Vers une théorie de la puissance destituante – Par Giorgio Agamben

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Ce lundi, le journal Libération publie une tribune d’Eric Hazan et Julien Coupat intitulé : Pour un processus destituant:invitation au voyage. L’initiative est ouverte mais déterminée.

À l’inverse du processus constituant que propose l’appel publié par Libération – car c’est bien de cela qu’il s’agit –, nous entendons amorcer une destitution pan par pan de tous les aspects de l’existence présente. Ces dernières années nous ont assez prouvé qu’il se trouve, pour cela, des alliés en tout lieu. Il y a à ramener sur terre et reprendre en main tout ce à quoi nos vies sont suspendues, et qui tend sans cesse à nous échapper. Ce que nous préparons, ce n’est pas une prise d’assaut, mais un mouvement de soustraction continu, la destruction attentive, douce et méthodique de toute politique qui plane au-dessus du monde sensible.
« Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! »

 

Rapide comme l’éclair, lundimatin a décidé de prolonger cette invitation en offrant quelques pièces au débat. À n’en pas douter, la déréliction générale de la gauche amènera tout un chacun à adhérer à cette nouvelle théorie de la destitution, cependant, reconnaissons que le concept est encore bien flou et que certains éclaircissements sont de rigueur. À cette fin, nous avons décidé de publier cette intervention inédite de Giorgio Agamben. À l’été 2013, sur la plateau de Millevaches, était organisé un « séminaire » intitulé : Défaire l’Occident. Environ 500 participants avaient discuté une semaine durant du cours du monde et souvent même de son effondrement. Il s’agissait de clarifier théoriquement un certain nombre de points problématiques pour la jeunesse d’aujourd’hui : l’amour, la démocratie, l’économie, la magie, la cybernétique, etc.
Un certain nombre d’intellectuels de renom y prirent part comme Eva Illouz, Xavier Papaïs, Jacques Fradin, Franco Piperno et bien d’autres.

Le titre des réflexions que je vais partager avec vous serait « pour ou vers une théorie de la puissance destituante ».

Avant d’en venir à ce problème, je crois qu’il me faut un peu revenir en arrière, pour interroger l’itinéraire qui m’avait amené à poser ce problème.

Si je devais me poser à moi-même la question : qu’est-ce que j’ai voulu faire quand j’ai entrepris cette espèce de longue archéologie du politique qui se met sous le titre Homo sacer ?

Je crois qu’il ne s’agissait pas pour moi de corriger ou de réviser, de critiquer des concepts ou des institutions de la politique occidentale ; ça peut être important, mais mon but était plutôt celui de déplacer les lieux même du politique, et pour cela, avant tout, d’en dévoiler les lieux et l’enjeu véritable.

Je vais aller très vite pour résumer ces points.

Il m’est apparu que le lieu originaire du politique, dans la politique occidentale, c’est quelque chose comme une opération sur la vie, ou une opération qui consiste à diviser et capturer la vie par son exclusion même, c’est-à-dire à inclure la vie dans le système par son exclusion. Et là, le concept d’exception était utile.

« Exception » signifie étymologiquement prendre quelque chose au-dehors, c’est-à-dire exclure quelque chose et l’inclure par son exclusion même. Il me semble que l’opération originaire du politique est de cet ordre-là et la vie est quelque chose de non politique, d’impolitique qui doit être exclu de la cité, du politique et par cette exclusion elle va être inclue et politisée.

C’est une impression complexe et étrange, c’est-à-dire que la vie n’est pas politique en elle-même mais elle va être politisée. Il faut qu’elle soit politisée et de cette façon elle va devenir le fondement même du système.

Vous voyez là qu’on peut dire que, dès le début, la politique occidentale est une biopolitique parce qu’elle se fonde sur cette étrange opération d’exclure la vie comme impolitique et en même temps de l’inclure par ce geste même. Voilà, ça veut dire que le lieu du politique est quand même la vie mais à travers une opération de division, d’exclusion, d’articulation, d’inclusion etc.

Donc le politique c’est quand même la vie capturée sous une certaine modalité. Je vais essayer de définir cette structure d’exception.

Ce qui m’était apparu, c’est que par cette opération, la vie est divisée d’elle-même et elle se présente sous la forme de la vie nue, c’est à dire d’une vie qui est séparée de sa forme. Mais la stratégie il me semble, est toujours la même, on retrouve cette stratégie partout : par exemple, j’avais essayé de l’éclaircir chez Aristote.

Aristote ne va jamais définir la vie et depuis toujours c’est comme ça et même aujourd’hui. La vie n’est jamais définie mais par contre ce qui n’est pas défini est divisé et articulé, vous savez bien : vie végétative, vie sensible, vie des relations. On ne sait pas ce qu’est la vie mais on sait très bien la diviser, et comme vous savez, par la technique aujourd’hui même, produire cette division, réaliser cette division.

C’est dans ce sens que dans le premier volume du livre, je disais que l’opération fondamentale et souterraine du pouvoir est justement cette articulation de la vie, cette production de la vie nue en tant qu’élément politique originaire. Parce que ce qui résulte de cette opération finalement, c’est la production de cette étrange chose qu’il ne faut pas du tout confondre avec la vie naturelle.

La vie nue n’est pas du tout la vie naturelle, c’est la vie en tant qu’elle a été divisée et incluse de cette façon dans le système.

Là, on peut essayer de montrer aussi d’autres aspects de cette opération plus étroitement liés à l’histoire de la politique. Par exemple, les travaux sur le rôle de la guerre civile dans cette perspective dans la Grèce ancienne, dans l’Athènes classique. Christian Meier et d’autres historiens ont montré qu’au Ve siècle en Grèce, il se passe une chose très singulière : on assiste à une tout autre façon de définir l’appartenance sociale des individus.

Jusqu’à ce moment-là, cet historien montre que l’inclusion dans la cité, dans la polis, se faisait par des états et des conditions sociales. Il y avait des nobles, des membres de communautés cultuelles, des marchands, des paysans, des riches. Et donc l’inclusion était définie par cette pluralité des conditions.

Ce qui se passe au Ve siècle, c’est l’apparition du concept de citoyenneté comme le concept qui va définir l’appartenance sociale des individus à la ville. Il appelle ça une politisation, c’est à dire que par ce concept de citoyenneté que nous avons (malheureusement) hérité de la Grèce classique, la vie politique va se définir par la condition et le statut pas seulement formel ou juridique mais qui définit l’action même du citoyen. C’est à dire que le critère du politique va être la citoyenneté et la polis, la cité va se définir par la condition, l’action, le statut des citoyens.

C’est une chose qui nous apparaît tout à fait claire, même triviale, mais c’est à ce moment-là que ce concept est apparu en tant que seuil de politisation de la vie. C’est-à-dire que la vie des citoyens va s’inscrire dans la cité par ce concept qui est donc un seuil, qui définit un seuil de politisation.

La polis, la cité devient donc un domaine qui définit la condition des citoyens en tant que clairement opposé et distingué de la maison. Polis et oïkos : la maison (qui définit la condition de la vie du règne de la nécessité, de la vie reproductive etc.) est clairement, par le concept de citoyenneté, séparée de la cité. Et là, c’est un point important, on retrouve cette même division dont j’avais parlé avant entre la vie naturelle, la zôè et le bios, la vie politique. Là on le retrouve par l’opposition de la maison, la famille, l’oïkos, l’économie et la polis, le politique.

Mais vous voyez que si je parle d’un seuil de politisation, c’est que vraiment le politique apparaît dans cette dimension comme un champ de tension défini par des pôles opposés, la zôè (la vie naturelle) et le bios (la vie politique) ; la maison (l’oïkos) et la polis (la cité). Ce n’est pas quelque chose de substantiel, c’est un champ de tension entre ces deux pôles.

Et là, on voit bien le rôle que la guerre civile va jouer dans ce champ de tension. Là j’étais parti des recherches de Nicole Loraux sur la guerre civile, stasis, à Athènes. Loraux dit que la guerre civile est une guerre dans la famille, c’est une guerre dont le lieu originaire est justement la maison, la famille, une guerre entre frères ou entre fils et pères, etc. Mais ce qui m’est apparu en prolongeant ces recherches, c’est que la guerre civile fonctionne en Grèce, et notamment à Athènes, comme un seuil qui va définir ce champ de force dont les deux pôles extrêmes sont la famille, la maison et la cité.

Et en traversant cette espèce de seuil, ce qui n’est pas politique se politise et ce qui est politique se dépolitise. C’est seulement si on voit la guerre civile dans cette perspective qu’on comprend des choses qui nous apparaîtraient étranges. Comme la loi de Solon qui dit que si, quand il y a une guerre civile, un citoyen ne prend pas les armes pour un des deux partis, il est infâme, il est exclu des droits politiques. Cette chose nous apparaît bizarre et chez Platon, on trouve des tas de discours du même ordre.

La guerre civile c’est le moment où les frères deviennent ennemis et l’ennemi devient frère donc de la confusion entre ces deux champs (la maison et la cité, la zôè et la polis). On a un seuil entre les deux et en le traversant il y a une politisation de la vie ou une dépolitisation de la cité.

Ça ne veut pas dire que les grecs considéraient que la stasis, la guerre civile, était quelque chose de bien, mais ils voyaient en elle justement une espèce de seuil de politisation : un cas extrême où ce qui n’est pas politique va devenir politique et ce qui est politique va s’indéterminer dans la maison.

Voilà, à la base de ma recherche, il y avait cette espèce d’hypothèse que le politique était un champ de tension entre ces deux pôles et qu’entre les deux, il y a des seuils qu’il faut traverser. Donc ça c’était le premier déplacement quand je disais un déplacement du lieu du politique, c’était une sorte de première étape dans ce déplacement.

Il y avait aussi après d’autres aspects qui s’étaient révélés tout à fait importants pour moi : la politique dans notre tradition de la philosophie politique a toujours été définie au fond sur des concepts qui sont la production et la praxis, la production et l’action. On a toujours pensé : il y a du politique là où il y a poiesis, production et praxis, action. Et encore chez Hannah Arendt c’est comme ça, les concepts fondamentaux restent ces deux-là.

Là aussi, il me semblait nécessaire d’opérer un déplacement et les deux concepts qui me sont apparus à la place comme tout à fait importants pour définir une nouvelle idée du politique ce sont au contraire (des concepts que je vais nommer rapidement) : d’une part l’usage et de l’autre quelque chose qu’en français on pourrait traduire par désœuvrement à condition de l’entendre au sens actif, c’est à dire une action qui désœuvre, qui rend inopérant quelque chose.

Je vais très vite vous dire quelque chose sur ces deux concepts qui me paraissent importants.

D’abord le concept d’usage. J’avais rencontré ce concept depuis longtemps dans beaucoup de domaines mais tout à coup, c’était en lisant la Politique d’Aristote. Vous savez qu’au début de la Politique d’Aristote, il y a cette chose quand même assez étrange : le traité sur la politique commence par un petit traité sur l’esclavage, les 30 premières pages de la politique d’Aristote sont un traité sur l’esclavage, sur la relation maître/esclave.

Mais ce qui avait attiré mon attention c’est que dans ce contexte, donc avant de définir l’objet du politique, Aristote définit l’esclave comme un Homme, un être humain (il ne fait pas de doute pour Aristote que l’esclave est un être humain) dont l’œuvre propre (ergon en grec) est l’usage du corps. Il n’explique pas cela et en effet les historiens ne s’y sont pas arrêtés mais ça me semblait très intéressant.

Qu’est que ça veut dire « usage du corps » ? J’ai donc un peu travaillé, d’abord pour comprendre d’un point de vue sémantique, immédiat et je suis tombé sur ce fait linguistique que les verbes grecs et latins que nous traduisons par user, utiliser, faire usage (kresteï en grec et uti en latin) n’ont pas de signification propre. Ce sont des verbes qui tirent leur signification du mot qui les suit, qui n’est pas à l’accusatif mais au datif ou au génitif. J’ai pris des exemples très simples parce que c’est important.

