Entretien avec Bertrand Tavernier autour de Quai d’Orsay

J’ai une obsession dans tous mes films, c’est de franchir les portes. Photo David Maugendre

Pour son premier passage au Cinemed, Bertrand Tavernier est venu présenter son film Quai d’Orsay, une adaptation de la BD éponyme de Christophe Blain et Abel Lanzac qui emporte l’adhésion. Le film porte à l’écran l’ambiance surréaliste qui règne au Quai d’Orsay sous la houlette du ministre poète Dominique de Villepin mais aussi un moment où la France se distingue avec panache dans le concert des nations. Sortie en salle mercredi 6 novembre. Entretien.

En quoi a consisté votre travail d’adaptation de la BD d’Antonin Baudry et Christophe Blain ?

Je l’ai lu et le lendemain j’appelais mon producteur pour lui demander d’acheter les droits. Ils ont accepté. J’ai souhaité les associer au scénario. A l’époque, le second tome n’était pas sorti. Je leur ai demandé d’ajouter le discours de l’ONU. J’ai essayé de transposer l’énergie d’expression. Je ne voulais pas faire une imitation, ça ne m’intéressait pas de faire une copie. Je n’utilise pas de storyboard J’essaie de trouver la logique des personnages. Celle d’un ministre cocasse mais sincère.

Vous tirez le meilleur des acteurs. De quelle manière avez-vous approchez la direction d’acteur ?

Je leur ai dit : ne jouez pas comique, trouvez la sincérité. Il faut que le public soit convaincu pour l’ébranler. Dire à un acteur tu fais comme ça, tu prends ton verre à la troisième scène, c’est le contraire de la direction d’acteur. Je travaille de manière pragmatique en fonction de la pratique des acteurs. Noiret, par exemple, voulait bosser pour lui-même. Il détestait la psychologie des personnages mais il attachait une grande importance aux accessoires, selon lui, plus révélateurs. J’aime donner de la liberté. J’ai besoin de cadreurs formidables. Je pense que c’est aux techniciens de s’adapter aux acteurs et pas l’inverse. J’ai retenu la leçon de Jean Renoir qui refusait la dictature de la technique. Je ne veux pas que l’imprécision devienne une censure. Je m’adapte. Je n’aime pas faire beaucoup de prises. Je ne me couvre pas ce qui induit un sentiment de danger qui met la pression aux acteurs. J’ai envie que tout le monde se dise qu’il joue sa vie dans le plan et peut-être qu’il n’y en aura pas d’autre.

Les déplacements jouent un rôle central dans le film. Vous vous êtes amusé avec les arrivées fracassantes du ministre ?

J’ai une obsession dans tous mes films, c’est de franchir les portes. On a beaucoup travaillé sur le temps. Chaque entrée du ministre est précédée d’un mini cyclone qui fait voler les feuilles dans le bureau. Je cherchais à obtenir un rendu quasi biologique. Cela me permettait de jouer par ailleurs avec les gens qui préparent son arrivée. Après avoir vu le film, Fabius a dit : « Moi je ne fais pas voler les feuilles ».

Il y a ce côté documentaire dans la manière dont vous filmez le personnel du ministère…

J’aime arriver à montrer la vérité sur les gens qui travaillent. Cela aiguise la dramaturgie, les émotions. On vit une vie survoltée au ministère des Affaires étrangères où il règne une tension permanente. Avec les décalages horaires on est jamais à l’abri d’un attentat, d’une prise d’otages ou d’un coup d’État, des cas qui nécessitent une réponse immédiate. Peillon a moins à craindre d’une attaque des parents d’élèves ou d’un assaut nocturne du SNUipp. Dans le film, l’équipe accepte la vision du ministre et travaille pour la rendre concrète, ce qui paraît totalement impossible. La tension fait que les gens cherchent des échappatoires.

N’est-ce pas un peu effrayant tout de même ces situations ubuesques au Quai d’Orsay ?

Les délires du ministre font peur mais en fin de compte, il a une vision. Il veut opposer la France à la décision américaine de partir en guerre sans l’aval de l’ONU, à la tactique du pitbull comme il dit. On peut rire de quelqu’un sans avoir de mépris. Ce qui compte en politique c’est ce qui est fait. Ce ne sont pas les extravagances. Avec le discours de l’ONU, il s’agissait de s’opposer aux néo-conservateurs qui partaient dans une guerre unilatérale qui a eu le don de réveiller le terrorisme.

Pourquoi quand on lui parle de l’OTAN, le ministre élude-?t-il la question avec des poncifs chers aux sceptiques ?

On lui pose souvent cette question à de mauvais moments, quand il a d’autres idées en tête. Au fond de lui, il partage la conviction gaullienne qu’il faut se méfier de l’OTAN qui sert avant tout, les intérêts américains.

Le film évoque un moment où la France se distingue avec panache, elle n’a pas tardé à sombrer dans les bourbiers libyen, syrien et malien…

Il y a eu longtemps une continuité quel que soit le ministre (Alain Juppé a été un des grands défenseurs de l’exception culturelle et il s’est battu contre Lord brittan. De Villepin l’aurait suivi et Hubert Vedrines également.) Tout a changé avec Sakozy/Kouchner essentiellement en ce qui concerne le rapprochement avec les USA. Et depuis, on continue. Il n’y a pas de rupture. De même que la rupture Obama/Bush est bien moindre dans ce domaine qu’on ne pouvait l’espérer.

Quel est votre point de vue sur la convention collective du cinéma ?

