Comment l’Islande traque ses « néo-vikings » de la finance, responsables de la crise

1730495_5_4acc_facade-de-la-banque-centrale-islandaise-en_92c47f07c7b4148495116fe82a1cd9daAvant la crise économique, Olafur Hauksson était commissaire de police à Akranes, petit port de 6 500 habitants planté au bout d’une péninsule glacée, à une cinquantaine de kilomètres de Reykjavik. Les plus grosses enquêtes de sa carrière concernaient quelques meurtres et viols commis dans la région. Le reste du temps, sorti de son commissariat, il aimait profiter de sa famille et pêcher la truite argentée dans les rivières islandaises.

Aujourd’hui, la taille de ses prises a changé. Depuis janvier 2009, il cherche et traduit en justice ceux qui ont joué un rôle dans l’effondrement économique du pays, en 2008. Un poste-clé dans ce pays de 320 000 habitants, soit moins que la population de deux arrondissements parisiens.

« QUE DIEU VIENNE EN AIDE À L’ISLANDE… »

Jusqu’à l’été 2008, les économistes ne tarissaient pourtant pas d’éloges sur le « miracle » islandais. Lancée à grande vitesse dans une libéralisation débridée, « l’Islande devrait être un modèle pour le monde entier », affirmait ainsi en 2007 le théoricien de l’économie de l’offre, Arthur Laffer, célèbre pour la courbe qui porte son nom. Privatisation de son secteur financier, fusion des banques d’investissement et des banques commerciales, dérégulation du marché du travail : la société islandaise devient rapidement un paradis pour les investisseurs. Dopés aux crédits bon marché, les Islandais sont alors considérés comme le peuple « le plus heureux du monde », selon le classement du World Database of Happiness.

Mais à la fin de l’été 2008, la bulle islandaise explose, conséquence de la crise des subprimes américaine. Deux semaines après la chute vertigineuse de Lehman Brothers, les trois principales banques du pays, dont la valeur représente 923 % du PIB, s’effondrent. La petite île isolée au milieu de l’Atlantique Nord est balayée par la crise, la couronne islandaise coule sans qu’aucune intervention ne puisse infléchir son cours. Le 6 octobre 2008, en direct à la télévision nationale, le premier ministre de l’époque achève son discours en demandant à Dieu de « sauver l’Islande ».

« RÉVOLUTION DES CASSEROLES »

Depuis cette date fatidique, l’Islande a connu des jours troubles. En 2009, les Islandais, pourtant peu habitués aux démonstrations sociales, crient leur colère contre les politiciens et ces « néo-vikings » de la finance qui les ont trompés. La « révolution des casseroles » conduit à la démission du Parlement et du gouvernement conservateur. Parmi les revendications de ce mouvement, figure le jugement de ceux qui ont tiré profit de la situation économique et qui ont poussé l’Islande dans l’abîme économique.

Les élections législatives anticipées portent la gauche au pouvoir. La nouvelle première ministre, Johanna Sigurdardottir, veut nommer rapidement un procureur spécial pour enquêter sur les causes de la crise. Mais les candidatures ne se bousculent pas pour occuper le poste.

CONFLITS D’INTÉRÊTS

Dans cette société si restreinte, le petit cercle de professionnels qui auraient pu prétendre à la fonction étaient eux-mêmes trop impliqués dans le système pour le juger. Le fils de l’ancien ministre de la justice en personne était par exemple le directeur général de Kaupthing, l’une des trois banques au cœur de la tourmente.

Olafur Hauksson, isolé dans son petit commissariat de province, avait le mérite de n’avoir aucune relation avec cette élite accusée d’avoir précipité l’île vers la faillite. Malgré son inexpérience complète en matière de justice économique, il sera le seul à se proposer pour le poste. Une candidature pas tout à fait spontanée : le pêcheur de truites du dimanche a cédé à l’aimable insistance de son gouvernement. A tel point qu’à sa nomination, les conspirationnistes les plus acharnés ont même accusé les autorités islandaises d’avoir choisi un procureur inexpérimenté pour faire échouer les enquêtes.