Par exemple : le grec kresteï theon, littéralement faire usage du dieu mais la signification exacte c’est consulter un oracle, kresteï nostou, faire usage du retour qui signifie éprouver de la nostalgie, kresteï symphora, faire usage du malheur qui veut dire être malheureux, kresteï polei, faire usage de la cité veut dire participer à la vie politique, agir politiquement, kresteï gynaïki, faire usage d’une femme qui veut dire faire l’amour avec une femme et kresteï keïri, faire usage de la main qui est donner un coup de poing.

Et en latin c’est la même chose, on voit qu’il n’a pas de signification propre mais la reçoit par son complément (qui n’est pas à l’accusatif mais au datif). On se donne à cette chose, si on se donne à cette chose, on en fait usage.

On voit bien une chose qu’il ne faut jamais oublier : les analyses grammaticales sont des analyses philosophiques et métaphysiques même. On ne peut pas comprendre une chose si on ne comprend pas que la grammaire contient en elle-même toute une métaphysique qui s’est cristallisée dans le langage.

Il y a des analyses de ce très grand linguiste qu’est Benveniste qui montrent que les verbes de ce genre sont des verbes qu’on a classifié dans la grammaire comme des moyens, c’est-à-dire qu’ils ne sont ni actifs ni passifs. Et donc là, Benveniste essaye d’éclaircir la signification de ces verbes qui ne sont ni actifs ni passifs. Il dit que, tandis que normalement (par exemple dans l’actif), le procès, l’action, sont extérieurs au sujet et qu’il y a un sujet actif qui agit au-dehors de lui-même, dans ces verbes-là, les moyens, le verbe, indiquent un processus qui a lieu dans le sujet.

C’est-à-dire que le sujet est intérieur au processus. Le grec gignomaï ou le latin nascor (naître) ou bien morior (mourir), ou bien patior (souffrir), etc. Ce sont des verbes où le sujet est intérieur à l’action et l’action est intérieure au sujet, indétermination absolue non seulement entre actif et passif mais aussi entre sujet et objet.

Benveniste essaye de définir encore mieux et à un moment il donne cette définition qui était pour moi très éclairante. Il s’agit, dit-il, chaque fois de situer le sujet par rapport au processus selon qu’il est extérieur, comme dans l’actif, ou intérieur, et de qualifier l’agent selon que dans l’actif il effectue une action et que dans les moyens il effectue en s’affectant. C’est-à-dire en agissant, en effectuant une action, il va en être affecté lui-même.

Cette formule de « il effectue en s’affectant » est très importante pour moi. On voit bien qu’avec ces moyens donc ce n’est ni actif/passif, ni sujet, ni objet, on pourrait dire que par exemple le verbe kresteï, faire usage, exprime la relation qu’on a avec soi, l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec autre. Faire usage du retour (éprouver de la nostalgie) : c’est l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec le retour.

Le sujet est créé par l’affection qu’il reçoit par sa relation à autre chose. Ça change complètement la notion de sujet, il n’y a plus de sujet ni d’objet ni actif ni passif, c’est vraiment tout une autre ontologie, l’ontologie au moyen.

Et donc si on revient à cette idée de l’usage du corps qui est devenue pour moi très importante pour définir le politique, on pourrait imaginer cette expression kresteï somatos, faire usage du corps, et cela voudrait dire l’affection que l’on reçoit en tant qu’on a un rapport avec des corps. A mon avis, c’est la vie en tant que lieu véritable du politique. S’il y avait un sujet du politique, ce serait celui qui est affecté par sa relation avec des corps.

C’est pour ça que ce concept d’usage m’apparaissait très important et si on l’emploie comme ça, il devient vraiment la catégorie centrale qui va substituer le concept d’action, de praxis. Un concept dont je ne vais pas du tout faire la critique, qui est très important et qui a eu une histoire fondamentale dans la politique occidentale, dans l’éthique, etc. Mais c’est un concept à l’actif ou au passif et donc il reste emprisonné dans cette dialectique tandis que là, dans cette ontologie, cette politique aux moyens, on a un tiers qui n’est ni actif ni passif, c’est encore une action mais qui en même temps est un être affecté par son action ou par sa passion.

Le deuxième concept était celui du désœuvrement : il faut l’entendre comme s’il existait un verbe actif œuvrer ou ouvrer (qui existait en ancien français). Désœuvrer serait donc rendre inopérant, désactiver une œuvre. Ce n’est pas du tout une inertie, ne rien faire (ce qui est aussi important) mais par contre une forme encore d’action, de praxis ou d’œuvre, une opération qui consiste à désœuvrer les œuvres.

Ce que je voulais faire entendre par cela, c’est que d’abord, il y a un passage dans l’Ethique d’Aristote qui m’a toujours semblé important, où Aristote essaye de définir la Science politique (episteme politike) en tant qu’elle a son but dans le bonheur etc. Et à ce moment-là, il pose une question qui lui apparait quand même absurde mais qu’il pose très sérieusement.

Il dit au sujet du concept d’œuvre (ergon, qui définit l’activité propre, le but propre, l’énergie propre de chaque être) : on parle d’œuvre pour les menuisiers. Pour les joueurs de flûte, il y a bien sûr une œuvre (jouer de la flûte), pour les sculpteurs aussi (faire des statues) mais est ce qu’il y a une œuvre pour l’homme en tant que tel comme on le définit pour les menuisiers, sculpteurs, chanteurs, architectes etc ?

Et à ce moment, il dit : ou bien doit-on penser que l’homme en tant que tel est argos  ? C’est-à-dire sans ergon : désoeuvré, sans œuvre. Est-ce que l’homme en tant que tel n’a pas un ergon propre, une œuvre propre, un but propre, une vocation propre, une définition possible, etc ? Bien sûr, Aristote pose cette question mais la laisse tomber, parce que lui par contre a une réponse. Il va dire que l’ergon de l’homme, c’est l’activité selon le logos, etc.

Mais moi par contre, j’avais été frappé par cette possibilité et je m’intéressais plutôt à cette chose qu’il avait posé comme une hypothèse un peu étrange, c’est-à-dire l’idée que par contre il faut le prendre au sérieux, que l’homme est un être qui manque d’un ergon propre.

L’homme en tant que tel n’a aucune vocation biologique, sociale, religieuse ou de n’importe quelle nature qui puisse le définir essentiellement. L’homme n’a pas d’œuvre, est un être désœuvré dans ce sens. On pourrait aussi dire, un être de puissances, qui n’a pas d’actes ou d’ergon propre, mais justement il me semblait que c’est cela qui peut permettre de définir pourquoi il y a de la politique.

Si l’homme avait un ergon propre prédéterminé par la nature, la biologie, le destin, il me semble qu’il n’y aurait ni éthique ni politique possible parce qu’on ne devrait qu’exécuter des tâches. L’action la plus misérable que l’homme puisse faire : exécuter des tâches.

Voilà, j’avais essayé de définir ce concept. Le désœuvrement d’abord n’est pas une suspension de l’activité mais une forme particulière d’activité et deuxièmement, j’avais immédiatement vu que dans l’histoire de la pensée occidentale, c’était justement un problème qu’on n’avait jamais posé.

L’idée de toute inactivité, l’idée, surtout dans le monde moderne à partir du christianisme par exemple, que Dieu puisse être un être oisif est quelque chose qui répugne les théologiens. Dieu non seulement a créé le monde mais ne cesse de le créer et ne cesse d’agir, ne cesse de le gouverner, la création est continue et l’idée qu’un dieu puisse être inactif ou désœuvré et une chose monstrueuse pour les théologiens et je crois que toute la tradition de la modernité se fonde sur le refoulement du désœuvrement.

Un des lieux où ce problème a été pensé, c’est le problème de la fête. C’est un des lieux où dans notre tradition, on essaye de donner une place au désœuvrement.

Et dans notre société moderne, c’est un peu calqué sur le concept du shabbat, c’est-à-dire la suspension de l’activité. La fête consisterait à suspendre l’activité, ce serait donc une suspension provisoire des activités productives. On voit que en même temps c’est un problème perçu mais en même temps qui est bien limité, dans des limites qui excluent, qui rendent impossibles de le penser véritablement.

Mais si on réfléchit à la fête même, on voit bien que ce n’est pas du tout la définition de la fête, la suspension du travail, parce que dans la fête, même si dans le shabbat toute activité productive est interdite, on fait des choses : on fait des repas et dans les fêtes on s’échange des dons.

On fait des choses mais toutes les choses qu’on fait sont soustraites à leur économie propre, sont destituées de leur économie propre. C’est-à-dire que si on mange ce n’est pas pour se nourrir mais être ensemble, faire l’expérience d’une festivité, si on s’habille ce n’est pas pour se protéger du froid, c’est là aussi pour autre chose, pour un autre usage et surtout si on s’échange des choses ou des dons, ce n’est pas par un échange économique.

La fête est définie non pas simplement par une action mais par un genre particulier d’opération. C’est-à-dire que les activités humaines sont soustraites à leur économie propre et par cela ouvertes à un autre usage possible.

Les folklores sont remplis de ces choses, la fête des morts dans le folklore sicilien, qu’on retrouve dans les pays anglo-saxons, dans Halloween. Dans Halloween, les enfants sont les morts qui réapparaissent et prennent ou volent même les choses qui sont dans une certaine économie et en les soustrayant à l’économie, on les ouvre à cette chose qu’on appelle l’étrenne, le cadeau, etc.

Donc c’était pour vous montrer tout simplement qu’on peut très bien penser une activité comme celle qu’on fait dans la fête, qui ne se limite pas à suspendre une économie, une action, une œuvre mais aussi en fait un autre usage.

Mais cet élément destitutif de la fête me paraît très important : c’est toujours soustraire une chose à son économie propre, pour la désœuvrer, pour en faire un autre usage.

Par exemple, les anciens disaient qu’il n’y a pas de fête sans danse. Mais qu’est-ce que la danse si ce n’est une libération des gestes et des mouvements du corps de leur économie propre ? Si ce n’est soustraire les gestes à une certaine utilité économique, une certaine direction et l’exhiber en tant que telle, en la désœuvrant.

Et les masques c’est la même chose. Que sont les masques si ce n’est une neutralisation du visage ? Le masque va rendre inopérant le visage, va désœuvrer le visage, mais en cela, il en montre ou en expose quelque chose même de plus vrai.

Un autre exemple qui me semble tout à fait clair, pour comprendre ce qu’est le désœuvrement : qu’est-ce qu’un poème ? C’est une opération linguistique qui a lieu dans le langage comme toute autre, il n’y a pas d’autre lieu pour le poème. Le poème est une opération langagière, dans le langage.

Alors qu’est-ce qu’il se passe ? Là encore, on voit que le langage est désactivé de sa fonction informationnelle, communicative etc. Et par ce désœuvrement, il est ouvert à un autre usage, ce que l’on appelle poésie. Ce n’est pas facile de dire ce que c’est, mais une définition très simple c’est soustraire le langage à son économie informationnelle, communicationnelle et cela va faire cet autre usage du langage qu’on appelle poésie.

Là c’est quelque chose qui fait partie presque anthropologiquement de la condition humaine.

Par exemple la bouche est une partie de l’appareil digestif de l’homme, c’est même le premier élément du système digestif. Que fait l’homme ? L’homme détourne la bouche de cette fonction pour en faire le lieu du langage. Et donc toutes les dents qui servent à mâcher vont servir à faire les dentales, etc.

Vous voyez, l’homme marche par désœuvrement même des fonctions biologiques. Même les fonctions biologiques du corps sont ouvertes à un autre usage. Le baiser c’est la même chose, il prend cet élément digestif et en fait un autre usage.

Donc le désœuvrement est une activité propre de l’homme qui consiste à désœuvrer les œuvres économique, biologique, religieuses, juridiques sans simplement les abolir. Le langage n’est pas aboli. Qu’est-ce que ça pourrait être un désœuvrement de la loi ? On va le voir, la loi n’est pas simplement abolie mais soustraite à son horrible économie et on peut en faire peut-être un autre usage.