J’ai réalisé et produit des films difficiles à monter mais on n’a jamais payé personne en dessous du minimum syndical. Les économies, on les fait ailleurs : en préparant longuement les films, en trouvant des idées astucieuses. Je ne pense pas que le salaire des ouvriers et techniciens pèse autant que cela dans le coût des films. Ceci dit, il faut que la convention laisse des marges de souplesses pour ne pas tomber dans la rigidité du système américain qui bloque un tournage pour un repas chaud toutes les six heures.

Recueilli par Jean-Marie Dinh

Source La Marseillaise 04/11/2013

Questions bonus sur la politique du cinéma (non publiées)

Que pensez-vous des ponctions budgétaires opérées par le gouvernement sur le CNC ?

Les attaques contre le CNC sont pour la plupart scandaleuses et mal documentées. Elles ne voient pas que l’argent du CNC est générateur d’emplois, qu’on en a besoin pour lutter contre les délocalisations, pour poursuivre la numérisation (et le sauvetage du 35mm) du patrimoine français, source de revenus. On a l’impression que la main gauche de Jean Jacques Queyranne qui veut diminuer l’argent du CNC ignore ce que fait sa main droite qui finance de nombreux projets culturels dans sa région grace à ce même CNC. On ne peut opas défendre l’exception culturelle et supprimer la culture. Cela les ministres des finances socialistes ne semblent pas le comprendre.

Voir aussi : Rubrique Cinéma, rubrique Rencontres,

Laïcité, République, Histoire, la sainte trinité

L'église et la France républicaine
L’église et la France républicaine

Le débat sur la laïcité sur fond de diabolisation de l’islam et de bonne conscience « républicaine » vient à point nommé occulter l’existence d’autres intégrismes à l’oeuvre dans le présent mondial, comme le parti Shass en Israël, les « évangélistes » américains, les fondamentalismes hindous ou les catholicismes extrêmes. Et la laïcité vire elle-même à l’intégrisme dès lors qu’elle se définit par une extériorité totale aux religions et par la traque du moindre « signe religieux » surtout s’il est musulman. L’esprit de la loi de 1905, rapportée par Aristide Briand, était celui d’une laïcité tolérante et ouverte. Mais les dogmatismes de tout poil en ont souvent brouillé l’ interprétation. La propension française à une religiosité qui s’ignore parce qu’elle se couvre du manteau de la laïcité est l’une des caractéristiques d’un affichage ostentatoire de républicanisme bon teint.

Tocqueville en 1856 voyait dans la Révolution française « une révolution politique qui a opéré à la manière et qui a pris en quelque chose l’aspect d’une révolution religieuse ». Ce dogmatisme est lui-même un héritage de l’absolutisme monarchique, historiquement étayé par un absolutisme catholique, marqué notamment par la Révocation de l’Edit de Nantes (1685) et la traque des « prétendus réformés », sans oublier dans un passé plus lointain l’extermination des Cathares ou les mesures ant-ijuives du pieux Saint Louis. Dix ans avant la loi de 1905, un intégrisme catholique se manifestait encore dans les courants antisémite et anti-protestant de l’antidreyfusisme.

Au présent, la confusion des concepts et le brouillage des postures derrière les invocations immodérées à la République et à la laïcité semblent avoir atteint un sommet de bonne conscience. Lorsqu’un Henri Guaino affirme (Le Monde 12-13 décembre) que le programme des Verts « n’est pas très républicain » puisqu’il ne partage pas ses propres dogmes sur l’assimilation, la nation, l’Etat, il se positionne comme un clerc, seul habilité à dire « la » vérité sur « sa » République. Quand Jean-Louis Borloo organise un grand dîner « républicain », on est en droit de s’interroger sur les divergences conceptuelles et idéologiques naturelles entre les participants et donc sur la sémantique de ce rassemblement hormis un éphémère bruit médiatique (Le Monde 11 décembre).

La prestation tourne à la manipulation avec Marine Le Pen se réclamant d’une laïcité dont, au moment même où elle en prononce le mot, elle en dénie le sens originel par l’implicite diabolisation de l’islam, nouvelle figure idéologique d’un néo-nationalisme intégral fondé sur l’exclusion de l’Autre et donc sur la négation des fondements mêmes de la notion de laïcité.

Et voilà que, dans le supplément « éducation » du Monde (15 décembre), Bertrand Tavernier nous ressert la troisième personne de la sainte trinité : une « histoire de France » intouchable. Présentée dans les manuels primaires comme L’Histoire avec article défini et « H » majuscule, sa sempiternelle défense cristallise en tabou le récit national hérité de la IIIe République et ses héros repères, pétrifiant dans un passé révolu une identité nationale supposée immobile et anhistorique.

Lorsque Bertrand Tavernier semble regretter l’enseignement de son « époque », qui « excluait l’histoire du monde, ou celle de l’esclavage », évoquant paradoxalement « les cours ennuyeux suivis à l’école » (au contraire de ses films), il cautionne, sans doute involontairement, la perpétuation paralysante de cette trilogie figée dans le marbre de la nostalgie.

L’affirmation perverse d’une pseudo laïcité imbibée d’islamophobie ne peut que favoriser le développement d’autres intégrismes. Il serait temps, parallèlement à la nécessaire construction de mosquées, de déconstruire les visions anachroniques et figées de la trilogie pour opposer à ce catéchisme national-républicain l’analyse des contradictions de la société réelle et de nouveaux décryptages du passé donnant sens aux héritages multiples du présent et donnant vie aux valeurs solidaires et fraternelles à y injecter de toute urgence.

Suzanne Citron et Laurence De Cock

(Le Monde)

Suzanne Citron et Laurence De Cock sont aussi co-auteures de l’ouvrage collectif, La Fabrique scolaire de l’histoire, éditions Agone 2009.