou de l’antifascisme.

Christophe Guilluy est géographe. Il est l’auteur, avec Christophe Noyé, de « L’Atlas des nouvelles fractures sociales en France » (Autrement, 2004) et d’un essai remarqué, « Fractures françaises » (Champs-Flammarion, 2013). Il a publié en 2014 « La France périphérique » aux éditions Flammarion.

Source Atlantico 27/04/2017

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Thaïlande: la plus sévère crise politique depuis des décennies

Un rassemblement de Chemises rouges dans la ville de Pattaya, à l’est de Bangkok. Photo RFI Arnaud Dubus
par Arnaud Dubus correspondant RFI à Bangkok

La Thaïlande se débat depuis début novembre dans une crise politique multidimensionnelle dont l’issue est difficile à entrevoir.

Cette crise n’est que le dernier soubresaut d’une phase de transition chaotique amorcée fin 2005. A l’époque, les classes moyennes de Bangkok, alliées à l’establishment traditionnel et monarchiste, se sont révoltées contre le Premier ministre, Thaksin Shinawatra, un leader populaire mais autocratique et corrompu. Sa sœur, Yingluck Shinawatra, qui dirige le gouvernement depuis les élections de juillet 2011, fait face depuis plusieurs mois à la même fronde conservatrice, appuyée sur la magistrature et la bureaucratie.

Ce n’est pas la première fois que la Thaïlande (ou le Siam, comme le pays s’appelait avant 1939) passe, dans la douleur, d’un modèle de société à un autre. Dans les années 1930, la montée en puissance économique et sociale des roturiers avaient entrainé la fin de la monarchie absolue. La forte croissance économique dans les milieux urbains, et surtout à Bangkok, à partir du début des années 1960 avaient abouti à la mobilisation pro-démocratique des classes moyennes, avec à leur tête les étudiants, lesquels avaient renversé, au début de la décennie suivante, la dictature militaire de Thanom Kittikachorn.

C’est un schéma similaire que l’on peut voir aujourd’hui, sauf qu’il se produit dans les provinces rurales. A partir du milieu des années 1980, la formidable croissance économique du royaume a bouleversé la donne sociale dans ces provinces. Les paysans ont progressivement diversifié leurs activités économiques, faisant un peu de commerce à côté de la rizière, voire se lançant dans le secteur des services. Ces mêmes paysans, qui vingt ans plus tôt peinaient à subvenir à leurs besoins, ont sorti la tête de l’eau. Ils ont souvent pu acheter une voiture, ont envoyé un ou deux enfants à l’université, voyagé à travers le pays ou même ont travaillé à l’étranger. Ils sont informés, lisent les journaux, leurs enfants surfent sur l’internet.

Un vieil adage qui ne fonctionne plus…

Dans les années 2000, ils ont réalisé, avec l’arrivée au pouvoir de Thaksin Shinawatra, que leur vote avait du poids. Ils avaient élu un politicien qui, pour la première fois, mettait en application ses promesses de campagne : sécurité sociale, micro-crédits, subventions à l’agriculture. Et quand les militaires, accusant Thaksin de manque de respect envers le roi et de corruption, l’ont évincé du pouvoir en septembre 2006, ces provinciaux (et beaucoup de migrants travaillant à Bangkok) ne l’ont pas accepté. Le vieil adage « les campagnes élisent le gouvernement, Bangkok les démantèlent » ne fonctionnait plus.

Ce que l’on voit dans les rues de Bangkok peut être analysé comme la réaction des classes moyennes de la capitale, très souvent d’origine sino-thaïlandaise, lesquelles réalisent qu’un rééquilibrage politique s’effectue dans le pays. Il est frappant lorsque l’on interviewe ces manifestants, fiers de leur éducation universitaire, de les entendre dire et redire qu’ils « paient des taxes » et qu’ils ont donc des droits spéciaux. Les Chemises rouges (comme sont appelés les gens des provinces qui soutiennent le gouvernement) sont qualifiés sans ambages de « buffles » – c’est-à-dire de gens stupides – par ces Bangkokois. Et certainement, les sino-Thaïlandais des grandes villes ont probablement plus d’affinités avec les habitants de Hong Kong ou de Singapour où ils aiment faire leur shopping qu’avec les habitants des provinces de leur propre pays.

C’est peut-être pour cette raison que leur perception des ruraux du royaume est dépassée. Leur vision se réfère à une réalité qui était peut être vraie il y a trente ans, mais ne l’est plus.

D’autres facteurs rendent cette crise de transition particulièrement sévère, au premier plan desquels la fin proche du règne du roi Bhumibol Adulyadej, âgé de 86 ans et de santé fragile – un règne entamé en 1946 et qui est le plus long de l’histoire du pays. L’identité nationale du pays a été fondée au début du XXème siècle sur le triptyque Nation-Religion-Roi, mais ces trois piliers sont en voie d’érosion accélérée.

La crise politique de ces derniers mois a mis en évidence une nouvelle montée des régionalismes. Les Chemises rouges dominent le nord-est, le nord et le centre et s’opposent au sud bouddhiste, fief des forces conservatrices (ou Chemises jaunes). La rébellion ethno-religieuse du sud à majorité musulmane relativise la position du bouddhisme – fragilisé par la corruption et les scandales de mœurs au sein de la communauté monastique – comme critère absolu de la citoyenneté thaïlandaise. La famille royale, dont l’image a été utilisée à l’excès par la Chemises jaunes dans leur campagne politique, ne parvient plus à exercer le rôle de ferment national comme par le passé. La Thaïlande doit se redéfinir et elle y semble mal préparée. Selon plusieurs analystes, cette quête d’elle-même pourrait encore durer entre dix et vingt ans.

Source RFI : 25/04/2014

Voir aussi : Rubrique Asie, Thaïlande,