Et là je peux enfin en venir à mon problème de la puissance destituante.

Parce que si on met au centre de la politique non plus la poiesis et la praxis, c’est-à-dire la production et l’action mais l’usage et le désœuvrement, alors tout change dans la stratégie politique.

Notre tradition a hérité ce concept de pouvoir constituant de la Révolution française. Mais ici, on doit penser quelque chose comme une puissance destituante. Parce que justement le pouvoir constituant est solidaire de ce mécanisme qui va faire que tout pouvoir constituant va fonder un nouveau pouvoir constitué.

C’est ce qu’on a toujours vu, les révolutions se passent comme ça : on a une violence qui va constituer les droits, un nouveau droit, et après on aura un nouveau pouvoir constitué qui va se mettre en place. Tandis que si on était capable de penser un pouvoir purement destituant, pas un pouvoir mais justement je dirais pour cela une puissance purement destituante, on arriverait peut-être à briser cette dialectique entre pouvoir constituant et pouvoir constitué qui a été, comme vous le savez, la tragédie de la Révolution.

C’est ça qui s’est passé et on le voit partout même maintenant, par exemple dans la révolution du Printemps arabe. Immédiatement, on a fait des assemblées constituantes et ça a été suivi par quelque chose de pire que ce qu’il y avait avant. Et le nouveau pouvoir constitué qui s’est mis en place par ce mécanisme diabolique du pouvoir constituant devient un pouvoir constitué.

Donc à mon avis ce sont des concepts qu’il faut avoir le courage d’abandonner : en finir avec le pouvoir constituant. Negri ne serait pas d’accord mais il faut penser un pouvoir ou plutôt une puissance qui ait la force de rester destituante.

Ça nous engage à élaborer une tout autre stratégie. Par exemple, si on pense une violence, cette violence doit être purement destituante. Il faut faire attention, si c’est une violence qui va constituer un nouveau droit, on a perdu.

Donc il faut penser les concepts de révolution, d’insurrection, d’une toute autre façon ce qui n’est pas facile.

Là je voulais donc uniquement quelques repères. C’est tout un travail à faire que vous devez faire aussi, que j’ai essayé de faire moi aussi. Mais pour l’instant, comme c’est un travail en cours, je voulais uniquement vous donner quelques éléments du moment où il me semble que dans notre tradition, on a essayé de penser cela.

La première chose qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est l’essai de Walter Benjamin sur la critique de la violence. C’est un essai qui, si on le lit dans cette perspective, a vraiment cela au centre.

Dans cet essai, Benjamin essaye de penser ce qu’il appelle « une violence pure », c’est-à-dire une violence qui ne va jamais poser un nouveau droit. C’est-à-dire une violence qui serait capable de briser ce qu’il appelle « la dialectique entre la violence qui pose les droits et la violence qui les conserve ». Notre système politique, ce qu’on avait appelé avant le pouvoir constituant, le pouvoir constitué, c’est ça.

Notre système politique se fonde sur cette idée. Par exemple quand il y a des révolutions, des changements, on a une violence qui fonde un nouveau droit et immédiatement après, cela se traduit dans une violence qui va le conserver.

Et Benjamin dit que c’est ce mécanisme qu’il faut briser et donc il essaye dans ce texte de penser ce qu’il va appeler une « violence pure », une violence divine, peut-importe. Et il va le définir justement comme une violence qui va entsetzen (il emploie le verbe allemand) : qui va déposer le droit, sans fonder un nouveau droit.

C’est-à-dire une violence qui brise son rapport avec le droit. Il essaye de trouver des exemples dans la mythologie grecque et surtout dans l’idée de Sorel de grève générale prolétaire. Il y voit une forme de violence pure dans le sens où elle ne va pas constituer de droit, elle n’est pas dirigée à obtenir et constituer un nouveau droit. C’est une violence qui reste purement destitutive par rapport au droit existant.

C’est un exemple qui me semble important parce qu’il a bien vu justement que le problème c’est de briser ce rapport.

Un autre exemple qui me vient à l’esprit c’est ce que Paul (l’apôtre) essaye de faire dans ses lettres. C’est-à-dire qu’il va définir les rapports entre le Messie et la Torah (la loi juive) par le verbe grec katargeïn qui veut dire rendre argos, rendre inopérant, désactiver.

Ce qu’il dit en fait, c’est : nous sommes des juifs et bien sûr on ne va pas détruire la loi, on ne va pas détruire la Torah, mais on va la rendre inopérante, argos, la désœuvrer.

Et donc le Messie n’est pas quelqu’un qui simplement abolit la loi, c’est quelqu’un qui la désœuvre. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est vraiment son problème : penser un rapport à la loi qui, sans tout simplement la nier, l’éliminer, nie le fait qu’on doit exécuter des commandements, tout autre rapport à la loi.

C’est un trait du messianisme juif qui va jusqu’aux formes qu’il a pris au XVIIe siècle dans le sens que l’accomplissement de la loi est sa transgression, comme dit Sabbataï Tsevi. Donc dans le messianisme il y avait ce problème : penser un rapport à la loi qui ne soit pas son exécution, son application.

C’est très intéressant : est-il possible de penser un rapport à la loi qui la désactive, qui la rende inopérante en tant que commandement et en permet un autre usage ? C’est ce que c’était au début pour Paul et qui après est devenu le christianisme, qui a complètement trahi cette chose.

Mais il y a une chose par exemple qui peut être utile dans cette perspective. Paul a dit une chose à un certain moment pour comprendre ce que pourrait être ce rapport à la loi qui ne l’exécute pas sans l’abolir. Il dit, pour exprimer la condition messianique, que la condition maintenant c’est que ceux qui ont une femme comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent une maison comme s’ils ne la possédaient pas etc.

Par exemple, tu es né dans une certaine condition sociale, tu es esclave, fais-en usage. Et il emploie cette expression du verbe kresteï.

C’est-à-dire que le problème n’est pas tout simplement : je suis esclave et je vais devenir libre, d’abord fais-en usage. Apprendre à faire usage de sa condition, c’est-à-dire à la désactiver, à la rendre inopérante par rapport à soi-même et en cela ça devient une possibilité proprement désœuvrante qui va rendre possible un autre usage de ta condition.

Ce n’étaient que des exemples, je ne suis pas en train de dire que c’est ça qu’il faut faire, c’était juste pour vous montrer que dans certains moments de notre tradition de pensée on a quand même ce problème.

Et là, c’est une chose qui me semble aussi importante, il me semble que c’est cette puissance destituante que la pensée du XXe siècle a essayé de penser, sans y réussir vraiment.

Ce qu’Heidegger pense comme destruction de la tradition, ce que Schürmann pense comme déconstruction de l’arché, ce que Foucault pense comme archéologie philosophique, c’est-à-dire remonter à un certain arché, un certain a priori historique et essayer de le neutraliser.

Il me semble que ce sont des essais qui vont dans cette direction (et c’est ce que moi-même j’ai essayé de faire) sans peut-être vraiment y arriver. Mais c’est cela, c’est la destitution des œuvres du pouvoir, pas simplement l’abolition.

C’est quelque chose d’évidemment très difficile parce qu’aussi on ne peut pas la réaliser uniquement par une praxis. C’est-à-dire que le problème n’est pas quelle forme d’action va-t-on trouver pour destituer le pouvoir, parce-que ce qui va destituer le pouvoir n’est pas une forme d’action mais uniquement une forme-de-vie.

Ce n’est que par une forme-de-vie que le pouvoir destituant peut s’affirmer donc ne n’est par cette activité-là, cette praxis-là, c’est par la construction d’une forme-de-vie.

Vous voyez pourquoi c’est difficile puisqu’il ne s’agit pas de telle action, on va faire ci, on va faire ça. Ça ne suffit pas. Il faut d’abord constituer une forme-de-vie.

Et là on peut revenir à pourquoi il est si difficile de faire cela. Pourquoi par exemple est-il difficile de penser des choses comme l’anarchie (l’absence de commandement, de pouvoir), l’anomie (l’absence de loi) ? Pourquoi est-ce si difficile de penser ce concept qui pourtant semble contenir quelque chose ?

Benjamin dit une fois que la véritable anarchie est l’anarchie de l’ordre bourgeois et dans le film Salo de Pasolini, il y a un fasciste qui dit à un moment que la véritable anarchie est l’anarchie du pouvoir. C’est quelque chose qu’il faut prendre à la lettre.

Donc le pouvoir marche par capture de l’anarchie, le pouvoir qu’on a en face n’est fonction que parce qu’il a reçu, inclus (toujours ce processus de l’exclusion incluante) l’anarchie.

Même chose avec l’anomie, c’est évident avec l’état d’exception : notre pouvoir marche en étant capable d’inclure, de capturer l’anomie. L’état d’exception est une absence de loi tout simplement, mais une absence de loi qui va devenir intérieure au pouvoir, à la loi.

C’est cela qui est compliqué. On ne peut pas accéder à l’anarchie, on ne peut pas accéder à l’anomie. Et on pourrait continuer, notre pouvoir dit démocratique se fonde en fait sur l’absence du peuple, on pourrait dire « adémie » (dèmos, le peuple). La démocratie qu’on a en face c’est quelque chose qu’on a par le mécanisme ridicule de la représentation qui a capturé l’adémie, l’absence de peuple, en son centre.

Voilà, mais c’est justement cela qui rend si compliqué l’essai d’accéder à l’anarchie, d’accéder à l’anomie. On ne peut pas y accéder immédiatement parce que d’abord il faut désactiver, désœuvrer, destituer l’anarchie du pouvoir.

C’est-à-dire que la véritable anarchie n’est rien d’autre que la destitution de l’anarchie du pouvoir. Et c’est pour ça qu’on ne peut pas la penser parce que si on essaye de penser l’anarchie, on a en face ce que le pouvoir en a fait, c’est-à-dire la guerre de tous contre tous, le désordre…

Si on essaye de penser l’anomie, on a cette chose absurde : le manque de loi, le chaos où chacun fait ce qu’il veut. Mais c’est faux, ça c’est l’image que la capture de l‘anarchie, la capture de l’anomie, nous laissent en face. Si d’abord on arrive à désactiver l’anarchie et l’anomie capturées par le pouvoir, peut-être alors que la véritable anarchie peut réapparaître.

C’est pour ça que des travaux comme ceux des anthropologues Clastres et Sigrist sont importants. Ils montrent très clairement que ce n’est pas du tout vrai. Si on regarde les sociétés primitives, on voit l’anarchie mais ce n’est pas du tout ce que notre tradition politique nous présente. Par exemple, dans le livre de Sigrist, il emploie la formule « anarchie contrôlée ». C’est pour dire que c’est une absence de pouvoir mais pas du tout la guerre de tous contre tous, le chaos, ce sont des formes différentes. C’est aussi ce qu’Illich a essayé de penser par ce concept de « vernaculaire ». Ce n’est pas l’anarchie que l’on croit.

C’est cette chose-là qui me semblait importante : on ne pourra pas accéder à une véritable pensée de l’anarchie si on ne neutralise pas d’abord l’anarchie que le pouvoir contient en son centre.

Je vous avais dit que ce n’est pas une tâche théorique mais que cela ne sera possible, cette opération de destitution du pouvoir, que par une forme-de-vie. Donc ce n’est pas tout simplement trouver la bonne action mais constituer des formes-de-vie. Je dirais même qu’une forme-de-vie c’est justement là où on rejoint quelque chose qui d’elle-même va être destituante.

J’avais essayé de définir ce concept de forme-de-vie au début de ma recherche comme une vie qui ne peut pas être séparée de sa forme.

C’est-à-dire une vie pour laquelle, dans son mode de vie, est en jeu la vie même : une vie pour laquelle sa vie même est en jeu dans sa façon de vivre. Vous voyez là donc qu’il ne s’agit pas simplement d’un mode de vie différent. Ce sont des modes de vie qui ne sont pas simplement des choses factuelles mais des possibilités.

