Précarité à Radio France : à partir de combien de CDD le système va-t-il exploser ?

 Radio France, mars 2015. Photo : Christophe Ena AP/SIPA
De plus en plus de collaborateurs précaires, des contrats de plus en plus courts… La récente crise à Radio France a remis en lumière le dossier de la précarité. Un mode de gestion qui pèse lourd dans les comptes de la Maison Ronde.

Une cacophonie inquiétante sourd du siège de Radio France, imposant navire d’aluminium, fiché en bord de Seine, à Paris. La Maison ronde tangue sous les remous, la menace d’un plan de départs volontaires et la révélation d’un déficit inédit : plus de 21 millions d’euros prévus en 2015. Du 19 mars au 16 avril, la plus longue grève de son histoire a ravivé le débat sur la précarité — que la ministre de la Culture et de la Communication Fleur Pellerin souhaite voir diminuer. L’inflation du nombre de contrats à durée déterminée (CDD) commence à peser dans les budgets, puisque bon nombre de collaborateurs obtiennent réparation et de lourdes indemnités aux prud’hommes – 100 000 euros récemment, pour les 258 CDD signés par un technicien de France Bleu Sud Lorraine.

L’intermittence : une vieille histoire

Le bilan social de Radio France rendu public, en comité d’entreprise les 2 et 3 juin derniers, dénombre 15 890 signatures de CDD pour l’année 2014, contre 14 334 contrats paraphés en 2013. Soit plus de 1500 CDD supplémentaires en un an ! La direction des ressources humaines de Radio France confirme ces chiffres mais préfère mettre en avant le nombre de collaborateurs employés sous ce statut : 438 personnes en 2014, contre 425 en 2013. Un décompte qui traduit pourtant une évidence : les contrats sont de plus en plus courts ; un même collaborateur enchaînant plusieurs CDD à l’année… En outre, la Maison de la Radio est réputée signer des « CDDU » (contrats à durée déterminée d’usage) également appelés « contrats de grilles », dévolus aux producteurs, animateurs ou chroniqueurs (Pascale Clark, Mathieu Vidard ou Alain Finkielkraut, etc.). Ceux-là sont rémunérés au cachet.

Ce recours aux bras intérimaires n’est pas une nouveauté. Ex-ingénieur du son, Jacques Ricau fut permanent syndical CFDT à Radio France, pendant plus de vingt ans. Selon lui, les premiers cachetiers sont apparus à la fin des années 1960 : « Roland Dhordain, directeur de France Inter (de 1967 à 1971, ndlr) a généralisé leur emploi, car il trouvait que les personnels de l’ancienne ORTF étaient trop syndiqués ! Il s’est donc constitué ses troupes d’animateurs et de réalisateurs. La pratique s’est étendue à France Culture et à France Musique. » Elle est désormais la même dans toutes les stations.

En soi, cette rémunération n’a rien d’illégal, mais ce mode de fonctionnement maintient les personnels sous un statut précaire d’intermittents du spectacle, très avantageux pour l’entreprise (qui cesse de les payer entre deux saisons), beaucoup moins pour le salarié. « Les retraites des personnels rétribués au cachet continuent d’être très inférieures à celles des titulaires en CDI ; et leur couverture sociale, qui leur coûte plus cher, les prend moins bien en charge », note Jacques Ricau.

A la tête des ressources humaines de Radio France depuis 2010, Christian Mettot (qui fut également directeur délégué au dialogue social de 2006 à 2010), considère l’intermittence comme une donnée inhérente et essentielle au bon fonctionnement des antennes publiques : « Quand un programme ne fonctionne pas, il faut que le directeur de la chaîne puisse renouveler son contenu éditorial. Donc mettre fin à des contrats passés de gré à gré, valables pour une grille définie. « CDIser » des intervenants dont la mission est d’exercer leur talent au micro est impossible. » Mais les maintenir de longues années dans la précarité ne devrait-il pas l’être tout autant ?

Les dérives d’un système : opacité et pression

Source de fantasmes et de préjugés, le statut des producteurs animateurs recouvre des réalités contrastées. Un jeune réalisateur de documentaires, qui jouit d’une dizaine d’années d’ancienneté à Radio France, préfère témoigner sous couvert d’anonymat : « J’ai assumé cette précarité, tant que le dialogue prévalait. Aujourd’hui, à France Musique et à France Culture, nous avons perdu toute possibilité d’échange, face à des directions qui considèrent les employés comme des pions interchangeables ! » Ce professionnel pointe l’opacité et le manque de considération. Soumis aux contrats de grille, les producteurs d’émissions redoutent ces mois de mai et juin, où ils apprennent brutalement qu’ils ne sont pas reconduits.

