Les images de l’image

671018-medic-carries-the-body-of-a-boy-following-his-death-at-a-hospital-in-gaza-city

Tribune

Alors que les photographies très violentes de Gaza ont surgi en abondance sur les réseaux, et que la presse écrite ou digitale publie majoritairement des vues de survivants et de ruines, Jean-Luc Nancy revient sur le nouveau rôle des images.

A propos de l’expansion prodigieuse des images à travers ce qu’on appelle les «réseaux sociaux», des effets de cette prolifération, surtout lorsqu’elle est liée à ce qu’on appelle encore les «guerres» qui ravagent notre monde et qu’elle induit des bouleversements dans ce qu’on appelle encore «la presse». Je souligne trois singularités de langage car elles témoignent d’un décalage remarquable (dont il y aurait bien d’autres exemples) entre le lexique disponible et les réalités à nommer. Ce décalage n’est pas étranger au sujet à traiter.

– «Réseaux sociaux» suppose que «social» n’a aucun autre sens déterminé que celui de «groupe de communication». Car si on le voulait distinct de «politique», «religieux» ou «communautaire», on serait bien sûr très loin du compte : toutes ces catégories, avec d’autres, sont à l’œuvre dans l’activité de ces réseaux.

– La «guerre», pour sa part, est un terme dont l’acception classique, liée aux Etats souverains et au droit public, n’est pas recevable pour les opérations de polices ou de milices (différence souvent confuse, comme celle entre civils et militaires) dont il s’agit aujourd’hui.

– La «presse», enfin, non seulement n’est plus exclusivement imprimée comme le voudrait son nom, mais est débordée par des flux d’information et de réflexion qui coulent de toutes parts, plus pressés qu’elle et plus qu’elle indéfiniment multipliés, disséminés et diffractés.

Tendanciellement, ces trois registres ne sont que des modes, en incessante transformation, de la même masse malléable et ductile d’un multivers en re-décomposition constante. Inévitablement, chaque registre affecte ou infecte tous les autres. Chacun cherche confusément sa vérité dans l’autre, aucun ne subsiste sous une forme identifiable et fixée.

Ces flux de transmissions, distorsions, interférences, énonciations, dénonciations n’ont jamais manqué dans les sociétés, qui d’ailleurs ont toujours été réticulées d’une manière ou d’une autre. S’il y a une nouveauté, elle est plutôt, outre la vitesse de propagation, dans le fait que cette circulation se représente à elle-même : elle se commente, s’interroge, se reflète, se répète, se relance. Un réseau mentionne l’autre, qui en dénonce un troisième, un magazine les cite tous, des tribunes, opinions, interventions sont reprises, recyclées, répercutées indéfiniment.

Nous nous faisons un univers où il n’y a que des métalangages. Et de même, des images d’images.

Nul doute que les millions d’images que des millions d’appareils enregistrent avec ardeur ne troublent de leurs feux d’artifice la gestion de ce qui fut naguère l’illustration des nouvelles. Il ne s’agit plus d’illustrer ni de documenter. Il s’agit de montrer la chose même – avant tout la blessure, la faim, le crash, le virus, le malheur – et de faire sentir tout son poids d’intolérable et de honte.

Ces images sont souvent terribles, souvent aussi sollicitées, orientées par leur légende, voire plus ou moins trafiquées selon les desseins de celui qui la balance, la propage, l’allume comme une petite grenade aux couleurs sales. Elles sont des abrégés de discours, des slogans visuels, elles peuvent aussi afficher l’exploit ou la voltige, le beau hasard ou le savant calcul qui les a produites.

Elles circulent, elles font choc, elles font foi – choc et foi ensemble pétris. Elles courent de-ci de-là, elles crépitent, elles palpitent, elles grésillent, elles suintent ou crachent. Elles sont mailles de réseaux, aiguilles d’acier, pneus brûlés dans les yeux, teintes lacrymogènes, jets d’acide et secrets comploteurs. Quelle image avons-nous des images ? La plus archaïque et la plus naïve à la fois.

Archaïque car nous leur attribuons toujours les prestiges de l’icône, de la touche du sacré, et naïve car nous les croyons incommensurables aux mots, même quand il s’agit de signaux bavards.

L’image en vérité est une idée – puisque tel est le sens de ce vieux mot grec : la forme vraie que la vision banale laisse échapper. La forme de ce qui se retient au-delà de la présence immédiate et fugace. Ainsi les images des cultes, ainsi le dessin, la peinture, depuis Chauvet et les painted deserts.

Pas d’image sans son idée, tout comme il n’y a ni Giotto, ni Dong Qichang, ni Lisette Model sans une pensée. Sinon inutile de parler d’images : il y a bien d’autres mots disponibles, vignette, cliché, vue, photo, souvenir, témoignage, instantané, affiche.

L’image est à la ressemblance de son idée. Elle en est la semblance, le paraître.

Encore faut-il que quelque chose paraisse. Si ce qui paraît consiste avant tout à montrer les réseaux des guerres et les guerres des réseaux, avec tous leurs pantins, oublions les images. Que la presse parle, écrive, commente et réfléchisse. A quoi bon barbouiller d’anecdotes peinturlurées le papier ou l’écran des journaux ? Mais, d’autre part, à quoi bon s’inquiéter de la débauche visiolâtre ? L’image selon son concept – à la fois l’imago latine, les arts de l’image et l’imaginaire – est dans un rapport essentiel à l’absence. Elle montre ce qui ne se montre pas. Elle figure l’inapparent. Or les myriades d’images tourbillonnant de smartphones en tablettes et de clips en clichés ne se soucient que de présence : c’est immédiatement l’effectivité de la scène qui se propose. Le monde désigné par le mot médias est un monde de l’immédiat.

Aussi bien son axiome est-il celui que McLuhan formulait ainsi : «Le medium est le message.» S’il est bien vrai qu’aucun sens n’est dissociable de son expression, en revanche le message en tant que medium veut dire : plus de message, plus de sens mais un crépitement ininterrompu de représentations figées qui se trouvent aussi bien dans les mots que dans les supposées «images» – terroriste, kalachnikov, fumée, roquette, attentat, crash, pertes, déplorer, condamner, territoire, réfugiés, indignation, préoccupation, base, retrait, survol, approvisionnement, hôpital, humanitaire, peuple, nation, groupe, forces, négociation, enfant, victime, raid, désolation, ruine, catastrophe, rescapé, survivant…

Jean-Luc NANCY Philosophe

Tribune publiée dans Libération le 18/08/14