Tiqqun avait développé cette définition de façon très intéressante dans trois thèses que je vous lis et qui sont dans le n°2 de la revue : « 1- L’unité humaine n’est pas le corps ou l’individu, c’est la forme-de-vie. 2- Chaque corps est affecté par sa forme-de-vie comme par un clinamen, une attraction, un goût. 3- Ma forme-de-vie ne se rapporte pas à ce que je suis mais à comment je suis ce que je suis. »

Donc d’abord, la forme-de-vie est quelque chose comme un goût, une passion, un clinamen : c’est quelque chose d’ontologique qui affecte un corps. Mais aussi je voudrais m’arrêter sur le dernier point : le concept du comment.

Ce n’est pas ce que je suis mais comment je suis ce que je suis. Dans la tradition de l’ontologie occidentale, ce serait ce qu’on a essayé parfois de penser comme une ontologie modale.

Vous connaissez peut-être la thèse de Spinoza : il n’y a que l’être, la substance et ses modes, ses modifications. Il n’y a que Dieu et ses modifications qui sont les êtres, les êtres singuliers. Les êtres singuliers ne sont que des modes, des modifications de la substance unique.

Mais là, je crois qu’il faut encore poursuivre, éclaircir. La substance, l’être n’est pas quelque chose qui précède le mode et existe indépendamment de ces modifications. L’être n’est rien d’autre que ce mode d’être, la substance n’est que ses modifications, n’est que son comment.

Et là vous voyez que c’est toute une autre ontologie qu’il faudra penser dans le sens que l’ontologie a toujours été définie par ces deux concepts : identité et différence. Donc on a essayé par exemple de penser le problème un et multiple par le concept identité et différence (différences ontologique etc.).

Et il me semble que ce qu’il faudrait penser, c’est un tiers qui va neutraliser ce couple identité/différence. Je veux dire par là que si on prend par exemple la thèse spinoziste qu’on a toujours qualifiée de panthéiste, c’est-à-dire deus sive natura, Dieu ou bien la nature, il ne faut pas croire que cela veut dire Dieu = nature parce que là on retombe dans identité /différence. Non, sive veut dire ou bien et exprime justement la modalisation, la modification, c’est-à-dire la neutralisation et l’élimination aussi bien de l’identité que des différences.

Divin n’est pas l’être en soi mais son « ou bien », son sive, ses modifications. Je ne sais pas si on pourrait dire : le fait de se « naturer » dans ce mode, naître dans ce mode.

Donc vous voyez la différence, toutes les critiques qu’on a fait au panthéisme dans le sens que c’est absurde de penser que être = mode, Dieu = nature, c’est faux. Ce n’est pas ça : Dieu se modalise, c’est la modalisation, la modification qui est importante. Dieu, le divin n’est que ce processus de modification.

Et là aussi, pour cela, il faudrait penser différemment le rapport entre la puissance et l’acte. La modification n’est pas une opération par laquelle quelque chose qui était en puissance, l’être ou Dieu, s’actualise, se réalise, s’épuise en cela.

Ce qui aussi bien dans le panthéisme que dans le cas d’une forme-de-vie va désactiver les œuvres est surtout une expérience de la puissance en tant que telle mais de la puissance en tant qu’habitus, cet usage habituel, on pourrait dire de la puissance qui va se manifester dans ce désœuvrement qui est aussi la forme chez Aristote d’une puissance du ne pas, ne pas être, ne pas faire, mais qui est surtout un habitus, un usage habituel : une forme-de-vie. Et une forme-de-vie, c’est un usage habituel de la puissance. Il ne faut pas penser : une puissance, je dois la mettre en acte, la réaliser. Non, c’est un habitus, un usage habituel.

Donc dans ce sens, tous les êtres vivants sont dans une forme-de-vie mais cela n’est pas équivalent à dire que tous les êtres vivants sont une forme-de-vie. Parce que justement une forme-de-vie est quelque-chose qui va rejoindre cet usage habituel de la puissance qui va désœuvrer les œuvres.

Bon, et je crois que j’en ai même trop dit.

Une chose qu’on avait discutée l’autre soir : tout cela implique aussi qu’il y a un autre concept politique dans notre tradition qu’il faut repenser. C’est celui d’organisation. Parce que vous comprenez que si la définition d’une forme-de-vie que je donne est correcte, la forme-de-vie n’est pas quelque chose que quelqu’un peut prétendre organiser. Elle est déjà en elle-même pour ainsi dire complètement organisée. Qui va organiser des formes-de-vie puisque la forme-de-vie est le moment où on a rejoint l’usage habituel d’une puissance ?

Et donc à mon avis le problème de l’organisation politique est l’un des problèmes majeurs de notre tradition politique et il faut le repenser.

Voilà, c’est tout.

Giorgio Agamben

Source : Lundimatin Janvier 2016

Voir aussi : Rubrique Philosophie, rubrique Politique, G Agamben : De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité rubrique Science, Science politique,

Origine de la démocratie représentative

par Hélène Landemore , le 7 mars 2008 La Vie des idées, ISSN : 2105-3030.

 

La représentation trahit-elle ou accomplit-elle l’idée démocratique ? N’est-elle au fond qu’un détournement par les élites de la souveraineté populaire ou permet-elle au contraire l’émergence d’une véritable volonté démocratique ? Nadia Urbinati et Bernard Manin en débattent dans un entretien réalisé en anglais par Hélène Landemore, à New York en avril 2007, dont voici les principaux extraits.

 

Hélène Landemore : Bernard Manin et Nadia Urbinati, vous avez tous deux écrit des livres aux titres proches, respectivement Les principes du gouvernement représentatif (Calmann-Lévy, 1995) et Representative Democracy : Principles And Genealogy (University of Chicago Press, 2006). Mais la représentation n’est pas forcément démocratique et la démocratie n’est pas forcément représentative. Comment ces deux concepts se sont-ils rencontrés d’un point de vue historique ? Et quand le concept de démocratie représentative apparaît-il pour la première fois ?

N. Urbinati : Selon Gordon Wood, l’expression a été utilisée pour la première fois par Alexandre Hamilton en 1777 dans une lettre à Gouverneur Morris. La Révolution Américaine, contrairement à la Révolution française, n’a pas fait l’expérience d’un conflit dramatique entre souveraineté populaire et représentation et a sans doute fourni le premier effort décisif pour dissocier la démocratie des Modernes de celle des Anciens, c’est-à-dire la démocratie « représentative » de la démocratie « pure ». Afin de marquer la séparation et d’éviter toute confusion, les leaders américains ont préférés utiliser le terme « républicain » pour caractériser leur gouvernement populaire. En tous les cas, le terme « démocratie représentative » était utilisé de manière plus systématique au début des années 1790, en particulier par Paine, Condorcet et Sieyès. Dans les Bases de l’ordre social (1794), Sieyès opère une distinction intéressante entre deux interprétations du gouvernement représentatif, dont une seule est démocratique même si les deux sont fondées sur le principe des élections. Ces deux interprétations sont applicables à des territoires importants et fortement peuplés, mais la première consiste à faciliter « des rencontres partielles dans des localités diverses » tandis que la seconde consiste uniquement à « nommer des députés à une assemblée centrale ». Ainsi, selon Sieyès, la première ne peut résulter en une « volonté générale » unique parce qu’elle donne voix aux citoyens vivant dans les localités, semblable en cela au modèle proposé par Condorcet. Ce qui nous intéresse ici, c’est que Sieyès comprenait très bien la distinction entre différentes formes de gouvernement représentatif.

H. L. : Bernard Manin, peut-on dire que la différence tient au fait que la démocratie représentative est authentiquement démocratique alors que le gouvernement représentatif est, au fond, aristocratique ?

B. Manin : Non, ce n’est pas du tout ce que je dis. La représentation comporte bien des éléments démocratiques, en particulier, la possibilité pour tous les citoyens de demander des comptes aux représentants à la fin de leur mandat et de les congédier si leur performance au pouvoir n’est pas jugée satisfaisante. Ces éléments démocratiques sont réels et importants. Ma thèse est que la représentation ne comporte pas seulement des éléments démocratiques. La représentation est aussi un gouvernement par des élites qui ne sont pas strictement tenues de réaliser les vœux de leurs mandants. Ainsi, le gouvernement représentatif combine des éléments démocratiques et des éléments non-démocratiques. C’est pourquoi je le caractérise comme une forme de gouvernement « mixte », en m’inspirant de l’idée de constitution mixte des Anciens, qui remonte à Aristote et à Polybe. Décrire les démocraties représentatives modernes uniquement comme des systèmes dans lesquels le peuple est « souverain », ou s’autogouverne de manière « indirecte », obscurcit la nature mixte de tels systèmes. Le gouvernement représentatif n’a jamais été une forme simple de gouvernement. Il a toujours été complexe et composite. En outre, au cours des dernières décennies, des institutions qui ne faisaient pas partie de l’arrangement initial se sont implantées dans un nombre de démocraties représentatives, par exemple les cours constitutionnelles exerçant un contrôle de la constitutionnalité des lois et des agences « indépendantes » non élues. L’essor de ces institutions a rendu le caractère mixte de nos démocraties encore plus visible.

H. L. : Vous voulez dire que les Anciens ne connaissaient aucune forme de représentation ?

B. Manin : Oui, c’est ce que je dirais. Je ne crois pas qu’on puisse voir le conseil athénien [Boulè] comme un corps représentatif. Les sources identifient l’Assemblée avec « le peuple d’Athènes », mais elles n’identifient pas la Boulè et le demos, soulignant ainsi que le Conseil n’était pas perçu comme le représentant du peuple. La Boulè était simplement une magistrature collégiale.

N. Urbinati : Je suis d’accord. Le lieu de la représentation politique, c’est là où les lois sont faites. En ce sens, les érudits et leaders politiques du XVIIIe siècle reconnaissaient que les Modernes avaient introduit quelque chose que les Anciens ne connaissaient pas. Peut-être la révolution constitutionnelle anglaise du XVIIe siècle a-t-elle été une étape importante dans la construction du gouvernement représentatif. Le passage de la sélection à l’élection, ou l’institution d’une compétition ouverte pour les positions législatives, a représenté un tournant crucial dans la construction de la représentation politique. Le gouvernement représentatif exige d’être relié aux élections et d’avoir trait au pouvoir législatif.

Ces deux éléments combinés nous amènent à dire que le gouvernement représentatif est le gouvernement des Modernes.

H. L. : Quand le concept de représentation émerge-t-il ?

N. Urbinati : C’est une longue histoire. Les historiens nous disent qu’elle commence au Moyen-âge au sein de l’Eglise. Dans ce cas aussi, la question était de résoudre le problème du lien entre centre et périphérie. L’Eglise cherchait à représenter la communauté de toute la Chrétienté. La représentation était utilisée comme une manière d’unifier le peuple ou de relier le vaste corps des croyants. Au Moyen Âge fut avancée l’inscription de la règle du contrat dans la loi publique. Les communautés religieuses et laïques acceptèrent toutes deux que la décision portant sur la nomination au pouvoir soit régulée par la loi publique et, comme l’écrit Otto Gierke, cette nomination impliquait que tout pouvoir de type politique devait « représenter » la communauté tout entière. Cependant Scipione Maffei écrit dans une étude comparative et historique sur les formes républicaines de gouvernement datant de 1736 que les Romains pratiquaient [déjà] la représentation afin de donner voix aux nombreuses nations de l’empire. Il fait référence à Tacite qui, dans sa Germania, décrit les formes de représentation et les institutions parlementaires utilisées par les tribus Germaniques afin d’exprimer leurs revendications auprès du Sénat romain. La représentation était dans ce cas une manière de relier les diverses parties du vaste territoire de la république par une sorte de système fédéral.

B. Manin : Les origines de la représentation sont sans aucun doute à chercher au Moyen Âge, dans le cadre de l’Eglise et celui des villes dans leur relation au roi ou à l’empereur. L’idée était d’envoyer des délégués ayant pouvoir de lier ceux qui les envoyaient. C’est là que se trouve l’origine de la représentation. Une communauté donnée déléguait des membres ayant le pouvoir de lier ceux qui les avaient nommés. C’est le cœur de la notion de représentation. Ensuite la technique a été transférée à d’autres contextes et utilisées à d’autres fins.