UNE CENTAINE D’ENQUÊTEURS

Plus de trois ans après sa nomination, Olafur Hauksson reconnait lui-même « ne commencer que depuis peu à se sentir bien dans sa fonction ». D’abord à la tête d’une équipe de cinq personnes, il dirige aujourd’hui plus de cent collaborateurs. « Un dispositif exceptionnel, surtout dans une période de restrictions budgétaires », souligne le procureur. Pour l’épauler dans cette mission, le procureur spécial a également reçu l’aide d’experts internationaux, parmi lesquels la Française Eva Joly.

Leur tâche est double : « D’un côté, il s’agit d’enquêter sur toutes les suspicions de fraudes et délits commis avant 2009, de l’autre, nous engageons nous-mêmes des poursuites en justice contre les présumés coupables. » Une méthode « complètement nouvelle », qui permet aux enquêteurs de « suivre les dossiers », et à la justice, de « connaître les affaires sur le bout des doigts ». Une condition indispensable « pour pouvoir rivaliser avec des avocats de la défense très préparés ».

« PLEINE COOPÉRATION INTERNATIONALE »

Pour faciliter la mission du procureur, le gouvernement a procédé à des modifications législatives sur le secret bancaire. « Aujourd’hui, nous avons accès à toutes les informations, sans aucune objection possible« , affirme Olafur Hauksson. Soupçons de fraudes bancaires, délits d’initiés, escroqueries, usurpations d’identité professionnelle, détournements de fonds, les enquêtes menées sont variées et les trois – bientôt quatre – salles d’interrogatoire ne désemplissent pas. Le procureur affirme travailler aujourd’hui sur « une centaine de dossiers prioritaires ».

La plupart des personnes visées sont d’anciens responsables du secteur financier, membres des conseils d’administration des banques avant la crise. Des Islandais qui ont souvent choisi depuis de s’exiler dans des pays étrangers – au Luxembourg notamment – pour poursuivre leur carrière. Un éparpillement qui complique d’autant la tâche de l’équipe du procureur Hauksson. Mais celle-ci multiplie les perquisitions et ne s’empêche pas de poursuivre les enquêtes dans les filiales étrangères des banques islandaises, y compris auprès de ressortissants étrangers. « Nous avons une pleine coopération internationale », souligne Olafur Hauksson.

PREMIÈRES CONDAMNATIONS

A ce jour, quelques condamnations ont déjà été prononcées. Deux anciens dirigeants de la banque Byr, premiers à avoir été jugés, purgent une peine de quatre ans et demi de prison. L’ancien directeur de cabinet du ministre des finances au moment de la crise, Baldur Gudlaugsson, a été condamné pour délit d’initiés à deux ans de prison ferme. Plus récemment, c’est Sigurdur Einarsson, ancien président de la banque Kaupthing, qui a été condamné à rembourser à la banque 500 millions de couronnes islandaises – 3,2 millions d’euros – et a vu tous ses avoirs gelés.

D’autres attendent encore de passer devant la justice. Jon Thorsteinn Oddleifsson, l’ancien trésorier de la banque Landsbanki, devrait bientôt connaître son sort, tout comme Làrus Welding, l’ancien directeur général de la banque Glitnir.

 LE CAS GEIR HAARDE

En septembre 2011, l’Islande s’est passionnée pour le procès de son ancien premier ministre Geir Haarde, accusé de « grande négligence » dans la gestion de la crise financière et de « violation des lois sur la responsabilité ministérielle ». Les avocats de l’ex-chef du gouvernement ont plaidé l’impossibilité de le tenir pour responsable d’éventuelles fautes commises par d’autres, notamment l’ancien ministre du commerce de l’époque.

Une stratégie payante, puisque Geir Haarde n’a été reconnu coupable que d’un seul des quatre chefs d’accusation : ne pas avoir convoqué de réunion ministérielle le moment venu pour discuter de la situation. Le procureur avait pourtant requis la peine maximale de deux années de prison contre l’ancien chef du gouvernement, qui a ainsi échappé à toute sanction.