Mais la condition du cachetier suppose aussi des charges de travail fluctuantes. Un producteur peut ainsi effectuer des reportages pendant dix mois, coordonner l’année suivante une émission, puis devenir animateur remplaçant sur une tranche matinale : rien ne garantit que son cachet sera réévalué en conséquence. Le jeune producteur anonyme souligne : « Il n’y a aucune revalorisation, aucune grille de salaires, aucun barème. Tout se négocie en face-à-face avec la direction. Il y a un vrai problème de transparence ! »

Actuel directeur de la rédaction des Inrockuptibles, Frédéric Bonnaud a fait ses gammes de chroniqueur radio à France Culture, avant de rejoindre France Inter, puis le Mouv’, en 2010, où il présentait Plan B pour Bonnaud, jusqu’en 2013. Pour sa part, il n’a pas gardé un si mauvais souvenir de sa vie de cachetier : « Quand on est producteur animateur de sa propre émission, on est très correctement payé, par rapport à un chroniqueur ou à un collaborateur spécialisé. Je me souviens que pour Charivari, ça devait être de l’ordre de 300 € par émission, donc par jour ! Et pour La Bande à Bonnaud, c’était même un peu plus… Moi-même, quand j’ai été viré d’Inter, je n’ai pas hésité à aller aux prud’hommes. Ils ont d’ailleurs dû m’indemniser grassement vu mes années d’ancienneté. Déjà à l’époque, de grosses sommes étaient provisionnées, ce qui prouve que personne n’est dupe : avec de tels contrats, les contentieux sont inévitables ! »

Tous les personnels sont concernés

Le recours à la justice pour régler des litiges liés à l’abus de contrats précaires s’est accentué chez tous les personnels. Examinée au conseil des prud’hommes de Paris, en mai dernier, la situation d’une documentariste de France Culture, qui avait cumulé 114 CDD en dix ans, pourrait faire jurisprudence. Les conseillers ont en effet requalifié la kyrielle d’engagements courts en CDI, obligeant Radio France à titulariser la salariée précaire à un poste identique, à lui verser des indemnités compensatoires, et à lui restituer les cotisations retraite et les primes d’ancienneté qu’elle aurait dû percevoir sur dix années de CDI.

Interrogé sur le devenir de cette productrice, Christian Mettot assure que la direction est en pourparlers avec elle, afin de lui proposer un poste. S’il reconnaît des défaillances ponctuelles dans la reconduction de certains contrats d’intermittents, le directeur du personnel relève toutefois que « les cas de requalification automatique en CDI par les tribunaux » restent limités. Selon lui, « une forme de judiciarisation de l’ensemble de la société » explique les nombreuses procédures auxquelles l’entreprise fait face.

Plus récemment encore, courant juin, un opérateur du son, technicien de France Bleu Sud Lorraine, qui avait travaillé dix-sept ans dans 19 des 44 stations locales de Radio France, a gagné au conseil des prud’hommes de Nancy : congédié brutalement après 258 CDD, il a été indemnisé à hauteur de 100 000 €. Ces victoires marquantes reflètent une part du mal qui ronge la maison : à tous les niveaux, des conflits larvés sont susceptibles d’éclater. Et de finir aux prud’hommes, où l’aventure se clôt, neuf fois sur dix, en faveur de l’employé. Si les cas les plus médiatiques ont défrayé la chronique – Didier Porte et Stéphane Guillon, licenciés d’Inter, en 2010, ont respectivement obtenu 250 000 et 235 000 € de dommages et intérêts –, nombre de dossiers ont été tranchés avec moins d’écho.

Un coût exorbitant

Les sommes provisionnées par Radio France pour parer aux décisions prud’homales s’envolent depuis peu. Le rapport de la Cour des comptes d’avril dernier révèle qu’en 2013, l’entreprise a provisionné pas moins de 6,5 millions d’euros pour ces seuls procès. Plus généralement, les « provisions pour risques » (indemnités transactionnelles, frais de justice, etc.) sont passés de 6 millions d’euros en 2004 à 23 millions en 2011 ! Très réticent à infirmer ou confirmer ces montants, Christian Mettot reconnaît toutefois : « Nous avons eu, ces derniers temps, quelques litiges collectifs, qui se chiffrent très vite. Mais concernant les dissensions d’ordre individuel, je n’ai pas le sentiment qu’il y ait eu de réelle augmentation. Par ailleurs, une provision ne signifie pas une condamnation. La difficulté vient du fait que les démêlés judiciaires peuvent durer trois, quatre ou cinq ans, et que les provisions pour ces risques éventuels figurent longtemps dans les comptes. »

L’ancien permanent syndical Jacques Ricau est catégorique : « En 2011, Radio France déboursait autour de trois millions d’euros pour les indemnités prud’homales, et aujourd’hui, c’est presque dix millions par an ! ». Il estime à 15 ou 20 % des effectifs la proportion de salariés précaires dans la maison : « Les montants de provisions liées aux conflits prud’homaux sont en nette augmentation, car il y a plein de procès en cours, et avec l’encombrement des juridictions, tout cela prend du temps. Un collectif de neuf réalisateurs de Radio France est ainsi en procès depuis huit ans : pour ce seul dossier, l’entreprise a dû provisionner 4 millions de plus ! ».