N. Urbinati : Il y avait aussi des pratiques et des institutions privées, comme chez les avocats ou les juristes.

H. L. : Quel est le rôle de Hobbes dans cette histoire ?

N. Urbinati : Hobbes a utilisé la stratégie de la représentation d’une manière nouvelle et importante afin de créer l’état souverain. La représentation est pour lui un moyen de légitimer le souverain absolu tout en retirant du pouvoir au peuple, qui n’est que sujet. C’est une manière intéressante de légitimer l’autorité politique tout en ôtant du pouvoir au peuple. La représentation est une fiction qui crée le souverain absolu.

B. Manin : Hobbes articule peut-être avec une rigueur particulière l’idée d’une autorité souveraine qui agit à la place et au nom des sujets. Cependant le fait que la théorie de Hobbes soit particulièrement frappante pour nous n’est pas la preuve qu’elle ait eu un impact majeur dans les développements historiques réels. Comme Nadia et moi venons juste de le faire remarquer, les institutions et techniques représentatives précèdent largement Hobbes. Remarquons également que Hobbes ne mentionne pas du tout les élections comme méthode de désignation de l’autorité souveraine. Pour ce qui est de la représentation, il est certain que Sieyès a lu Hobbes et l’a utilisé afin d’articuler et justifier certaines de ses idées sur le gouvernement. Mais je ne crois pas que l’on puisse trouver un tel recours à Hobbes chez les Pères Fondateurs américains. Chercher des idées hobbesiennes chez les révolutionnaires américains et les fondateurs de la Constitution américaine paraît une entreprise compliquée, à tout le moins.

N. Urbinati : Skinner insiste sur le rôle de Hobbes dans la création du système représentatif dans une fonction anti-républicaine. Pourtant Hobbes n’utilise pas la représentation comme institution politique ou comme une manière de créer un gouvernement qui est relié aux opinions du peuple et est en ce sens réactif et limité. Nous devrions dissocier la représentation politique de cette tradition, qui était une manière de conférer au souverain un pouvoir absolu, pas de créer un gouvernement axé sur le consentement du peuple. Le XVIIIe siècle est plus intéressant pour observer les différentes voies empruntées par cette idée de démocratie représentative. Je pense que le cas américain est très intéressant. Les fondateurs Américains ont organisé la représentation dans la pratique plutôt que dans la théorie.

Principes de la démocratie représentative

H. L. : Vous décrivez tous les deux différents principes pour caractériser respectivement le gouvernement représentatif et la démocratie représentative. Quels sont ces principes ? En quoi et pourquoi sont-ils différents ?

B. Manin : Mon livre porte essentiellement sur la question des arrangements institutionnels concrets. J’appelle ces arrangements institutionnels principes parce qu’ils se sont avérés stables au cours du temps. Mais par principes je n’entends pas des propositions abstraites, encore moins des idéaux et des valeurs. Mon approche est positive et analytique. Une telle perspective, je l’admets, a ses limites. Je l’ai adoptée dans l’intérêt de la maniabilité du projet.

J’identifie quatre arrangements institutionnels qui sont restés inchangés depuis l’instauration des systèmes représentatifs.

1/ Ceux qui gouvernent sont choisis par des élections qui ont lieu à intervalles réguliers. Ce n’est pas simplement le fait que les gouvernants soient élus qui caractérise le gouvernement représentatif, mais le fait que les élections reviennent à intervalles réguliers. Dans sa célèbre définition de la démocratie, Schumpeter oublie de mentionner le caractère récurrent des compétitions électorales [1]. Le fait que les élections sont répétées a pourtant des conséquences capitales. Pendant qu’ils sont au pouvoir, les gouvernants ont une incitation à anticiper le jugement rétrospectif que les électeurs vont porter sur leurs actions à la fin de leur mandat. Ainsi les élections ne sélectionnent pas seulement ceux qui gouvernent, elles affectent aussi ce qu’ils font pendant qu’ils sont au pouvoir. Au terme de leur mandat, les représentants publics sont tenus de rendre des comptes aux citoyens ordinaires. Il est remarquable que dans sa définition Schumpeter ne fasse aucunement mention de l’obligation de rendre des comptes (accountability). Nous observons ici avec une clarté particulière la combinaison d’éléments démocratiques et d’éléments non démocratiques.

2/ Ceux qui sont au pouvoir disposent d’un certain degré d’indépendance dans la prise de décisions politiques pendant qu’ils sont en fonction. Ni les vœux de leurs mandants ni les programmes qu’ils leur ont proposés ne les contraignent de façon stricte. Remarquons que cet arrangement permet aux vœux des électeurs d’avoir une certaine influence sur les actions des représentants élus. Il dispose seulement que la correspondance rigoureuse entre les deux n’est pas obligatoire.

3/ Le troisième principe est ce que j’appelle « liberté de l’opinion ». Quoique les représentants aient une certaine liberté de manœuvre dans leurs actes, le peuple ou une partie du peuple conservent pour leur part le droit d’exprimer opinions et griefs, et de faire valoir à tout moment ses revendications auprès des représentants en fonction. Même Burke, l’un des opposants les plus fervents au principe du mandat impératif, insiste, dans la Troisième lettre sur une paix régicide [1796-1797] sur l’idée que le peuple garde à tout moment le droit d’exprimer ses vues et désirs « sans autorité absolue mais non sans un certain poids » (without absolute authority, but with weight). On trouve la même idée dans la dernière clause du Premier Amendement de la Constitution Américaine. Cette clause consacre le « droit des citoyens à s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement de leurs griefs ». Le gouvernement représentatif n’a jamais été un système dans lequel les citoyens élisent leurs représentants à intervalles réguliers et ensuite se tiennent cois dans l’intervalle. C’est encore un point que Schumpeter et ses successeurs n’ont pas vu [2].

4/ Le dernier principe est que les décisions publiques sont soumises à « l’épreuve de la discussion ». Dire que les décisions publiques sont soumises à « l’épreuve de la discussion » ne revient pas, et j’y insiste, à caractériser le gouvernement représentatif comme un gouvernement par la discussion. La discussion n’est pas une procédure de décision. C’est une méthode pour mettre à l’épreuve, examiner, et tester les décisions publiques. Voilà les quatre principes du gouvernement représentatif.

N. Urbinati : Aux quatre principes décrits par Bernard, que j’accepte, j’en ajouterais d’autres. Je pense que la démocratie (ou, pour le dire mieux, la transformation démocratique des institutions représentatives par le suffrage universel) introduit quelque chose d’intéressant. Par démocratie je veux dire ici le suffrage universel, incluant les adultes hommes et femmes, et aussi la spécialisation et la pluralisation de la société civile — tout ce que nous appelons aujourd’hui la société démocratique. La démocratie en ce sens large introduit deux éléments essentiels. L’un est le moment de la plaidoirie (advocacy) — qui a à voir avec le troisième des quatre points de Bernard. L’autre est celui de la représentativité. En ce qui concerne le moment de la plaidoirie, la représentation a besoin d’être corrélée avec la société civile à travers des formes associatives de politique telles que les parties ou les associations politiques, c’est-à-dire des formes agrégatives capables d’exprimer des revendications et de sonder [survey] la dimension institutionnelle tout en restant en contact avec le public. Bien entendu la plaidoirie est une forme de politique informelle, une politique faite d’influences et de jugement public plus que d’une volonté officielle. Mais c’est un aspect très important et qui souligne le fait que la représentation, ce n’est pas juste faire en sorte que les citoyens votent pour des candidats individuels. C’est aussi faire en sorte qu’ils aient une voix entre les élections. Les partis et les associations ont rendu possible cette fonction de plaidoirie.

L’autre élément est la représentativité de la représentation. La représentation n’est pas une substitution, mais une manière de s’identifier avec. Quand je vote, je fais en réalité deux choses : je sélectionne quelqu’un pour l’envoyer à l’assemblée (pour former une majorité) mais j’exprime aussi ma préférence pour quelqu’un dont les idées ou les valeurs ou les propositions sont proches des miennes. Je ne choisis pas un bureaucrate compétent ou un expert, parce que le métier d’un législateur n’est pas comme celui d’un bureaucrate ou d’un magistrat (ce métier n’est ni impartial, ni neutre, bien que faire des lois implique de passer des jugements qui ont l’intérêt général comme prémisse de départ). Je choisis quelqu’un de proche de mes propres positions, parce que j’ai des idées sur la manière dont les lois peuvent être améliorées ou changées ou sur la politique à poursuivre. Le choix d’un représentant, c’est assez comme le choix que fait un représentant qui délibère à l’Assemblée. Cette représentativité, je l’appelle voisinage d’idées et d’idéologie. La représentativité est aussi importante pour ce qu’elle fait à l’intérieur de l’assemblée, où les législateurs doivent opérer en tant que membres du cadre délibératif tout en étant en contact avec l’en dehors du Parlement. Sans ces différences d’idées entre représentants ou le pluralisme idéologique, l’Assemblée reflèterait simplement les vues personnelles des législateurs sans corrélation avec la société civile. Les représentants ne représenteraient qu’eux-mêmes. Une telle Assemblée serait une imitation de la démocratie directe (à la différence cruciale que, dans ce cas, elle s’appliquerait uniquement au petit nombre des élus).

Mais la représentation n’est pas la démocratie directe. La construction des partis et des associations est importante, je dirais même essentielle, pour le gouvernement représentatif. L’assemblée n’est pas une liste de délégués individuels, mais un corps collectif de représentants, c’est-à-dire des individus pris dans des séparations/alliances idéologiques qui participent ensemble à la prise de décisions publiques. Pour cette raison, la représentation politique est une violation complète du privé comme forme de représentation juridique. Le représentant n’est pas élu juste pour moi comme personne privée, mais pour moi comme part égale du demos, c’est à dire comme citoyen. La représentation politique est en réalité une violation de la représentation parce qu’elle exclut le mandat impératif : je ne peux pas renvoyer le représentant comme je le souhaite même lorsqu’il ou elle dit ou fait des choses que je désapprouve personnellement. Mais les partis et l’intérêt général sont liés de manière intéressante dans l’assemblée représentative et peuvent exercer un certain contrôle (informel) afin de rendre possible un mandat politique. Une analyse des partis politiques serait nécessaire à ce stade. Disons juste qu’un parti n’est pas la même chose qu’une faction, pour utiliser une expression que Machiavel est le premier à avoir formulée avec soin. Les partis sont une façon de connecter l’intérêt particulier et l’intérêt général, alors que les factions ne cherchent qu’à s’approprier l’intérêt général pour satisfaire des intérêts privés et remplacer l’un par les autres.

H.L. : Diriez-vous alors que la représentation n’est pas l’alternative inférieure (second best) à la démocratie directe ?

B. Manin : Exactement. Sur ce point, Nadia et moi sommes absolument d’accord. La démocratie représentative n’est pas la démocratie directe en moins bien. C’est un système différent. Selon moi, la démocratie, directe ou indirecte, est une forme de gouvernement simple, alors que la démocratie représentative est une forme mixte impliquant une pluralité d’éléments.

La démocratie représentative est-elle élitiste ?

H.L. : Bernard Manin, vous montrez dans votre livre un processus de démocratisation du gouvernement représentatif. On passe ainsi selon vous de la démocratie parlementaire du XVIIIe siècle à la démocratie de partis de la fin du XIXe siècle et du début XXe à la démocratie du public d’aujourd’hui. Mais au bout du compte le gouvernement représentatif, même démocratisé, est toujours un régime partiellement élitiste. C’est un régime mixte. Pour vous, Nadia Urbinati, le modèle représentatif de la démocratie n’implique pas cet élément élitiste. En ce sens la démocratie représentative peut être opposée au modèle de la démocratie « électorale », qui présente selon vous une dimension élitiste. Est-ce correct ?