« Le cas de Geir Haarde a montré toutes les limites d’un tel dispositif judiciaire », analyse la politologue Rosa Erlingsdottir, professeure à l’université de Reykjavik. « Peut-on juger les décisions d’un homme politique en exercice et lui demander de rendre des comptes ? C’était toute la question contenue dans ce procès, et la réponse apportée par la justice a déçu beaucoup d’Islandais. »

« IMPATIENCE CHRONIQUE »

Le travail d’Olafur Hauksson suscite en effet de vives critiques dans la population. « Le temps judiciaire reste relativement long pour le public », reconnait le procureur. Cette « impatience chronique » qu’évoque la politologue Rosa Erlingsdottir est une pression supplémentaire pour le bureau du procureur spécial. « On sait que les regards sont fixés sur nous, qu’on ne doit pas faillir », souligne Olafur Hauksson, mais « accélérer les choses conduirait immanquablement à faire des erreurs et dans le contexte actuel, avec tant de défiance envers les institutions de la part des Islandais, nous devons plus que jamais être irréprochables. »

Mais difficile d’être « irréprochable » dans une société où les pratiques douteuses ont longtemps été la règle. En mai, deux membres de l’équipe du procureur ont ainsi vendu des informations pour 30 millions de couronnes islandaises (191 000 euros) à un mystérieux destinataire. Ces deux anciens policiers enquêtaient sur le dossier Sjovar/Milestone, une compagnie d’assurance dans laquelle la Banque centrale islandaise avait investi avant de céder de nouveau ses parts pour une somme moindre. Accusés d’avoir violé la confidentialité de leur fonction, les deux hommes ont été suspendus et mis à la retraite d’office. Olafur Hauksson a affirmé dans la presse islandaise « prendre l’affaire très au sérieux » et redoute une « détérioration de la crédibilité de son équipe ».

BOUCS ÉMISSAIRES

D’autres voix s’élèvent pour critiquer le fait que l’équipe du procureur « s’acharne sur des boucs émissaires tout en laissant courir les vrais responsables », note Thoroddur Bjarnason, professeur en sociologie à l’université de Reykjavik. Le cas de David Oddson est le plus emblématique.

Premier ministre conservateur de 1991 à 2004, puis directeur de la Banque centrale islandaise de 2005 à 2009, il a été l’un des principaux acteurs de la transformation économique de l’île, avec son groupe de réflexion néolibérale, « La Locomotive ». A la tête du pays, il fut à l’origine de toute une série de privatisations du secteur économique. En 2002, c’est même lui qui avait dissous l’Institut économique national d’Islande, autorité de régulation réputée pour son indépendance, pour ne plus se fier qu’aux départements d’analyse et de recherche des banques elles-mêmes.

Aujourd’hui pourtant, aucune charge n’a été retenue contre lui, et David Odsson est même devenu le rédacteur en chef du principal quotidien de Reykjavik, Morgunbladid. « Un peu comme si on avait nommé Richard Nixon à la tête du Washington Post pendant le Watergate », souligne le Monde diplomatique.

La « purge » du système financier islandais, comme aime à le dire Olafur Hauksson, ne sera pas immédiate. S’il table sur une fin de mission à l’horizon 2015, le procureur espère surtout que l’Islande, dont l’économie a progressivement repris, pourra un jour « regarder derrière elle, et être fière d’avoir su tirer les leçons du passé ».

Pour l’ancien commissaire, la mission est déjà « un succès ». « Je ne connais pas d’exemple de procédure similaire conduite dans le monde, et notre travail a permis de montrer à quel point le système bancaire qui avait été mis en place était à mille lieux de ce qu’on imaginait de lui. » Un constat qui vaut aussi pour l’ancien commissaire du petit port de pêche d’Akranes.

Source : Le Monde.fr | 11.07.2012

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