Berlin, années 1930

Georges  Grosz L'hommage à Oskar Panizza (1917-1918)

Longtemps, la littérature allemande a méconnu le monde de la ville, lui préférant la Heimat, synonyme de campagne et d’idylle. Il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que des écrivains tels qu’Alfred Döblin, Thomas Mann ou Bertolt Brecht fassent vraiment entrer la ville dans la littérature, relayés dans le domaine de la peinture par des artistes comme George Grosz et Otto Dix.

Berlin, devenue capitale de la première République allemande, au lendemain de la défaite de 1918, occupe naturellement la première place ; mais, la menace du IIIe Reich se précisant, les écrivains en viennent à voyager de plus en plus, et Paris, Marseille et Nice, lieux de refuge ou d’exil, seront aussi l’objet de descriptions et d’évocations souvent publiées sous forme de reportages pour les journaux auxquels ils collaborent. Ainsi, l’essayiste Siegfried Kracauer (1889-1966) écrivait pour la Frankfurter Zeitung, et le romancier Joseph Roth (1894-1939), éternel exilé allant d’hôtel en hôtel, connut d’abord la gloire comme chroniqueur pour divers journaux allemands et autrichiens.

« Une confusion bien ordonnée ; un arbitraire exactement planifié ; une absence de buts sous une apparence de finalité. Jamais encore autant d’ordre n’a été appliqué au désordre (1). » C’est ainsi qu’en 1930 Roth appréhende Berlin, symbole à ses yeux d’une histoire allemande marquée par la déchirure. Fascinante et repoussante, la capitale concentre toutes les tares et toutes les qualités d’un intermède démocratique fulgurant mais fragile. La même année, Kracauer va visiter les bureaux de placement berlinois où s’entassent les chômeurs et où « l’attente devient une fin en soi (2) ». On vient ici pour échapper à la solitude, comme on va dans les cabarets et les cafés « où tu sembles le protagoniste sans vie d’époques délaissées ».

L’un et l’autre s’attachent à dresser le portrait d’une ville frémissante qui va bientôt devenir le chaudron de la barbarie. Kracauer est subtil et parfois sentencieux ; Roth est l’homme qui regarde et raconte ce qu’il voit, quitte à cogner. Mais, chacun à sa façon, ils déploient le panorama d’un univers où une beauté à la Blaise Cendrars se niche au creux des dangers. « Un voyage en métro est parfois plus riche d’enseignements qu’un voyage sur les mers ou dans des pays lointains », écrit Roth. On peut regretter que ces textes soient classés par thèmes et non par ordre chronologique, ce qui aurait donné l’épine dorsale d’une réflexion portée par l’histoire.

C’est à l’histoire, précisément, que les Cahiers de l’Herne, qui ont compris l’importance de l’enjeu, donnent le primat dans leur numéro consacré à Walter Benjamin : le volume « s’organise autour de l’interrogation sur les matériaux biographiques et historiques avec lesquels [Benjamin] a façonné sa pensée », comme l’écrit Patricia Lavelle dans son introduction (3). Archétype du promeneur urbain comme Jean-Jacques Rousseau le fut du promeneur bucolique, Benjamin (né en 1892) se situe à la charnière entre littérature et philosophie. Plus abstrait que les deux auteurs précédents, parfois même confus dans ses démonstrations, il aime avancer parmi les ombres grises de notre planète, et c’est dans le cinéma qu’il reconnaît le mieux ce théâtre des ombres, symbole de l’urbanisation universelle, miroir des grands bouleversements. Comme son ami Kracauer, auteur du fameux De Caligari à Hitler, Benjamin s’attache à déchiffrer le cinéma ; mais, pour lui, celui-ci ne répond pas à un simple besoin de distraction.

Ses effets de choc sont une adaptation de l’homme aux dangers qui le menacent, concentrés dans les métropoles ; et peut-être l’homme s’est-il trop adapté, abdiquant ainsi sa capacité de résistance. Benjamin s’est suicidé à Portbou, petite ville espagnole proche de la frontière française, le 26 septembre 1940. Deux ans auparavant, il avait commencé une admirable étude sur Paris intitulée Passages.

Pierre Deshusses

(1) Joseph Roth, A Berlin, Les Belles Lettres, Paris, 2013, 224 pages, 13,50 euros.

(2) Siegfried Kracauer, Rues de Berlin et d’ailleurs, Les Belles Lettres, 2013, 216 pages, 13,50 euros.

(3) Walter Benjamin, L’Herne, coll. «  Cahiers de l’Herne  », Paris, 2013, 392 pages, 39 euros.

Source Le Monde Diplomatique Février 2014

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L’opportunisme en rupture avec la fiction

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Théâtre. Après Béziers et avant Alès, on peut voir «Tambours dans la nuit» de Bertolt Brecht au CDN de Montpellier dans une mise en scène de Dag Jeanneret.

« Ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse ! »  écrit Brecht en 1930, dans L’Exception est la règle. L’avertissement marque un engagement déjà présent dans sa seconde pièce Tambours dans la nuit créée en 1922 à Munich. On (re) découvre cette oeuvre de jeunesse avec plaisir en ce moment au Treize Vents dans une mise en scène de Dag Jeanneret.

Le théâtre didactique brechtien nous est restitué dans son jus. Tout part de la salle à manger familiale, de l’opulent ennui des bourgeois qui ont su prospérer avec la Grande guerre qui s’achève. Dehors gronde le début de la révolution allemande. L’auteur dessine avec une causticité jubilatoire l’ambivalence opportuniste qui préside.

On ne se soucie pas plus du bonheur de ses enfants que des revendications populaires. « La fin du cochon c’est le début du saucisson », s’enchante le patriarche qui impose un mariage d’intérêt à sa fille Anna. L’affaire semble dans le sac quand débarque Kragler l’ex fiancé d’Anna disparu sur le front africain depuis quatre ans.

La sincérité du soldat s’oppose à la désillusion ambiante et le pousse à rejoindre la révolution spartakiste qui court, avec coeur, au massacre. Alors qu’il s’apprête à rejoindre les insurgés, sa fiancé lui revient. Kragler décide alors de rentrer à la maison avec elle.

« Bretch fait partie de ces auteurs dont on apprend beaucoup, qui interrogent positivement notre pratique », indique Dag Jeanneret. Il y a dans cette affirmation l’intention d’un travail honnête sans lequel toute tentative brechtienne se mue en imposture.

Intention perceptible d’un bout à l’autre du spectacle qui comporte certaines faiblesses comme les malhabiles entrées et sorties dans le premier acte ou la force collective excessive et généreuse du groupe qui l’emporte parfois sur le drame intérieur des personnages. Mais l’oeuvre impose ici un exercice où ce dosage s’avère bien plus délicat que dans une comédie de caractère. Ces petites imperfections relèvent de réglages techniques qui ne trahissent pas l’horizon de nos attentes.

Les retrouvailles qui nous sont proposées avec ce texte, peuvent comme le souligne le metteur en scène, résonner avec notre incapacité à agir contre un monde déshumanisé. Elles rappellent aussi à quel point les effets du nihilisme politique nous menacent.

Jean-Marie Dinh

A Montpellier jusqu’au 22 nov à Alès les 28 et 29 novembre

Source : L’Hérault du Jour 22/11/2013

Vous dans le public « Ne faites donc pas des yeux si romantiques ! »

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