N. Urbinati (riant) : Bernard est plus élitiste que moi.

B. Manin : Selon moi, les élites jouent en effet un rôle important dans le gouvernement représentatif. C’est le cas parce que les élections sélectionnent nécessairement des individus dotés de caractéristiques peu communes qui sont valorisées positivement par les électeurs. Un candidat qui ne se distinguerait pas par certains traits favorablement jugés ne pourrait pas gagner une compétition électorale. Cela dit, la méthode élective ne détermine pas le contenu particulier des caractéristiques distinctives et jugées positivement qui font que les candidats sont élus. De telles caractéristiques sont déterminées par les préférences des électeurs, c’est-à-dire par les citoyens ordinaires. Les électeurs choisissent les qualités distinctives qu’ils veulent trouver dans leurs représentants. Ces qualités peuvent consister en une quantité de choses, y compris en une capacité exceptionnelle à exprimer et à diffuser une opinion politique donnée. Même dans ce cas nous avons toujours affaire à des élites, au sens où ces personnes qui sont exceptionnellement capables de défendre une opinion possèdent un talent que n’ont pas la plupart des gens partageant la même opinion. C’est la signification que j’attache au terme « élites ».

Je ne pense pas cependant que les arguments que je viens d’avancer équivaillent à une position élitiste. L’élitisme en tant que position normative affirme qu’il est désirable que des gens qui sont objectivement supérieurs aux autres occupent des positions supérieures. Ma théorie de la représentation n’implique pas une telle position. D’abord, je ne défends pas l’idée que les élections sélectionnent des candidats objectivement supérieurs à leurs électeurs. L’argument que j’avance est que les élections sélectionnent des candidats dotés des caractéristiques subjectivement valorisées, à tort ou à raison, par les électeurs. Deuxièmement, je n’avance pas d’arguments sur la question de savoir s’il est désirable ou pas que les positions de pouvoir aillent à des personnes possédant des traits distinctifs et valorisés par leurs concitoyens. J’établis principalement qu’un tel résultat est un trait nécessaire des systèmes représentatifs. Je soutiens, il est vrai, l’idée que ces systèmes sont cohérents avec le principe normatif selon lequel le pouvoir politique doit provenir du consentement libre de ceux sur lesquels il est exercé. C’est le cas aussi longtemps que les électeurs ont la possibilité effective de choisir les traits distinctifs de leurs représentants. Mais je ne vais pas au delà de cet argument limité. Une perspective normative plus ambitieuse aurait requis un argument long et complexe étant donné le mélange étroit des dimensions égalitaires et non-égalitaires dans la représentation. J’ai décidé qu’un tel argument était au delà des limites de mon projet et de mes capacités. Ainsi, en résumé, mon argument sur les élites est positif, pas normatif. On peut très bien reconnaître l’importance de fait des élites sans pour autant prendre partie pour l’élitisme comme valeur.

H. L. : N. Urbinati, à supposer que B. Manin ait raison sur le fait que le gouvernement représentatif est, d’un point de vue descriptif et objectif, toujours partiellement élitiste, même aujourd’hui, et à supposer que vous ayez raison sur le fait que, d’un point de vue normatif, cela ne devrait pas être le cas, avons-nous alors jamais fait l’expérience de ce qu’est la vraie démocratie représentative ?

N. Urbinati : Pas exactement. Quand vous lisez le dernier chapitre du livre de B. Manin, vous lisez que l’on ne peut pas parler d’une crise de la représentation parce que la représentation a été instituée dès le début afin de contenir plutôt que réaliser la démocratie. Comment pourrions-nous exiger de nos gouvernements qu’ils agissent d’une certaine manière (démocratique), s’ils n’ont pas été conçus pour cela ? En ce sens il est futile de parler d’une « crise de la représentation. » Pourtant il y a des moments lors desquels nous sentons une déconnexion entre nous et nos représentants. Est-ce que cette tension fait partie de la signification du gouvernement représentatif ? C’est un fait qu’il y a des moments où nous sentons, ou pensons, ou écrivons que cette déconnexion existe. Pourquoi cela ? Même s’il ne peut pas être mesuré ou quantifié, ce sentiment de déconnexion, ou de violation, ou de manque de représentativité, est bien réel. Ce qui m’intéresse est la démocraticité [sic] de la représentation. S’il est vrai que la démocratie représentative a à voir avec le jugement du peuple plutôt que la volonté du peuple, alors afin d’avoir un gouvernement plus démocratique, vous avez besoin de davantage que simplement de systèmes électoraux ou de systèmes de partis. Ce qui est sûr c’est que vous avez besoin d’être attentif à la qualité des systèmes d’information (parce que le jugement est ce qui caractérise la présence du peuple dans un gouvernement indirect ou représentatif). L’information est très importante dans un système dans lequel l’aspect indirect et médié est si important, dans lequel nous recevons toutes nos données sous forme d’information pré-digérée et où rien n’est de première main ou face à face. Nous n’avons pas d’instrument pour passer un jugement compétent indépendamment des médias. Donc c’est vrai que les questions de l’argent privé dans les campagnes, de l’indépendance des médias, et du pluralisme, sont de réels problèmes parce qu’ils peuvent entraîner une violation de l’égalité de participation dans le système. Il y a donc des réformes à mener sur ces questions si nous voulons être plus en accord avec un système représentatif.

La démocratie représentative n’est certainement pas moins démocratique que la démocratie directe. Paine avait raison de dire que la démocratie représentative surpasse la démocratie directe. En démocratie directe, chaque citoyen est là pour lui-même ou elle-même, et il est difficile de créer un lien entre les individus et les institutions. Mais dans un gouvernement représentatif, le Parlement et les institutions sont toujours connectés au peuple de façon médiée. La deuxième chose que la représentation rend possible est la stabilité de la démocratie. Paine disait que la démocratie représentative est supérieure à la démocratie directe par cet aspect également. Dans la démocratie directe les assemblées sont le lieu d’une confrontation directe entre les citoyens individuels. Cela peut rapidement donner lieu à des conflits ou des situations où seule la majorité dirige sans aucune contrainte, ou bien encore une situation dans laquelle des factions et des pouvoirs forts dirigent. La médiation est un bon remède. Mais elle demande à être régulée.

J’aimerais ajouter une dernière chose sur le caractère démocratique de la représentation. La représentation dénote à la fois un pouvoir positif et actualisant et un pouvoir négatif, de contrôle. Elle assure que les citoyens peuvent compter sur un point d’appui à la fois pour faire avancer leurs revendications et résister aux tendances du pouvoir en place. En tant qu’institution remplissant une fonction législative (faisant des lois qui doivent être obéies), la représentation en démocratie moderne est intrinsèquement corrélée avec la voix [voice] comme moyen d’exercer le pouvoir et de le contrôler (la voix des citoyens et de leur représentants élus).

A l’inverse, en démocratie représentative, l’exclusion politique pour un individu se traduit principalement par le fait de n’être pas écouté parce que sa voix n’est pas comptabilisée de manière proportionnelle ou/et parce que l’individu n’est pas assez fort pour être entendu. C’est pourquoi en démocratie représentative l’inclusion dans le demos n’est pas une garantie suffisante que les inclus auront tous la même influence politique. La raison en est qu’en démocratie la participation, directe ou indirecte, est structurellement volontaire. Ceci rend compte du fait que les représentants sont des délibérateurs politiques qui, au contraire des juges, ne sont ni impartiaux ni obligés d’écouter toutes les parties. En effet, ils peuvent choisir d’ignorer les « voix » des autres à l’assemblée, même si cela peut entraîner une désapprobation morale.

Démosthène pensait que c’était vrai des citoyens démocratiques en général et se plaignait de ce que l’un des principaux problèmes de la délibération politique était que les Athéniens « n’écoutent même pas les autres » à l’assemblée. Et John Stuart Mill reconnaissait de façon explicite dans ses discours parlementaires le fossé entre voix politique (le suffrage) et influence politique (la capacité à être entendu) de sorte que, dans sa défense du suffrage politique pour les classes ouvrières, il reconnaissait que cela ne les aiderait pas beaucoup d’avoir des avocats à l’assemblée si ces avocats étaient en petit nombre. Pour cette raison, il voyait la nécessité pour les classes ouvrières d’avoir, en plus du suffrage, une voix influente et en fait de beaucoup de voix, si possible pas trop éparpillées ou isolées.

La démocratie représentative est-elle en crise ?

H. L. : B. Manin, selon N. Urbinati, vous niez qu’il y ait une crise de la représentation. D’un autre côté, vous parlez des différentes crises de la représentation comme autant d’étapes dans la métamorphose de la représentation. Donc est-ce que l’actuelle « crise de la représentation » dont parlent les médias est juste une illusion de perspective ? Juste une nouvelle métamorphose ?

B. Manin : Pour que la notion de crise soit utile à l’analyse, il faut ne l’employer que sous certaines conditions. Il faut, en particulier, que des événements ou développements attestés paraissent pour quelque raison incompatibles avec les caractères constitutifs de l’objet considéré, menaçant potentiellement sa survie. Faute d`une telle exigence, les diagnostics de crise deviennent des lieux communs de faible valeur informative. Tout changement dans un domaine donné, et en particulier toute évolution encore peu étudiée et, du coup, mal comprise, donnent alors matière à une déclaration de crise. Deux facteurs nourrissent, en outre, la prolifération des diagnostics de crise : d’une part, la propension répandue à idéaliser le passé, et d’autre part, le fait que l’annonce d’une crise dans une activité quelconque est plus susceptible d’attirer l’attention des éditeurs et des lecteurs, même académiques, que l’analyse du cours de cette activité.

Les conditions requises pour justifier le diagnostic d’une crise du système représentatif ne me paraissent pas satisfaites. Ici, les deux indicateurs les plus sérieux d’une éventuelle crise sont d’une part la baisse du taux de participation électorale, et d’autre part le relatif discrédit affectant le personnel politique. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans une discussion technique de ces indicateurs. On peut noter, toutefois, que leur analyse fait toujours l’objet de discussions parmi les spécialistes. Et surtout, les raisons pour lesquelles les développements reflétés par ces indicateurs seraient incompatibles avec la constitution du gouvernement représentatif n’apparaissent pas clairement.

Dans son étude magistrale de l’ensemble des démocraties établies, Mark Franklin montre, par exemple, que la participation électorale a baissé depuis 1945 [3]Il souligne, cependant, que cette baisse est limitée et qu’on pourrait aussi bien se demander pourquoi la participation a aussi peu changé. Sa propre théorie s’efforce de répondre aux deux questions. Mais Franklin montre surtout que cette baisse ne constitue qu’une moyenne sur l’ensemble des élections tenues dans chacun des pays. Le phénomène central est que la participation fluctue en fonction du caractère particulier de chaque élection. Le nombre des votants augmente, parfois de façon massive, lorsque l’élection est perçue comme importante et très disputée. Les récentes élections françaises en offrent une illustration spectaculaire, mais le phénomène de la fluctuation se retrouve dans toutes les démocraties. On ne voit pas pourquoi le fait que les électeurs se mobilisent surtout lorsque l’enjeu d’une élection leur paraît important et que les résultats s’annoncent serrés serait incompatible avec le fonctionnement du système représentatif.

Plusieurs travaux montrent d’autre part que les citoyens déclarant leur faible confiance dans le personnel politique ne se retirent pas dans l’apathie politique et le désintérêt. Ils sont au contraire plus susceptibles que la moyenne de s’engager dans des formes de participation politique diverses, non électorales comme électorales [4].