Vers des situations ubuesques

Parmi les personnels récemment titularisés, après une litanie de CDD, des milliers d’heures de programmations nocturnes, et une demi-victoire judiciaire : Serge Le Vaillant, 57 ans. Evincé d’Inter en 2013, l’animateur de Sous les étoiles exactement est à ce jour officiellement toujours employé par Radio France, comme en ont décidé les prud’hommes de Paris, il y deux ans. Sans poste ni salaire, puisque son employeur refuse de le réembaucher, le journaliste narre son épopée : « Je ne suis plus licencié : il y a eu requalification de mes CDD – 23 contrats en 29 ans – en CDI et les prud’hommes ont ordonné la poursuite du contrat de travail ! Mais Radio France a fait appel, et à partir de là, on entre dans l’imbroglio des lois : on joue sur les termes, sur les dates… Soumis à une clause d’exclusivité, je ne peux donc plus travailler, ni m’inscrire au chômage ! »

Défenseur de Serge Le Vaillant, Sylvain Roumier blâme l’inconséquence de l’organisme public : « Saisis en procédure d’urgence, avant la fin du dernier contrat, les prud’hommes ont ordonné la poursuite de la collaboration. Cette décision est exécutoire de plein droit, elle doit s’appliquer, même s’il y a appel ! Or, Radio France ne lui verse aucun salaire, ne lui fournit pas de travail et s’en remet au jugement en appel, en 2016 : c’est un non-respect grave d’une décision de justice ! ».

De sa chaude voix grave, qui apaisait naguère les noctambules, Serge Le Vaillant explique : « Quand on m’a annoncé que je ne serai plus sur la grille de rentrée, je me suis dit OK, je ne suis pas propriétaire de mon émission. On est locataire de l’antenne, on le sait. Mais personne ne m’a remplacé : il s’agissait donc d’économiser sur les émissions de nuit – de 1h00 à 5h00, France Inter programme des rediffusions, ndlr. Or, les dirigeants de Radio France préfèrent perdre beaucoup d’argent, plutôt que de me réintégrer ! Il suffirait qu’ils m’envoient une lettre recommandée, qu’ils m’affectent à un poste, et tout est fini. Eux, au contraire, veulent faire durer… En attendant, les indemnités, les retards de paiement, les salaires s’accumulent ! Ces gens-là s’amusent avec l’argent public ! ».

La précarité comme outil de gestion

Pour Me Sylvain Roumier, qui fustige cette « dérive », une culture commune à Radio France et France Télévisions est en train de s’ébaucher. « La précarité est devenue un outil de gestion. L’abus de CDD est néfaste sur tous les plans. Financièrement parlant, les dépenses liées à la requalification judiciaire des contrats sont lourdes pour la société, qui ne change pas de méthode pour autant. Des ruptures classiques de CDI lui coûteraient beaucoup moins cher que cet usage de CDD frauduleux, in fine requalifiés en licenciement abusif ».

Limogé en 2014 par France Culture, Alain Veinstein, qui faisait de la conversation radiophonique une merveille de dispute érudite et d’intimité poétique, ne s’est pas défendu aux prud’hommes, mais il analyse avec sévérité les nouvelles méthodes de la station publique, lui qui y est entré sur concours, en 1975 : « Aujourd’hui, on veut des gens souples, dociles, paniqués à l’idée de perdre leur boulot. Tout le monde travaille dans la terreur. Je serais curieux de savoir combien de producteurs sont actuellement traités pour dépression ! »

Ancienne directrice de la station, Laure Adler, qui fut elle-même critiquée pour son intransigeance lors de son passage à la tête de la station, affirme que « le pouvoir de vie ou de mort des patrons des chaînes » devient insensé, si aucun effort n’est fait pour trouver « un accompagnement ou une solution de reclassement ». Tout aussi désabusé, Serge Le Vaillant pronostique, un poil caustique : « A terme, peut-être que l’on n’emploiera plus que des animateurs dépourvus d’autonomie, qui se contenteront d’adopter des concepts inventés par des cabinets conseils, payés très cher… » La fin de la précarité comme mode de gestion des personnels est-elle vraiment à ce prix ?

Hélène Rochette

Source Télérama 16/07/2015.

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