La viabilité du système représentatif serait sans doute menacée si les citoyens cessaient systématiquement de lui porter intérêt et de prendre part aux différentes formes d’action politique qu’il leur offre. Tel ne semble pas être le cas. Le tableau qui se dessine est plutôt celui d’un changement dans le rythme et les modalités de l’engagement politique. Rien n’indique que le système soit incapable de s’adapter à de telles évolutions. Les institutions représentatives ont déjà fait la preuve de leur adaptabilité. Que les agencements établis au XVIIIe siècle aient survécu aux dislocations sociales engendrées par la révolution industrielle, servant même à pacifier le conflit de classe et à intégrer la classe ouvrière au système politique, en fournit l’illustration la plus impressionnante. Cette capacité d’adaptation n’est pas seulement un fait d’expérience, on peut en discerner les raisons. D’une part, comme nous le notions, le système est composite, formé de plusieurs éléments entre lesquels les relations ne sont pas rigoureusement fixées. Ainsi, le dispositif confère l’autorité de décider aux élus seuls. Mais il établit aussi la liberté de manifester opinions et revendications à tout moment. Le poids que les élus doivent donner à ces manifestations n’est pas rigidement déterminé. Cette marge d’indétermination rend les ajustements possibles. D’autre part, le système rend visibles les insatisfactions qu’il engendre lui-même. Il donne aussi des incitations à y remédier du fait de la compétition électorale.

Ainsi, la liberté d’information et d’expression des opinions fait que nous avons connaissance du discrédit relatif dont les hommes politiques sont l’objet. Ceux-ci en ont connaissance également. Et la perspective de voir surgir des compétiteurs qui ne soient pas victimes de ce discrédit pousse à chercher des antidotes. Le gouvernement représentatif comporte ainsi des mécanismes d’auto-régulation et même d’auto-transformation. Compte-tenu des capacités de transformation du gouvernement représentatif, nous devrions être assez exigeants sur les critères permettant de le déclarer en crise.

H. L. : Est-ce que des émeutes en banlieue ne représentent pas un critère suffisant d’une crise de la représentation ?

B. Manin : Les émeutes dans les banlieues sont évidemment la marque d’un échec. Mais pourquoi considérer cet échec comme le signe d’une crise de la représentation ? D’abord, ces émeutes sont propres à la France et n’affectent pas toutes les démocraties représentatives. En outre il faut distinguer un système de gouvernement des politiques particulières qu’il produit dans tel ou tel domaine. La France a certainement échoué, jusqu’ici, à intégrer les habitants de ses banlieues à l’ensemble de la vie sociale, économique et politique du pays. Il ne s’ensuit pas que le système français de gouvernement soit défectueux. La conclusion est plutôt que les politiques suivies dans ce domaine n’étaient pas les bonnes. Plus largement cependant, l’éruption de désordres publics n’est pas nécessairement le pire des maux. Tout dépend de la réponse qui leur est apportée, ainsi que de leur gravité. Dans certaines limites, des désordres peuvent aussi constituer une incitation pressante à résoudre des problèmes ou des injustices particulièrement récalcitrants. Machiavel arguait déjà que les dissensions entre la plèbe et le patriciat, et les troubles qui en avaient résulté, n’avaient pas causé la ruine de Rome, mais avaient plutôt contribué à la longévité et à l’équilibre de la République en contraignant les patriciens à soulager les griefs de la plèbe.

N. Urbinati : On peut parler d’un court-circuit du système. La distance entre le pays « légal » et le pays « réel » — le signe de ce que nous percevons comme un manque d’adhésion sympathique entre institutions représentatives et citoyens — peut être une manière pour le système d’opérer une sorte d’auto-ajustement, comme une sorte d’auto-médication. Selon Machiavel, les émeutes ou, de manière plus pertinente dans son cas, les soulèvements populaires, doivent être interprétés comme une impulsion ou un stimulus poussant à la revitalisation et au changement politique. Dans les démocraties représentatives mûres d’aujourd’hui, le manque d’imagination au regard des réformes à mettre en place pour traiter les problèmes urgents peut être délétère. Ce qui selon moi est un problème urgent, c’est la « démocratie du public », cette forme modernisée de populisme. B. Manin a raison d’un point de vue descriptif de diagnostiquer le passage de la démocratie de partis à la démocratie du public. Mais est-il possible d’être purement descriptif quand on diagnostique ce phénomène ? La démocratie du public n’est-elle pas plutôt une violation du gouvernement représentatif ? Selon moi cette nouvelle forme de césarisme ou de populisme est une violation de la démocratie représentative. Une identification non critique des masses à un leader élu grâce à une campagne qu’il a manipulée avec la complicité active du système médiatique est toujours une violation des principes de la démocratie représentative. L’avènement de la démocratie du public est davantage un problème selon moi que les émeutes. C’est un déni du caractère indirect de la politique démocratique et du pluralisme politique.

Une dérive populiste ?

H. L. : Bernard, en répondant à la question de Nadia, pouvez-vous au passage évoquer la figure de Ségolène Royal et de son supposé populisme (cf. sa référence aux jurys de citoyens et autres mesures “participatives”) ?

B. Manin : Une clarification, d’abord. Je ne défends pas l’idée que les partis politiques sont obsolètes, ni en voie de le devenir. Ma formulation originelle manquait peut-être de netteté. En tout cas, l’idée n’était pas celle-là. Elle était qu’au stade de la démocratie du public les allégeances et loyautés partisanes stables sont en déclin. Elles n’ont pas disparu, certes, mais elles subissent une érosion. Un nombre croissant d’électeurs ne votent plus pour les différents partis sur la base de fidélités stables, insensibles aux conjonctures, et enracinées dans des clivages prédéterminés de classe ou de religion. Ces électeurs moins fidèles votent d’ailleurs rarement pour le parti opposé, parfois pour un parti allié, et le plus souvent oscillent entre l’abstention et le vote. Ceci ne revient pas à dire que les partis perdent leur importance. Les partis sont encore essentiels dans deux domaines. D’abord, les votes au parlement sont toujours commandés par les clivages partisans. D’autre part les partis continuent de dominer l’arène électorale. Ils se sont adaptés, sans doute, à la personnalisation du choix électoral (un autre trait de la démocratie du public). Mais cette adaptation leur a permis de maintenir une place centrale. Ce sont eux qui financent, préparent et organisent les campagnes électorales.

Vous mentionniez Ségolène Royal. Elle illustre justement le rôle prééminent des partis dans la compétition électorale en même temps que leur adaptation à la personnalisation du pouvoir. Sa personnalité a figuré au premier plan de la campagne électorale. Mais elle ne s’est pas portée à la candidature parce qu’elle avait, indépendamment, accédé au rang de célébrité dans le spectacle, la culture ou le sport. Elle a été candidate parce qu’elle a été désignée par le parti socialiste à l’issue d’une procédure choisie par sa direction. Sans doute, n’était-elle pas un des principaux leaders du parti, mais toute sa carrière, depuis plus de vingt ans, s’est faite dans et par le parti. Il y a de fortes raisons de penser qu’en choisissant une femme, n’appartenant pas au cercle des dirigeants habituels, les socialistes ont fait un choix délibéré voulant manifester par là un renouvellement. Les partis politiques ne sont assurément pas sur la voie de la disparition. Dans toutes les démocraties, ils se sont adaptés à la fois à l’érosion des fidélités partisanes stables et à la personnalisation du pouvoir.

N. Urbinati : C’est un ajout et un changement importants que tu fais, Bernard. Parce que dans ton livre, tu présentais la démocratie de partis comme un moment possible et transitoire, une variété de la démocratie représentative à un moment historique donné, le moment des partis de masse. Tu présentais aussi la démocratie du public comme l’avenir du gouvernement représentatif. Tu as même écrit que, une fois « indépendants des inclinations partisanes individuelles », les citoyens seraient plus autonomes dans leur jugement, parce que, quelles que soient leurs opinions partisanes, ils « recevraient la même information sur un sujet donné que les autres citoyens ». Je ne suis pas du tout d’accord avec cette évaluation bénigne de la démocratie du public. Je pense que c’est une forme de populisme qui non seulement ne rend pas le jugement des citoyens plus indépendant mais rend le gouvernement moins ouvert à leur contrôle et leur participation. Je suis d’accord avec ton diagnostic d’une crise des allégeances partisanes idéologiques fortes. Mais c’est la distribution des lignes partisanes qui a changé, pas le caractère idéologique des alliances et de la politique. La « démocratie du public » ne marque pas la fin des partis mais leur transformation du rôle d’instruments publiques de participation à celui d’agents privés de direction et de formation de l’opinion. En Italie, le pays qui a fait du vidéo-populisme un défi puissant au système de partis traditionnel, Silvio Berlusconi a été capable de gagner une majorité stable uniquement à partir du moment où il a créé son propre parti, endossé une identité idéologique forte, et donné à ses électeurs la certitude qu’ils appartenaient à un parti, pas seulement à une publicité télévisée.

En surface, la « démocratie du public » paraît incarner un système de représentation fluide, ouvert, indéterminé, et géré par des candidats individuels plutôt qu’un parti homologué. Une analyse plus profonde révèle cependant que ce système n’est pas moins hiérarchique, rigide, et homologué que son ancêtre, avec la différence remarquable (et négative) que, à présent, l’agent unificateur est, directement, la personne du leader et, indirectement, le pouvoir sublimé des médias. J’aimerais insister une fois encore sur le fait que sans les partis je ne peux pas imaginer aucune forme de démocratie représentative. Comme je le disais, il s’agirait d’une forme de césarisme ou de populisme ; mais ne l’appelons pas démocratie représentative. Le cas de l’Italie est important à cet égard. Mussolini était une violation évidente de la démocratie représentative. Berlusconi en est une autre aujourd’hui.

B. Manin : Je suis entièrement d’accord avec Nadia pour affirmer qu’il y a une violation de la représentation lorsqu’un leader vise à incarner seul la communauté tout entière par delà ses clivages et ses divisions, plutôt qu’une vision particulière de la communauté et du bien commun. Le césarisme transgresse assurément une norme fondamentale du gouvernement représentatif, surtout si l’aspirant à la position transcendante réussit effectivement à disqualifier ses opposants potentiels et à leur interdire l’accès à la compétition. Mais ce n’est pas ce que nous observons dans les démocraties établies. La personnalisation des campagnes électorales ne signifie pas l’abolition des différences entre les options offertes. Chaque orientation proposée prend temporairement une figure personnalisée, chaque parti s’identifie à son chef du moment, mais le résultat est que plusieurs chefs s’affrontent, de fait, dans la compétition.

N. Urbinati : Un théoricien conservateur comme Guizot mérite d’être cité sur ce sujet. Selon lui, le gouvernement représentatif désigne une société dans laquelle les intérêts pluralistes de la société civile n’entrent pas directement dans la politique mais opèrent de façon médiée. L’Italie est un exemple éloquent de pays dans lequel cette médiation est de plus en plus mince et à l’occasion disparaît presque complètement. Le chef d’une corporation privée puissante (et complètement engagée dans le monde des médias) entre dans l’arène politique et fait tout par lui-même, directement. C’est une violation de la représentation. La représentation est un système caractérisé par le fait qu’il est indirect et médié. La démocratie du public, telle qu’elle est apparue en Italie, est un régime dans lequel un intérêt corporatif crée son propre parti, ses propres médias, afin de promouvoir ses intérêts propres. La violation du principe représentatif a lieu quand la société civile entre le politique directement, de façon non médiée. Le transfert direct du social (qu’il soit économique ou religieux ou culturel) au politique est une violation manifeste de la représentation.

La représentation des minorités

H. L. : Certaines personnes [5] ont proposé de nouvelles manières d’assurer une meilleure représentativité des assemblées démocratiques, par exemple par l’introduction d’échantillonnage aléatoire ou de tirages au sort. Que pensez-vous de ces propositions ?

N. Urbinati : Je suis sceptique et critique à l’égard de ces idées, et particulièrement à l’égard de l’idée des forums délibératifs composés de citoyens sélectionnés par échantillonnage aléatoire. Ces citoyens sont en fait sélectionnés comme membres d’une classe de personnes (caractérisées par leur âge, leurs revenus ou leur sexe) comme si les individus étaient le reflet de leur groupe d’appartenance. Je ne comprends pas le but de ces pratiques.

 

H. L. : Et si le but était simplement de corriger un déséquilibre objectif, comme la sous-représentation des femmes dans les assemblées démocratiques ? L’idée est qu’un échantillonnage aléatoire produirait des assemblées dont la composition serait plus proche de la composition réelle de la population que celle produite par les systèmes représentatifs existants.

N. Urbinati : En théorie, je suis contre les quotas, pour deux raisons. D’abord, parce que les quotas représentent une violation des principes de base de la citoyenneté démocratique (liberté égale) et deuxièmement parce qu’ils représentent des mesures exceptionnelles prises pour protéger une minorité (par exemple une minorité ethnique) du risque d’être absorbée par la majorité. Mais les femmes ne sont pas une minorité à protéger. Le manque de présence représentative des femmes n’est pas le fait d’une majorité forte qui doit être contrôlée mais celui d’une majorité qui est partiale et qui n’est pas inclusive de la majorité dans son ensemble. Bien que les quotas ne soient peut-être pas la meilleure solution, il peut parfois être nécessaire de transgresser les principes quand il s’agit de redresser une injustice flagrante (c’est ce qui s’est passé avec les politiques de discrimination positive). L’absence de femmes dans les listes de candidats et au Parlement est une forme d’injustice même si elle ne contredit aucun principe constitutionnel. Comme je l’ai dit auparavant, un élément essentiel de la représentation politique est la présence informelle et indirecte par l’intermédiaire des idées et de la voix. C’est à cette dimension que nous devons prêter attention lorsque nous affirmons que les femmes devraient être présentes dans les lieux où les programmes politiques sont faits. De plus, un Parlement qui est seulement un Parlement masculin est, vu de l’extérieur, si évidemment non-représentatif ! Imaginez un pays où le Parlement serait essentiellement composé de femmes. Ne pensez-vous pas que les citoyens (les citoyens hommes) questionneraient sa représentativité et l’accuseraient d’être biaisé en faveur des femmes ? Il est vrai que puisque ce sont les idées et non les personnes qui importent pour la représentation, les femmes peuvent bien être représentées par les hommes. Et il est possible qu’augmenter le nombre de femmes au Parlement ne changerait rien à la qualité de la politique. Mais est-ce que nous savons seulement de quoi aurait l’air la politique d’un Parlement composé pour moitié de femmes ? Il est difficile de généraliser sans l’appui de l’expérience.

En tous cas, bien que je puisse m’identifier aux idées des représentants masculins, je ne doute pas que les idées sont un cocktail que les hommes et les femmes concoctent à travers leur vie sociale quotidienne. Aussi, plutôt que des quotas, je pense qu’il serait plus approprié d’adopter une politique des 50%. Chaque liste de candidats devrait être composé d’une double liste, de façon à avoir le même nombre de candidats hommes et femmes. Cela donnerait une vraie liberté de choix et on n’aurait pas besoin d’imposer des quotas.

B. Manin : Je ne suis pas hostile à l’expérimentation institutionnelle. Et la flexibilité du gouvernement représentatif permet d’introduire des dispositifs complémentaires. Quant au déséquilibre dans la composition des assemblées représentatives, il est sans doute indésirable. Mais cela ne tient pas à ce que chacune des catégories composant la population ne pourrait être convenablement représentée que par ses membres. Ce serait là le principe de la représentation-miroir contre lequel le gouvernement représentatif s’est explicitement établi, aux Etats-Unis en particulier. Ce n’est pas à l’architecte institutionnel qu’il appartient de choisir par qui doivent être représentés les femmes ou les descendants des immigrés, c’est à eux-mêmes. Le défaut tient plutôt à ce qu’un écart important, stable et se maintenant sur la longue durée entre la composition de l’assemblée et la composition de la population est un indice que certaines catégories de la population sont très probablement victimes de handicaps résistants dans l’accès à la candidature. On ne voit pas ce qui pourrait expliquer une proportion constamment minuscule de femmes dans les assemblées, sinon les obstacles, matériels ou culturels, que rencontrent les femmes désirant se porter candidates. Il y a là, comme le dit justement Nadia, une violation de l’égalité politique fondamentale.

La solution ne consiste pas à établir des quotas permanents, mais d’abord à identifier les causes de ces handicaps résistants, ensuite à y apporter remède par des mesures sociales appropriées (rendant, par exemple, la carrière politique plus compatible avec la maternité). Enfin, si l’on trouve que ces handicaps tiennent à des causes culturelles et des préjugés, on peut avoir recours à des dispositions incitatives, voire contraignantes. Mais il est préférable que ces dispositions soient temporaires (jusqu’à la disparition des préjugés), car elles contreviennent tout de même à l’égale liberté de choisir ses représentants.

Un handicap structurel méritant une attention particulière concerne cependant, non pas des catégories socio-démographiques, mais ceux que l’on appelle « les challengers » dans une élection. Dans plusieurs démocraties, les élus sortants bénéficient d’avantages divers (de ressources, en particulier) lorsqu’ils se présentent à la réélection. Les avantages des sortants font évidemment les handicaps des challengers. Une telle configuration est doublement défectueuse. D’une part, elle contrevient, comme les handicaps précédents, au principe de l’égale liberté de choisir ses représentants. D’autre part, elle entrave le renouvellement du personnel politique, contribuant ainsi à nourrir l’image d’une classe politique fermée, se perpétuant au pouvoir contre vents et marées.

Traduit de l’anglais par Hélène Landemore en collaboration avec Bernard Manin.

1] Pour Schumpeter, la démocratie se définit comme un mode de désignation, par les élections, des gouvernants .

[2] B. Manin développe ce point plus longuement dans le post-scriptum » à la traduction allemande de son livre. Voir « Publikumsdemokratie revisited. Nachwort zur deutschen Ausgabe », Kritik der repräsentativen Demokratie, Matthes & Seitz, Berlin, 2007.

[3] Voir Mark N. Franklin, Voter Turnout and the Dynamics of Electoral Competition in Established Democracies since 1945, Cambridge University Press, 2004.

[4] Voir, entre autres, Pippa Norris, Democratic Phoenix : Reinventing Political Activism, Cambridge, Cambridge University Press, 2002

[5] Par exemple James Fishkin et ses « sondages délibératifs » (deliberative polling) qui consistent à former des mini-assemblées citoyennes ou forums délibératifs à partir de tirage au sort au sein de l’ensemble de la population. Ces mini-assemblées n’ont qu’un rôle consultatif dans le modèle de Fishkin mais on pourrait envisager de créer une assemblée générale à pouvoir décisionnel constituée sur le même principe. Pour une illustration des « deliberative polling », voir le site du « Center for Deliberative Democracy ». Voir aussi l’ouvrage de Bruce Ackerman et James Fishkin, Deliberation Day (2004), qui reprend en partie les propositions de Fishkin.

Voir aussi : Rubrique Débat, rubrique Science politique,

Salah Stétié : Une restitution de l’identité par la cruauté

 

Voix de la Méditerranée . En échos des rêveries, le poète libanais Salah Stétié explore à Lodève  le fracas créatif des batailles de la civilisation.

 

« Seule une quête, une conquête, donnera vie à ce qui n'a plus de vie ». Photo DR

« Seule une quête, une conquête, donnera vie à ce qui n'a plus de vie ». Photo DR

Salah Stétié figure comme un grand itinérant du songe et de l’action. A Lodève, on a pu goûter la substance étincelante de son œuvre poétique. Mais l’homme de culture, qui a mené une double carrière de diplomate et de poète, souhaitait intervenir sur un registre plus large pour aborder le vaste héritage que cette petite mer n’a cessé de léguer au monde. Une volonté exprimée et reçue par Maïthé Vallès-Bled, la directrice du festival.

Le propre des évidences est de se transformer en transparence. Ce que Stétié s’est efforcé de combattre à travers toute son œuvre.

A la tombée du jour, dans le Cloître de la cathédrale, le poète débute en posant quelques parcelles de réalité souvent dissimulé par l’actualité brûlante. « Platon, Aristote, Augustin Averroès, Maimonide se bouchent le nez et baissent les yeux, Moïse, Jésus, Mahomet, se détournent. Ont-ils définitivement retiré leurs anges ? » questionne l’ancien délégué du Liban auprès de l’UNESCO. S’interrogeant sur ce que constitue la Méditerranée, il évoque le concept de personne morale. A travers l’ensemble de l’histoire méditerranéenne, le monde d’aujourd’hui, se trouve en souffrance. L’épopée des trois grandes religions monothéistes, dont elle fut le berceau, et avec elles, toutes les bases philosophiques de la réflexion des hommes.

Les nouveaux monstres

Pourtant, sous la fragmentation de sa surface, la civilisation méditerranéenne n’a jamais cessé d’être animée par le même mouvement de violence. Pour Salah Stétié, le principal débat se situe du côté de l’imaginaire. Là où par de singuliers détours, on croise les monstres. Sphinx, Minotaure, Hydre, Méduses et autre Cyclope peuplent l’esprit des peuples.  Mais il s’est toujours trouvé des hommes pour s’en débarrasser. « Les Méditerranéens sont armés pour la confrontation. Parce qu’ils ont su jadis, décomposer les monstres, ils sauront ne pas se laisser atteindre par ceux qui, aujourd’hui, dominent monstrueusement notre civilisation ». Et l’orateur de décrire le nouveau monstre sous un autre jour. Celui des machines qui endommagent sérieusement ce qu’il y a d’humain dans l’homme. Comme hier, la mythologie de notre modernité fait peur. « Bientôt l’idole robot en arrivera à nous expatrier dans notre propre maison et à nous exiler de notre propre seuil. Bref tout ce qui nous fut Méditerranée va mourir. A cette lumière, on réalise combien l’univers mental de chacun, serait appauvri si venait à lui être retiré tout ce qu’il a su accueillir de ces rivages, dans les domaines de la création artistique, littéraire et spirituelle. A cet égard, il est frappant de constater comment les tenants du pouvoir négligent cette dimension d’accomplissement. Discret dédain de la politique lorsqu’elle croise les civilisations sur son chemin…

 

Dialectique de la cruauté

Empêcher un tel effacement, se révèlerait contraire aux cultures de la Méditerranée soutient pourtant Salah Stétié. Eclairant les arcanes de son espace à travers l’histoire, il rappelle comment Rome détruisit la Grèce, la Syrie et l’Egypte, comment fut brûlée la bibliothèque d’Alexandrie, comment mourut sous le coup, des rois très catholiques, la flamboyante Andalousie, comment l’espace de l’inquisition se dévora lui-même. Comment l’Algérie fut détruite une première et une deuxième fois, comment les Balkans, le Liban, la Palestine, la Bosnie… Et pause ce qu’il nomme, la dialectique de la cruauté comme fil conducteur de l’histoire méditerranéenne. « On voit à travers tant de destructions, comment la faiblesse peut devenir une autre forme de la force. Comme le christianisme démantela la Rome et ses aigles de bronze. Comment un petit Corse deviendra Napoléon, non sans avoir trouvé le temps dans la plus vaste et la plus sanglante des confusions historiques de laisser un code et des lois pour les hommes. »

Réconcilier les contraires

Cette violence, qui déferle sur nous comme des vagues, mérite d’être évaluée, souligne Stétié, citant le génie de Picasso qui fait éclater le grand miroir des apparences. « Ce qu’il veut n’est rien d’autre que la fin de l’homme dans la fin sinistre et joyeuse du monde. De l’apparente destruction naîtra pour Picasso une affirmation majorée, une restitution de l’identité. Seule une quête, une conquête, donnera vie à ce qui n’a plus de vie. Il en est ainsi d’Orphée réfléchissant à la porte des enfers, de Camus pour qui la vie humaine commence de l’autre côté du désespoir. Les plus noires des tragédies vécues en Méditerranée sont des tragédies de l’identité. En réconciliant les contraires, Antigone en est un des symboles fondamentauxElle incarne l’accomplissement suprême de l’imaginaire et du mystère méditerranéen. » A en croire le poète libanais, cette violence si singulière constitue un socle. Lieu d’élaboration de toute culture, ou chaque religion, va puiser pour explorer le réel

Serait-ce, comme nous l’enseignent les rivages de cette petite mer bleue, à l’envers des choses que se trouvent leurs réalités ?

Jean-Marie DINH

 

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